d’après Juan José Sebreli, L’oubli de la Raison, Editions Delga, 2012 (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2006). Traduction française : Sébastien Camp.
Avec Foucault, on découvre un nouvel auteur caméléon, se positionnant sur la scène intellectuelle en fonction de la succession des rapports d’hégémonie. Foucault « porte un masque et en change tout le temps » (Dumézil). Lui-même le reconnaît : « Mon discours, loin de déterminer le lieu d’où il parle, esquive le sol où il pourrait prendre appui. ». En 1950 il est adhérent au Parti Communiste, il se pose par la suite comme « communiste nietzschéen ». Selon lui, la référence à Nietzsche et Bataille ne vaut pas pour éloignement ou reniement du marxisme et du communisme, mais comme « voie d’accès vers ce que nous attendions du communisme ».Son itinéraire intellectuel reflète le climat fluctuant d’une partie de la jeunesse universitaire parisienne, celle-ci se situant encore dans les années 50-70, sur le terrain de repères marxistes ou existentialistes, tout en étant pour une part acquise, souvent sans le savoir, au nietzschéisme et à l’heideggerianisme de gauche.
Foucault prône une nouvelle approche de l’histoire, une “méthode” archéologique, redevable de la généalogie du savoir de Nietzsche. Il substitue à l’écoulement temporel de l’histoire des séquences discontinues d’épistémè (structures mentalitaires). Cela permet de rejeter la rigueur méthodologique de « l’histoire des historiens », en même temps que la rigueur philosophie classique. Il affiche d’ailleurs un certain mépris pour la recherche d’objectivité.
Dans l’Archéologie du savoir (1969), Foucault pose que la connaissance n’a pas à être orientée vers la vérité, mais par un éternel scepticisme et d’interminables interprétations. Le thème d’un « savoir sans sujet », du sens comme effet de surface, produit d’un système anonyme est développé. La connaissance est conçue comme “invention”, produit des instincts et des désirs, des impulsions corporelles violentes et agressives, que réprime la culture, thème en résonance avec les thèmes heideggériens.
« Pour moi Heidegger a toujours été le philosophe essentiel […] Toute l’évolution de ma pensée a été déterminée par ma lecture d’Heidegger. » (1971).
Foucault n’use pas du mot structure, il préfère le terme de système (mot inclus dans le vocabulaire favori de l’extrême droite). Les thèmes du structuralisme sont cependant présents : critique de “l’épistémè” moderne (bourgeoise), du sujet et de l’individuation, critique de la conscience et de l’action intentionnelle. Le sujet se forme à partir d’un processus, issu d’un ordre plus originaire. Le sujet est soumis [sujétion] à une relation de pouvoir (bourgeois).
« La conscience comme base de la subjectivité est une prérogative de la bourgeoisie ; par conséquent la lutte des classes devrait recourir à la “désubjectivation” de la volonté de puissance » (1972)
Le rejet du sujet et de la conscience va de pair avec la thématique anti-humaniste, le concept d’homme est considéré comme une invention du monde bourgeois :
« L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine » (1966).
A l’instar de Spengler, l’histoire, est de la même manière rejetée en tant que processus continu et irréversible, le mythe (cf. Lévi-Strauss) lui est substitué. Une des cibles de Foucault est Sartre, plus spécialement, outre la responsabilité du sujet humain, sa conception de l’histoire comme « espèce de grande et vaste continuité où viennent s’enchevêtrer la liberté des individus et les déterminations économiques et sociales ».
« Quand on touche à quelques-uns de ces grands thèmes, continuité, exercice effectif de la liberté humaine, articulation de la liberté intellectuelle sur les déterminations sociales, quand on touche à l’un de ces trois mythes, aussitôt les braves gens se mettent à crier au vol et à l’assassinat de l’histoire. »
Il s’agit pour Foucault de penser l’histoire dans la discontinuité, la rupture, la coupure. Et surtout de poser l’irréductibilité des (différentes) histoires par rapport à un modèle général (évolutif), par rapport à « une conscience qui acquiert, progresse et se souvient ». Archéologie du savoir (1969).
Le cabinet du docteur Foucault
La “glamourisation” de la folie est un autre thème qui contribue à la célébrité de Foucault (en lien avec Roussel, Blanchot, Bataille, Klossowski, le surréalisme, Lacan…). La folie pour Foucault n’est pas une maladie, mais une invention, symétrique et dépendante de la construction du rationalisme. La déraison doit être réhabilitée, et au passage bien sûr aussi Sade.
