IV. Le structuralisme. Lévi-Strauss (1908-2009)

d’après Juan José Sebreli, L’oubli de la Raison, Editions Delga, 2012 (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2006). Traduction française : Sébastien Camp.

En critiquant le courant structuraliste, il ne s’agit pas pour Juan José Sebreli, de remettre en cause le concept de structure (lien entre le tout et les parties qui confère à une chose ou un être leur forme spécifique). Le concept de structure a en effet mis en œuvre par de grands penseurs, tels Aristote, Hegel, Marx… La “nouveauté” introduite par les structuralistes concerne le « glissement métaphysique » de ce concept (selon la formulation de Boudon), la “nouvelle” façon de concevoir la structure conduisant à poser une hégémonie de l’inconscient sur le conscient, de la structure sur le sujet.

Les variantes de cette position hégémonique s’exposent aussi au sein de couples de notions, au sein desquels les premiers termes prédominent sur les seconds : signifiant / signifié ; synchronique / diachronique ; symbolique / réel ; signe / sens ; forme / contenu ;  langue / parole ; texte / contexte ; mythe / histoire ; spatialité / temporalité ; invariable / changement ; particularité / universalité ; nature / culture ; nécessité / liberté ; relativisme / objectivité.

Le courant structuraliste naît et se développe dans les années 50 en France, avec la figure de Lévi-Strauss qui vise à adapter les règles de la linguistique à l’anthropologie. D’autres figures s’imposeront par la suite : Lacan, Barthes, Althusser. Ce courant connaît un essor en relation avec l’épuisement de la phénoménologie et de l’existentialisme, centrés pour leur part sur la problématique du sujet et de la conscience. Pour le courant structuraliste, la conscience devient « la bête noire ». Bien que ce thème soit commun aux différents auteurs, les querelles intestines sont fréquentes. Derrida dans l’Ecriture et la différence (1966) sépare sa visée “déconstructrice” du structuralisme lévi-straussien. De son côté, Lévi-Strauss estime que les seuls représentants du structuralisme, outre lui-même, sont Benveniste (linguistique) et Dumézil (mythes).

Lévi-Strauss manifeste un dédain pour les observations directes mises en œuvre par les anthropologues classiques, il ne s’intéresse qu’aux structures inconscientes ou sous-jacentes (extérieures et supérieures au règne humain) qu’il met au jour ou “invente”. Le principe de causalité est de ce fait récusé. Dans les Structures élémentaires de la parenté (1962), cette “méthode” le conduit à commettre de nombreuses erreurs d’interprétation. (Voir Rodney Needham, Structure and sentiment).

Structure et politique

Au cours des années 56-58, période de dissolution du camp soviétique (Rapport Kroutchev…), on assiste à un succès massif des structuralistes. Dans les années 70, le structuralisme gagne une position hégémonique dans les instances académiques : ENS, Université de Nanterre, Collège de France, Université de Vincennes (Dumézil, Benveniste, Barthes, Foucault, Bourdieu, Deleuze, Serres, Lyotard, Badiou, Lacan, Miller), ceci en opposition aux conceptions des anthropologues, sociologues et philosophes “classiques”.

Les structuralistes et post-structuralistes questionnent le concept d’histoire, professant qu’il n’y a aucun sens à l’histoire, aucune continuité, aucun développement évolutif. Des mythes sont censés remplacer ces visées évolutives : tiers-mondisme, guévarisme, maoïsme, et plus encore idéalisation des peuples primitifs, de la “pensée sauvage” (titre d’un ouvrage de Lévi-Strauss). Ce qui va de pair avec le relativisme culturel, la primauté donnée au particulier sur l’universel, l’anti-occidentalisme, l’indigénisme. Des intellectuels, des professeurs prétendent s’ériger en porte-voix des masses analphabètes et primitives (qui sont d’ailleurs peu sensibles à leur thèses anti-évolutives). « Les structures ne descendent pas dans la rue » dit Sebreli.

Ces thèses d’une anthropologie anti-universaliste se déploient contre l’anthropologie évolutive développée au XIXe siècle. Le courant anti-évolutif, relativiste s’était déjà illustré au début du XXe siècle, notamment par l’anthropologue allemand Frobenius, qui avait introduit le concept de « milieux ou cercles culturels », unités supra individuelles et anti-universelles, considérées comme les véritables sujets de l’histoire. Chaque culture s’y trouvait limitée à un “espace vital” et à un “esprit propre”, dont dépendraient les institutions et les coutumes (voir aussi Tönnies, Communauté et Société, etc.). Frobenius précède Spengler et son Déclin de l’Occident (1918) qui lui aussi pose, contre l’universalité, le postulat de cercles fermés et incommunicables.

Lévi-Strauss ne cite pas ces auteurs, ceux-ci ayant été mis sur la touche au cours de l’après-guerre. Mais les structures dont il fait état sont aussi des cercles fermés et hermétiques. Son “Anthropologie structurale” ne s’intéresse pas aux similitudes entre cultures, seulement aux différences, en vue d’imposer la thèse de particularismes exclusifs, vision anti-universaliste, proche de la tradition allemande de la Kulturkritik ou du Kulturpessismus). Par ailleurs il reprend la conception de Spengler et érige une fausse opposition entre culture (mot dont il modifie la signification) et civilisation (universaliste), qui doit selon lui « céder la place ».

