d’après Juan José Sebreli, L’oubli de la Raison, Editions Delga, 2012 (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2006). Traduction française : Sébastien Camp.
Le courant post-structuraliste ne définit aucune école particulière, ses variantes sont nombreuses, confuses et présentent en même temps des éléments semblables.Elles remontent toutes à la même source : Georges Bataille, lui-même influencé par Nietzsche, en relation avec les cercles surréalistes, via Michel Leiris et André Breton qui le familiarisa avec l’ésotérisme de gauche.
Georges Bataille (1897-1962)
Bataille, le grand apôtre de la transgression, tout en exaltant les débordements dionysiaques, l’érotisme désinhibé et divers excès et violations, menait dans l’entre-deux-guerres une vie de petit bourgeois (emploi à la Bibliothèque Nationale). Merquior le qualifie de « pyromane en pantoufles » ou « d’immoraliste du dimanche » (De Praga à Paris. Critica del pensamiento estructcturalista, Mexico 1986). Sartre pour sa part qualifiait ses extases panthéistes de « banalités quotidiennes », ne « valant pas plus que le plaisir de boire un verre d’alcool ou de se chauffer au soleil sur une plage ».
Le style de Bataille est sibyllin, peu préoccupé d’argumentation logique, à l’instar de celui d’Heidegger. Il s’efforce de remplacer la communication par la communion : « j’ai voulu parler un langage égal à zéro, un langage qui soit l’équivalent de rien ». Foucault parle à cet égard de « mots sans voix », Sartre de « phrases glissantes comme des planches savonneuses ». Bataille rejette l’expression rationnelle de la philosophie classique « expression de l’humanité moyenne », « étrangère « à l’humanité extrême, c’est-à-dire aux convulsions de la sexualité et de la mort ». Parmi ses auteurs préférés figurent, outre Sade, Baudelaire et Genet. Son esprit de chef de secte le conduit à créer la revue Acéphale (1) dont cinq numéros paraissent entre 1936 et 1939, et un Centre de Sociologie sacrée, visant à faire fusionner religion néopaganiste et nihilisme (y participeront Caillois, Klosowski, Leiris, Surya, Lacan).
Le rejet de la pensée rationnelle est revendiqué par Bataille et ses adeptes, de même que l’incidence de la sexualité sur l’intellect des individus. Un culte est rendu à la « matière basse » contre tout idéal rationnel. Dans un essai Valeur d’usage de D.A.F de Sade, il propose, de créer des organisations dont la finalité serait « l’extase et la frénésie », le sacrifice d’animaux, des tortures, des danses orgiaques de feu, de sang et de terreur, comme préparation à une « véhémente et sanglante révolution ». Walter Benjamin accusa le cercle groupé autour de Bataille de tomber dans une praxis fasciste. Caillois notamment était fasciné par le fascisme nazi, et dans une certaine mesure Bataille aussi. Le déclenchement de la guerre mit fin à ces projets.
Selon Sebreli, on peut avancer que la fascination pour le fascisme était en concordance avec la théorie de « l’hétérologie » de Bataille. Selon lui, il existait deux pôles : l’homogène faisant référence à la société humaine ordinaire, la routine quotidienne, et, l’hétérogène répondant au domaine du sacré, de l’extase, de la pulsion, de l’ivresse, de la folie, du crime, de l’improductif, des excréments, etc. Cette « part maudite » ne pouvait être normalisée dans l’ordre de la raison, elle incluait les marginaux, les exclus de la normalité sociale, les fous, les bohémiens, les délinquants, mais aussi les bandes national-socialistes. En novembre 1933, Bataille publie un essai « La structure psychologique du fascisme » qui caractérise ce mouvement comme « subversion de l’hétérogène », contre « l’homogène » la démocratie, les médiocres. Hitler et Mussolini se présentent alors pour lui comme
« au-dessus des hommes, des partis et même des lois : un pouvoir, une violence qui rompt avec le cours normal des choses, [avec] cette calme homogénéité mais qui piaille de faim, est incapable de se maintenir par ses propres forces. »
Il valorise dans le même temps le courant romantique et nietzschéen qui, comme le fascisme, se distingue par la
« valorisation de la vie contre la raison et par l’opposition des formes religieuses primitives au christianisme. »
Après la Seconde Guerre mondiale, la fascination pour le nazisme cède la place à l’adhésion à la dissidence anti-stalinienne (Souvarine), puis au communisme et à Staline, selon lui, figure d’un retour à l’âge d’or des peuples primitifs (Voir Critique, n°72, mai 1953 « Le communisme et le stalinisme »).