« Après Sade la déraison appartient à tout ce qui est décisif, dans le monde moderne, dans toute œuvre : c’est-à-dire dans toute œuvre qui accepte le meurtrier et le coercitif »
Les grands fous sont érigés en prophètes, contre l’exécrable société rationaliste moderne. La répression qui s’exerce à leur égard est posée comme conséquence de la rationalité des Lumières. Foucault réinvente un paradis pré moderne imaginaire de traitement de la folie, et contribue dans cet objectif à la création de comités contre la répression psychiatrique. Pour lui, les institutions carcérales, les médecins et psychiatres sont les gardiens du pouvoir d’une société injuste et criminelle, qui prétend lutter contre « les instincts dionysiaques », et confiner la folie, qui pour elle constitue un péril : « péril souterrain de la déraison », « l’espace menaçant d’une liberté absolue ». (Selon Sebreli, dans sa lutte contre le “regard” et le jugement médical, il aurait été jusqu’à imaginer que le sida dont il était atteint était une invention de médecins homophobes).
Crime sans châtiment
La réhabilitation de la folie va de pair avec celle de la marginalité et du crime, en tant qu’ils sont de la même manière transgresseurs et formes de rébellion légitimes contre la « société disciplinaire ».
« L’existence du crime manifeste joyeusement quelque chose d’irrépressible de la nature humaine », pas une faiblesse une maladie, mais “une énergie qui se renforce”. » (Surveiller et punir – 1975)
Ce thème nietzschéen n’est pas original. La réhabilitation des criminels avait été soutenue par Bataille (Gilles de Rais), par les surréalistes (Violette Nozière), Eluard et Benjamin Péret (les sœurs Papin). Foucault choisit Pierre Rivière (assassin de sa mère et de ses deux frères), qu’il présente en tant qu’être non régi par les normes communes, exemple d’une transgression qui mérite « une sorte de révérence », genre de “surhomme”. C’est sous cet angle que Pierre Rivière est présenté dans un séminaire au Collège de France, puis édité avec succès sous le titre Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur, mon frère (1973).
La célébration de personnalités et d’actes criminels le conduit à participer au Groupe d’Information sur les Prisons (GRIP) et à manifester contre les tribunaux et les prisons, la prison étant considérée comme forme exemplaire et symbolique de toutes ces institutions de séquestration, créées au XIXe siècle. Dans le contexte intellectuel de l’époque, il met en relation l’exaltation du crime et des criminels avec la lutte des classes. Selon lui, les actes illégaux (et criminels) ne doivent pas être évalués en termes de justice ou de morale, mais par la « nécessité de la lutte des classes », le prolétariat ne faisant pas la guerre parce qu’elle est juste mais pour prendre le pouvoir. Il en vient sur cette base à justifier les actes terroristes et la violence, toujours au nom de sa “lutte anti-bourgeoise”.
« Quand on vous apprend à ne pas aimer la violence, à être pour la paix, à ne pas vouloir la vengeance, à préférer la justice à la lutte, on vous apprend quoi ? On vous apprend à préférer à la lutte sociale la justice bourgeoise. On vous apprend qu’il vaut mieux un juge qu’une vengeance. »
Il soutiendra par la suite la révolution islamique de Khomeini.
La sexualité est un thème obsessionnel chez Foucault. Sa conception de la sexualité s’articule sur sa conception du pouvoir. Les fous, les délinquants, les homosexuels, ceux qui transgressent l’ordre présumé bourgeois, incarnent l’anti-pouvoir dans sa virtualité. Il ne développe pas cependant en tant que telle de théorie de la sexualité dans ce qui passe pour être son apport le plus significatif en la matière, son Histoire de la sexualité. La volonté de savoir (1976). Comme Bataille, il ne s’identifie pas aux mouvements de libération sexuelle, ce qui nuirait à sa théorie de la sexualité comme nécessaire transgression. L’érotisme pour lui comme pour Bataille, est une pulsion destructrice, d’annihilation, d’acceptation de la mort. Il veut « penser l’ordre du sexuel selon l’instance de la loi, de la mort, du sang et de la souveraineté […] en fin de compte une “rétro-version” historique. »
La falsification de l’histoire. La folle politique
Le travail “historique” de Foucault ne respecte pas les règles de la méthode historique, il fait un usage des archives selon ses besoins, dans le seul but d’établir que la « société disciplinaire » commence avec la société bourgeoise rationaliste (1), « ère carcérale ». Cette obsession suppose que l’on revienne à un mode de vie antérieur à la société bourgeoise, c’est en fait, dit Sebreli, une utopie réactionnaire.