« Il fallut pour cela que la notion de civilisation, connotant un ensemble d’aptitudes générales, universelles et transmissibles, cédât la place à celle de culture, prise dans une nouvelle acception, car elle dénote alors autant de style de vie particuliers, non transmissibles. »

La contribution des “cultures” ne réside pas, pour Lévi-Strauss, dans ce qu’elles développent de commun mais dans « l’écart différentiel » qui les isolent. S’il existe divers systèmes de valeur, chacun vaut l’autre en tant que particularité.

Les conceptions de Lévi-Strauss ne sont pas sans rapport avec celles de l’organicisme romantique, en tant qu’il s’oppose à l’atomisme individualiste libéral. Lévi-Strauss toutefois se réclame de la science et de la méthode scientifique et prétend donner une forme rationnelle aux thèmes de négation de l’histoire, du rationnel, du conscient, du rôle des sujets humains. Des mythes et structures occultes sont censés gouverner le destin des hommes. Ces mythes se présentent comme « machines à supprimer le temps ». A propos de la musique de Wagner, Lévi-Strauss indique « La vérité de l’histoire est dans le mythe ». A propos de Parsisfal : « Espace et temps ici ne font qu’un ».

Tout est linguistique

Lévi-Strauss utilise la linguistique structurale pour fonder sa méthode, mais il ne s’agit pas seulement d’une question d’épistémologie, mais d’ontologie (qu’en est-il de “l’être” véritable ?). Par rapport à l’histoire humaine, dans la mesure où les structures des langues ont le mérite d’être relativement stables, les lois structurales de la linguistique doivent sur cette base devenir le fondement des sciences humaines. Tout phénomène social, toute culture, doivent être considérées comme un système de signes ayant une structure spécifique comme l’est celle de la langue. Chaque culture, comme chaque langue, doivent être analysés comme autant de cercles fermés, auto-référencés (c’est-à-dire sans socle commun ni communication avec d’autres), avec leur code propre (sans possibilité de communication avec d’autres cercles ou êtres humains). La langue semble en outre transmise originellement aux hommes des différentes cultures.

« L’homme dispose dès son origine d’une intégralité de signifiants dont il est fort embarrassé pour faire l’allocation à un signifié commun. »

Le grand linguiste Saussure désapprouvera pour sa part l’application des principes de la linguistique à d’autres objets des sciences, plus spécialement aux sciences humaines. Il y a selon lui incompatibilité entre les lois du langage et celles de la parenté et de l’économie. Perry Anderson (In the tracks of historical materialism – 1983) critique lui aussi cette extrapolation de la linguistique aux sciences humaines, à l’histoire, à la politique, qui supposent l’action de sujets humains, dont les sujets collectifs (classe, nation, groupe…).

L’histoire n’est rien

L’anthropologie structurale s’oppose à l’histoire, réputée « science superficielle », en tant que celle-ci suppose des motivations conscientes, des rapports (dialectiques) entre sujet et objet, déterminisme et liberté humaine. Les institutions, les superstructures humainement construites, sont jugées insignifiantes par Lévi-Strauss. On ne doit considérer que ce qui est “profond”, les « conditions inconscientes de la vie sociale », les structures intemporelles et anhistoriques sous-jacentes.

Les primitifs, dit-il, ne se préoccupent pas d’histoire, ils portent leurs efforts pour maintenir la vie sociale et les choses telles qu’elles sont depuis les origines. L’invariant de la structure, la perspective synchronique permettent ainsi de dénier toute continuité, évolution et causalité. Il y a rejet de l’idée du développement historique. Au sein de cette conception, les changements ne peuvent être expliqués. (Cette difficulté serait surmontée par l’usage de catégories pseudo-scientifiques, telles la « coupure épistémologique », qui pré-supposent des modifications tout aussi incompréhensibles dans la base structurelle).

La conception du monde structuraliste se construit en opposition au schéma marxiste et à toute pensée orientée par une finalité (toute téléologie, plus spécialement visant des buts humains, est condamnée). Les groupements humains sont supposés aller toujours vers un esclavage plus complet, par déterminisme naturel, fatalité de la nature. Comme Spengler, Lévi-Strauss pose que l’idée de progrès et de modernité n’est pas une catégorie universelle, qu’il ne faut surtout pas chercher à la répandre. Deux types de société sont opposés : les “sociétés chaudes” (situées dans un temps irréversible et continu) et les “sociétés froides” (se déployant dans un temps circulaire). Ce sont deux options incompatibles et non une évolution de l’une à l’autre. Il ne faut donc pas imposer aux peuples primitifs les avancées de la science, de la technique, ou d’une rationalité universelle. Jacques Le Goff critiquera cette distinction, en établissant que dans l’histoire réelle, il y a passage de l’une à l’autre.