La reconnaissance académique de l’irrationalisme dans les années post-68
Dans le domaine des sciences humaines, Bataille et par la suite Lévi-Strauss, instrumentalisent et subvertissent la discipline anthropologique, prétendent en faire une arme contre la rationalité occidentale.Une place centrale y est dévolue à l’érotisme, comme aspect de la vie religieuse de l’homme, de tendance mystico-érotique : exaltation orgiaque, culte phallique, prostitution sacrée, cultes dionysiaques, lien entre volupté et horreur, et toutes pratiques de transgression (2). Le sacré, l’érotisme et la violence s’opposent selon Bataille au monde du travail et de la raison. Ces thèmes, et plus particulièrement l’exaltation de la folie (contre le rationalisme), deviendront des revendications essentielles des anti-psychiatres et de Michel Foucault.
La revue Tel Quel (Sollers) (3) consacre en 1963 à Bataille un numéro spécial. Au cours des événements de 1968, il est à la mode parmi les étudiants français, ceux-ci partageant son goût de l’érotisme et de la violence, comme « le tumulte explosif des peuples ». Dans les années 70, ce gourou de sectes ésotériques, est introduit par Lacan et Foucault, comme une star académique. L’establishment culturel s’extasie et intègre “l’hétérogène” dans la société bourgeoise.
Roland Barthes (1915-1980)
On passera rapidement sur Roland Barthes, qui se présente surtout comme illustration des effets de mode et de la soumission à l’évolution des rapports hégémonie fluctuants en matière intellectuelle. Lui-même, en fonction des diverses influences qu’il subit, a divisé sa vie intellectuelle en quatre périodes : mythologie sociale, sémiologie, textualité, morale.
Dans l’immédiat après-guerre, Barthes se positionne dans la mouvance du sartrisme et du “marxisme” hétérodoxe (revue Arguments). Puis il devient un partisan du structuralisme anti-sartrien. Dans le Degré zéro de l’écriture (1953), il rejette le concept sartrien de la littérature comme communication. En relation avec le courant du nouveau roman, il préconise une « littérature blanche », indifférente au contenu. Roman traditionnel, écriture intellectuelle, discours politiques se présentent comme aliénés à « l’idéologie bourgeoise ». Dans Mythologies (1957), qui s’inscrit dans la mouvance du gauchisme des années 50 et de l’imaginaire bachelardien, il propose une critique idéologique des mythes contemporains diffusés par la « culture de masse », culture de masse qui provoque en lui « la nausée du moyen, de la médiocrité », de « la vulgarité ».
Après avoir découvert la linguistique et la sémiologie, il se fera le héraut de la critique structuraliste des œuvres littéraires traditionnelles. Selon cette conception, le contenu, l’auteur, ne présentent aucun intérêt, les œuvres doivent être pensées seulement comme « œuvres de langage ». La forme doit prédominer sur le contenu, le signifiant sur le signifié, les œuvres doivent être étudiées dans leur propre structure interne, en les isolant de tout contexte social et historique. En référence à Heidegger, il proclame qu’il faut revenir à un « Dasein du langage littéraire, une sorte de neutralité vide de la littérature ». Pour Barthes « la littérature n’énonce jamais que l’absence de sujet » (Critique et vérité, 1966). La « mort de l’auteur », chez Barthes est en résonance avec la théorie anti-humaniste d’Althusser et le concept de « mort de l’homme » de Foucault.
Au cours de la période de la « textualité » Barthes publie L’Empire des signes, 1970), livre de voyage sur le Japon, pays qui pour lui semble représenter une arme contre la “civilisation occidentale”. Dans le même sens (Sur la théorie), il parle de la nécessité de « fissurer la symbolique occidentale ».
Gilles Deleuze (1925-1995)
Le dénominateur commun des post-structuralistes est leur anti-sartrisme et leur anti-hégélianisme, le rejet de la dialectique évolutive, de l’historicité, de la conscience. Gilles Deleuze annonce en 1967 « un reflux de la [fade] pensée dialectique au profit du structuralisme ». Le nouveau paradigme selon lui : « un anti-hégélianisme généralisé », « la différence et la répétition ont pris la place de l’identique et du négatif, de l’identité et de la contradiction » (Différence et répétition – 1968). Dans la conjoncture des années 70, Marx est momentané sauvé au prix de dénaturations de sa pensée.
