VI. Lacan (1901-1981) : La psychanalyse française (au goût du jour)

Après la Seconde Guerre mondiale, la psychanalyse s’est imposée assez vite dans les pays anglo-saxons, avec de multiples variantes, plus ou moins hétérodoxes. En France, il a fallu attendre les années post-68 où elle triomphe, y compris dans les milieux académiques, sous une forme particulière le lacanisme, qui rompt avec la composante rationaliste encore présente chez Freud. Dans les années 20, une première introduction de la psychanalyse s’était limitée à quelques milieux littéraires et salons mondains (surréalisme, André Breton, André Gide, Salvdor Dali).

Avec Lacan, surréalisme et psychanalyse se rencontrent. Lacan avait connu Bataille et Breton lors de réunions littéraires. Son premier écrit d’inspiration symboliste Hiatus irrationalis (1933) témoigne de son adhésion au surréalisme. Il publie ses premiers travaux théoriques dans Minotaure (revue surréaliste). A travers Bataille, Lacan découvre Nietzsche, un de ses maîtres à penser, il découvre aussi Sade, la relation entre érotisme, douleur et mort, et avec Breton, l’intérêt pour les assassins, l’acte gratuit, la folie. André Breton (1930) :

« L’acte surréaliste le plus simple consiste à descendre dans la rue, d’empoigner un revolver et de tirer tout ce que l’on peut en direction de la multitude. »

De Hegel qu’il cite, il retient l’interprétation heideggérienne de Kojève : le moi comme « lieu illusoire », le désir « comme lien de la vérité et de l’être ». Son admiration pour Nietzsche se mêle à son goût pour Heidegger : « seuls hommes de vérité qui nous restent ». Il traduit Heidegger (Logos 1953). Dans son introduction, il qualifie sa pensée de « réflexion la plus élevée du monde ». Des notions heideggériennes seront empruntées : « l’oubli de l’être », « le décentrement du sujet », « l’être pour la mort », « assomption par l’homme de son déchirement originel, par quoi l’on peut dire qu’à chaque instant il constitue son monde par son suicide ». Il doit beaucoup aussi à Lévi-Strauss : le concept de structure, la dissolution du sujet, l’importance des symboles par rapport aux actes humains, l’inconscient comme “lieu vide” et aligné sur le langage (impersonnel) :

« L’inconscient est structuré comme un langage », « nous sommes parlés ».

La langue de Lacan, le contexte de son succès

Le style de Lacan se moule sur celui de Heidegger jusqu’à la caricature, mélange de langage poétique, d’extase, de calembours, de mots valises, de raisonnement pseudo scientifique, d’antiphrases, de néologismes (parlêtre, père-version, lalangue, jalouissance, sinthomme, disque-our-courant, etc.). Le discours se présente comme un flux, expression immanente de l’inconscient, sans argumentation logique. Il utilise des tableaux, diagrammes, structures algébriques, formes inventées (mathèmes) qui scandalisent les scientifiques. Il se présentait lui-même comme le « Gongora de la psychanalyse ». Dans ses Ecrits (1966), il proclame : « je ne suis pas un poète mais un poème ». Il prétend qu’il doit être lu « comme une expérience mystique », estime aussi que ses vaticinations sont destinées à une élite d’initiés : « je ne parle pas pour les idiots ».

Dans le contexte des années 50 et surtout 60, période de désarroi historique et politique, de déconstitution des cadres de pensée classique, Lacan séduit aussi bien des intellectuels catholiques que des intellectuels du Parti Communiste. L’hermétisme de son langage, accessible aux seuls initiés, conforte aussi tous ceux qui se soucient d’appartenir à une élite intellectuelle. Dans les nouveautés apportées par Lacan à Freud (« Freud n’était pas lacanien » dit Lacan), il y a sa relecture à travers les surréalistes, Heidegger, Bataille, la linguistique et le courant structuraliste et post-structuraliste de “déconstruction. Ces relectures déconstructrices correspondent à l’air du temps (“l’erre du temps” dirait Lacan), : perte de perspectives et d’initiative populaire, désenchantement des catégories intellectuelles.

Les différents thèmes de ces mouvances sont repris.  La dissolution du sujet s’expose dans l’idée que le « sujet est décentré » (le centre ne serait que « l’illusoire moi »). Le moi, illusoire centre, est considéré comme « instance inauthentique », de caractère falsificateur, instance de la loi répressive, « lieu d’illusion et source d’erreur ». Seul « l’inconscient est libre », par conséquent, le moi (distinct du sujet) doit se dissoudre dans le ça. Lacan répudie aussi l’histoire. « chose que je déteste pour les meilleures raisons », et la philosophie humaniste basée sur le sujet et le cogito cartésien.

Enfin, il répudie aussi le réel et la possibilité d’en rendre compte, d’atteindre la vérité, ne serait-elle que relative : « le réel n’est pas de ce monde. Il n’y a aucun espoir « d’atteindre le réel au moyen de la représentation ». Le réel se présente pour Lacan comme « l’immonde », « l’impossible », « l’indicible ». La psychanalyse doit être la « science du réel comme impossible », « le sujet étant incapable d’atteindre l’objet de son désir ».

Avec Althusser, le lacanisme sera gauchisé  et plus ou moins “marxisé”. Dans la Nouvelle Critique revue officielle du PCF, paraît en 1965 « Freud et Lacan », les thèmes lacaniens, nihilistes et anti-humanistes, y sont parés de couleurs sociales et politiques de gauche : la dépendance du sujet aux structures est assimilée à la subordination des hommes dans le système capitaliste. Cette “adaptation” au marxisme va de pair avec l’anti-américanisme ambiant où se retrouvent la gauche française et une partie de la droite (Lacan dénonce en effet le psychologisme américain et la psychanalyse adaptative). Des intellectuels chrétiens déboussolés seront eux aussi séduits par Lacan, par l’intermédiaire de Jean Bauffret (heideggérien de la première heure). Lacan finira par tomber de son piédestal, sous le feu des critiques de ceux qui étaient ses compagnons de route sur la voie de la “déconstruction” (Deleuze, Lyotard, Roustang…).

 

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