Le mythe du bon sauvage

Lévi-Strauss renoue avec les thèmes du romantisme, celui du mythe des origines, de la « grandeur indéfinissable des commencements ». Dans son unique étude sur le terrain, pour préserver sa doctrine immobiliste, il masque sur les photos les réalités modernes qui se manifestent dans les tribus amazoniennes (Voir Castro Faria 2011). La fascination pour les peuples primitifs le conduit à mettre sur le même plan (la Pensée sauvage – 1962) pensée magique et connaissance scientifique. (Lévy-Bruhl pour sa part distinguait à cet égard entre formes de logique concrète et logique abstraite).

Il en vient à sacraliser l’analphabétisme, l’écriture ayant selon lui retiré à l’humanité quelque chose d’essentiel. « La fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l’asservissement ». Les sociétés sans écriture seraient plus libres en ce qui concerne le déterminisme naturel,

« l’homme et les conditions d’existence [étant] encore essentiellement déterminées par les rêves [et du fait de son bas niveau économique] l’homme jouit par rapport à la nature d’une autonomie bien plus vaste que dans le futur ».]

L’éloge de l’homme primitif et de sa « résistance à l’histoire » laisse Lévi-Strauss libre de formuler la revendication d’un « droit à la barbarie » (Leçon inaugurale au Collège de France).

Identité contre liberté, relativisme culturel

Les thèses de Lévi-Strauss vont à l’encontre de la conception d’un genre humain conçu comme unitaire. Elles vont de pair avec une appréciation positive des “cultures” originelles, même si celles-ci nient l’égalité de leurs membres. Quand à la catégorie de liberté (liberté humaine), elle est considérée comme un faux absolu, en relation avec le “fétichisme des droits de l’homme”. La catégorie de race (et de différences liées à la race) est elle-même revendiquée comme fonction supplémentaire de la “culture”.

« Loin qu’il faille se demander si la culture est ou non fonction de la race, nous découvrons que la race — ou ce qu’on entend généralement par ce terme — est une fonction parmi d’autres de la culture. » Race et culture. (Discours à l’UNESCO).

Cette conception différentialiste du genre humain n’est pas politiquement neutre. Lévi Strauss en fait usage pour dénoncer “l’ethnocentrisme occidental”, marquant sa préférence pour d’autres “cultures”, qui sont tout autant, sinon plus, ethnocentristes, xénophobes et racistes. Il professe le relativisme tout en privilégiant le primitivisme. La valeur suprême, comme chez Heidegger, repose sur la distinction entre “authenticité” et “inauthenticité”. Les groupements “authentiques” sont valorisés, ce sont ceux dont le genre de vie se maintient « traditionnel et archaïque ».

Fin du sujet et anti-humanisme

Par la mise au premier plan de structures inconscientes (non individuelles), l’anthropologie structurale dilue le cogito cartésien, et par conséquent la conscience, le sujet, l’ego, l’être pour soi, l’individualité, telles qu’elles avaient  été mises au premier plan par les Lumières, les idéalistes allemands, les kantiens, les hégéliens, les marxistes, les personnalistes, les existentialistes…. Forçant le trait, Lévi-Strauss soutient que la science devrait traiter les hommes « comme s’ils étaient des fourmis ». Il signe ici une déclaration de guerre à Sartre. La conscience et le sujet sont remplacés par la structure. L’effacement du sujet représente pour lui « une nécessité d’ordre méthodologique » (Mythologiques 1971).

Avec la disparition du sujet et de la conscience, une autre catégorie disparaît : la liberté. La liberté et la responsabilité humaines étant évacuées, de même que l’histoire en tant que création des hommes, la catégorie homme se trouve elle-même évacuée. Comme le reconnaît Lévi-Strauss, il ne s’agit pas de « constituer l’homme mais de le dissoudre » (La Pensée sauvage). Selon lui, « l’humanisme effronté » est lié à la « domination philosophique universaliste des Occidentaux », telle qu’elle « provient de la tradition judéo-chrétienne », du cartésianisme, elle est coupable de faire de « l’homme un maître, un seigneur ».

Entre Herder (défenseur de cultures originaires fermées), et Kant (universaliste), son choix est fait. Sur cette base, il rejette les droits de l’homme et leur extension à l’humanité. Ce rejet implique aussi celui de l’homme en tant qu’être (potentiellement) moral, mettant au premier plan sa condition purement biologique d’être vivant, d’être de nature.

« Le structuralisme réintègre l’homme dans la nature et […] permet de faire abstraction du sujet, insupportable enfant gâté qui a trop longtemps occupé la scène philosophique et empêché tout travail sérieux en réclamant une attention exclusive » (Mythologiques).

Dans cette perspective, il convient d’abolir la distinction entre sciences humaines et sciences naturelles.

« Les sciences humaines ne peuvent devenir sciences qu’en cessant d’être humaines »

Finalement l’homme lui-même se présente comme une dégradation de l’ordre de la nature, l’espèce humaine n’étant apparue que pour désagréger “l’ordre originel” (Structures élémentaires de la parenté).

 

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