Les nouveaux maîtres à penser sont désormais Nietzsche et Heidegger. Deleuze, tout en institutionnalisant le structuralisme à Vincennes (en même temps que sa carrière académique !), devient (avec Foucault) le penseur de la nouvelle gauche. Il est un des nouveaux maîtres du nouveau « politiquement correct » : pratiques contre culturelles, usage des drogues, soutien des incarcérés et des mouvements palestiniens…. Au demeurant, il mène une vie personnelle des plus rangées.
Il prône comme Nietzsche le relativisme de toute connaissance :
« La connaissance est une illusion », « la connaissance est une erreur, pire une falsification. »
Bien qu’il se sature de sa propre subjectivité (voir l’emploi du je et du me), l’annulation du sujet est un autre de ses leitmotiv, toujours dans la lignée de Nietzsche (notamment dans Rhizome – 1976 – co-écrit avec Guattari). Autre emprunt à Nietzsche, la « volonté de puissance », transformée par la philosophie dionysiaque de Deleuze, en « volonté du rien », « nouvelle inclination, celle de se détruire soi-même ».
Avec Félix Guattari (lacanien et ex-communiste dissident), il prétend proposer dans l’Anti-Oedipe. Capitalisme et schizophrénie, une “synthèse” entre Marx, Freud et Nietzsche (en réalité les deux premiers sont attaqués au moyen du troisième). La schizophrénie est sacralisée — contre la névrose adaptative —, en tant que libération des « flux du désir », ledit désir étant considéré comme « révolutionnaire en lui-même », rébellion contre le capitalisme et contre la morale bourgeoise et ses institutions répressives de la sexualité. L’Anti-Oedipe introduit la notion du « ça désirant » (« machine désirante » de Lacan), le « ça désirant » supplante le sujet. La lutte des classes se transforme en « lutte des désirs ». Comme le proclame Foucault, la folie disparaîtra quand la libération universelle des normes et de la répression (bourgeoise, familiale) la rendra indiscernable.
Louis Althusser (1918-1990)
La gauche orthodoxe, notamment communiste est mise en accusation par les structuralistes et post-structuralistes. Avec Louis Althusser, présumé marxiste, elle trouve une planche de salut. “L’anti-marxisme” (mais aussi l’anti-hégélianisme), le rejet du sujet, de l’histoire, de la conscience, se feront avec lui au nom du marxisme, voire du marxisme-léninisme. Selon Althusser, sous couvert d’un faux déterminisme marxiste, « le sujet se détache de lui-même pour être l’agent d’un processus. » La diffusion des idées d’Althusser et de ses disciples (dont Balibar) coïncide avec la position hégémonique du courant post-structuraliste (Cahiers marxistes-léninistes – 1965 ; Pour Marx – 1965 ; Lire le Capital – 1966).
Avec la thèse de la “coupure” entre les œuvres de jeunesse et de maturité de Marx, Althusser vise à déconsidérer tout contenu humaniste du marxisme. Dans sa thématique pseudo-marxiste, l’homme n’a plus aucun rôle à jouer. L’anti-humanisme d’Althusser constitue ainsi un apport propre pour la subversion du marxisme sur son terrain même, et en usant de son vocabulaire, de la thématique à la mode de la « mort de l’homme », du « décentrement du sujet », de la « subordination de la conscience à la structure ». L’homme selon ces thèses n’est en rien créateur de son histoire, il n’en est que le produit passif. Les structures althussériennes se confondent avec les modes de production. Quant aux contradictions sociales, elles ne sont qu’un effet de la matière, la conscience elle-même n’en est que le produit inerte.
Ce qui pose problème c’est que les œuvres d’Althusser passent alors, et encore aujourd’hui, pour le véritable marxisme, la réinvention d’un « marxisme authentique ». Dans son autobiographie, Althusser lui-même admettra cependant son imposture, il reconnaîtra n’avoir lu que quelques passages de Marx, et à peine de Hegel :
« A partir d’une simple formule, je me sentais capable (quelle illusion !) de reconstituer sinon la pensée du moins la tendance et l’orientation d’un auteur ou d’un livre que je n’avais pas lus. » (L’avenir dure longtemps – 1992).