Foucault cependant est bien intégré dans la société bourgeoise : technocrate de l’Education sous le gaullisme, il flirte avec le gauchisme en 68. Dans le contexte de l’époque, ce flirt a d’ailleurs permis à beaucoup de jeunes loups intellectuels de promouvoir leur propre carrière universitaire, parfois en suscitant le départ des caciques ou mandarins en place. Cette posture a valu à Foucault le qualificatif « nihiliste de la chaire » (Merquior).
Dans les années 1978-79, il soutient le fondamentalisme islamique iranien. L’islam et les ayatollahs se présentent pour lui comme forme de « rénovation spirituelle » pour leur peuple, lui procurant « des ressources indéfinies pour résister au pouvoir d’État », la possibilité d’une « spiritualité politique ». Khomeiny est selon lui le « point de fixation d’une volonté collective » contre « le poids de l’ordre du monde entier », « première grande insurrection contre les systèmes planétaires, la forme la plus moderne de la révolte et la plus folle. »
Microphysique du pouvoir
C’est dans le climat des années post-68 que Foucault abandonne ses premières thématiques épistémologiques (posées en liaison avec le structuralisme et la linguistique), pour se rapprocher de l’extrême gauche et de Nietzsche. Les analyses faisant référence au symbolique, au langage, aux structures sont remplacées par les relations de force, de développement stratégique, de tactique, dans une optique qui semble parfois proche de celle de Carl Schmitt (et de la volonté de puissance nietzschéenne).
« Je crois que ce à quoi on doit se référer, ce n’est pas le grand modèle de la langue des signes, mais de la guerre et de la bataille. L’histoire n’a pas de sens [mais] elle est intelligible, mais selon l’intelligibilité des luttes, des stratégies et des tactiques. »
« La sémiologie est une manière [d’] esquiver le caractère violent, sanglant, mortel [de la vie], en la rabattant sur la forme apaisée et platonicienne du langage et du dialogue. »
Dans ce cadre marqué par le bellicisme, le pouvoir est omnipotent. Le savoir lui-même n’est pas le résultat d’un travail pour mettre en concordance les idées avec les choses, mais un rapport de domination et de pouvoir. Ce thème ici encore est en résonance avec Carl Schmitt.
« C’est la lutte, le combat, le résultat d’un combat, et c’est par conséquent le risque et le hasard qui vont donner lieu à la connaissance. »
La théorie de la « microphysique du pouvoir » conduit Foucault au sommet de la notoriété. Cette microphysique du pouvoir se présente comme un système décentralisé, ensemble d’institutions et d’appareils pour imposer la sujétion des citoyens dans un État. Ce sont des pouvoirs diffus qui se retrouvent dans les choses les plus quotidiennes, plus spécialement dans « la manière dont la sexualité est réprimée », les contraintes familiales, l’interdiction de l’avortement. Le médecin, l’infirmière, le psychiatre, l’officier de police, le gardien de prison, le contremaître, le professeur, le chef de bureau, l’employé, « chacun est détenteur d’un pouvoir particulier et d’une certaine manière véhicule le pouvoir ». Cette théorie nourrira, dans toutes les disciplines des sciences humaines (y compris en histoire) les thèses et analyses en termes de domination, se substituant aux analyses en termes de classes, d’intérêts économiques, sociaux et politiques. La domination devient une conception déterministe monocausale, contre les déterminismes économiques, sociaux, politiques.
Les relations de pouvoir peuvent être aussi considérées comme un « micro-fascime ». Sur cette base, Foucault en arrive à poser que le nazisme en tant que descendant des Lumières.
« Après tout le nazisme, c’est bien en effet le développement jusqu’au paroxysme des mécanismes de pouvoir nouveaux qui avaient été mis en place depuis le XVIIIe siècle » (Il faut défendre la société – 1975-76 – Cours au Collège de France).
L’objectif de Foucault n’est nullement de trouver une alternative à sa version du pouvoir (bourgeois). Il prône le repli sur des insubordinations locales, sur la « pluralité des résistances » (cf. le thème de la rébellion des multitudes contre celles des peuples politiquement institués).
La société disciplinaire et les enjeux de pouvoir s’étendent aux disciplines des sciences humaines, qui prétendent normaliser le savoir. Il faut partout démasquer « le travail de domination » qu’elles s’efforcent d’imposer et leur substituer les anti-sciences (archéologie ou généalogie du savoir au sens de Foucault). Dans le cadre de ces anti-sciences, la rhétorique, y compris sophistique, doit prévaloir sur la recherche de la vérité . Comme pour Carl Schmitt, c’est un moyen de vaincre, de dominer l’adversaire, de lui faire la guerre.
« Je pense que les sophistes sont très importants. Car nous avons là une pratique et une théorie du discours qui est essentiellement stratégique : nous bâtissons des discours et nous discutons non pour arriver à la vérité mais pour vaincre. ».