Jacques Derrida (1930-2004)
C’est Derrida qui a introduit le terme de « déconstruction », terme qui pouvait signifier défaire, démanteler, désédimenter, décomposer, démanteler, déconstituer, déstabiliser, des présupposés, des traditions, des systèmes, des institutions. Il ne s’agissait pas selon lui de détruire mais de déconstituer, pour reconstituer sous d’autres formes. Il refuse de véritablement définir la déconstruction, posée comme « stratégie sans finalité », suite de réinterprétions permanentes. Le processus de déconstruction qu’il met en œuvre, se développant dans « l’expérience de l’impossible », n’en vise pas moins à défaire de l’intérieur « le système de pensée moderne » (Lumières, rationalisme), fondé sur l’opposition entre notions, telles que vérité et erreur, bien et mal, lumière et ombre.
Derrida, élève de Foucault, se réclame aussi des relectures déconstructrices de Heidegger : « Rien de ce que je tente n’aurait été possible sans l’ouverture des questions heideggériennes ». Il pratique comme lui un style hermétique, enchaînant calembours, jeux de mots, jeu de lettres (notion de différance). L’écriture n’est pas pour lui un outil de communication, ce n’est qu’un “flux” parmi d’autres (flux de parole, de merde, de sperme, de monnaie, de politique).
Derrida connaît un grand succès dans les milieux littéraires français et parmi ceux qui rejettent la cohérence logique de l’écrit (il est bien accueilli dans la jeunesse de gauche américaine, notamment après la fin de l’URSS). Les conférences qu’il fit à Riverside en Californie seront publiées sous le titre : Spectres de Marx, l’état de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale (1993), texte présenté comme une défense du marxisme. Il ne s’agit pas pourtant pas de “réhabiliter” Marx, mais d’une divagation sur l’élaboration du deuil et son caractère spectral (analogie entre le spectre du père dans Hamlet et le spectre du communisme après la fin de l’URSS). En fait, il s’agit encore d’un texte de déconstruction tant du marxisme que du logos rationnel.
L’irruption de la « French Theory » aux États-Unis
Lors d’un Colloque organisé par la Fondation Ford en 1966 à Baltimore, Deleuze, Derrida et Lacan sont en vedette. Foucault pour sa part est invité à l’Université de Buffalo (1970-72), Stanford (1979), Berkeley (1983), Derrida en Californie (1987). D’autres invités notables : Baudrillard, Lyotard. La « French Theory », par laquelle la “pensée française” est connue aux États-Unis, est « radical chic », en tant que courant d’une (pseudo) révolution limitée à l’ordre du “symbolique”, de la contre-culture, sans base sociale. Ce courant est mobilisé par l’extrême gauche, l’Université de Yale étant le quartier général de la “déconstruction”. Un de ses représentants, qui a favorisé la pénétration de la French Theory aux États-Unis, est Paul de Man (ex collaborateur nazi dans les années 1940-42).
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Pour conclure, Sebreli suppose qu’un déclin des post-structuralistes serait advenu dans les années 80 (avec la mort de plusieurs de ses représentants). Ce qui reste à vérifier.Il signale cependant des résurgences néo-heideggériennes, lacaniennes et althussériennes, foucaldiennes (Negri, Agamben, Badiou, Zizek, …). Et même si les thématiques développées par les post structuralistes sont aujourd’hui moins sur le devant de la scène, elles ont irrigué une partie de la société, par divers relais, y compris auprès de populations qui ignorent les noms mêmes de leurs protagonistes. Sebreli signale aussi les fins souvent tragiques des tenants de ce courant (suicide, meurtre, sida…) : Poulantzas, Althusser, Barthes, Lacan, Foucault, Deleuze.
(1) Le dessin de couverture de la revue, inspiré d’une image gnostique (dieu acéphale des anciens rituels égyptiens), présente un corps masculin dénudé, sans tête, un crâne à la place du sexe.
(2) Bataille toutefois s’oppose à l’interdiction par la loi des transgressions sexuelles qui ferait disparaître le plaisir de la transgression.
(3) La revue Tel Quel occupe alors l’espace culturel français. Elle représente un courant pseudo-marxiste maoïste, mâtiné de pseudo-science sophistiquée (linguistique, sémiotique). Les représentants de ce groupe seront invités en tant que stars littéraires par les instances de la République Populaire de Chine, avant d’être portées aux nues aux USA.