III. La psychanalyse, Freud (1856-1939) : entre science et magie

d’après Juan José Sebreli, L’oubli de la Raison, Editions Delga, 2012 (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2006). Traduction française : Sébastien Camp.

Dans la seconde moitié du XXe siècle, le langage des sociétés urbaines s’est imprégné du lexique psychanalytique: complexe, trauma, castration, projection, libido, œdipe, sublimation, travail du deuil, lapsus… Durant les années 70 en France, la psychologie centrée sur la psychanalyse s’est convertie en carrière attractive par rapport à d’autres professions libérales (il n’en est plus le cas aujourd’hui).

Dans l’entre deux guerres déjà, une extension encore limitée de la vogue psychanalytique s’était opérée par l’intermédiaire de courants littéraires, plus spécialement les surréalistes. De secte plus ou moins ésotérique, la psychanalyse ne se transforme toutefois en phénomène de masse que dans la seconde moitié du XXe siècle.Les causes de ce retournement, selon Sebreli, seraient liées au surgissement d’une nouvelle classe moyenne, qui, par frivolité ou snobisme, tenait à affirmer son statut par une consommation “culturelle”, incluant la séance psychanalytique. Vers la fin du siècle, la psychanalyse a donné des signes d’épuisement. Elle est redevenue un petit monde fermé, fréquenté seulement par les psychanalystes, les professeurs et étudiants des facultés de psychologie. Les crises économiques ont aussi contribué à la diminution du nombre de clients privés (crises interminables). En outre, la crise de la famille traditionnelle ne peut plus se satisfaire d’interprétations stéréotypées. D’autres pratiques “thérapeutiques” (plus de 600 écoles), allant du cri primal au rebirth neurolinguistique lui ont fait concurrence, se mélangeant et adultérant le contenu de la première psychanalyse freudienne. La psychanalyse a aussi perdu des adeptes du fait de la “concurrence” de propositions alternatives du côté des “sciences” : génétique, neurobiologie, psychopharmacologie, etc.

Les deux Freud

Pour Sebreli, la doctrine de Freud est déchirée entre romantisme et positivisme. Selon lui, Freud se pensait en héritier rénovateur des Lumières, opposé aux illusions, plus spécialement religieuses, qu’il opposait à la science. Il prétendait  faire de la psychanalyse « une nouvelle science naturelle », cherchant dans les premières années à trouver des fondements biologiques (voire chimiques) au psychisme. Dans le même temps, ses thèses étaient en résonance avec des inspirations romantiques, antirationalistes, le goût pour le parapsychisme, les thèmes “l’élan vital”, de la “volonté inconsciente” (voir Tönnies), des instincts animiques, de l’inconscient (déjà mis en valeur par Schopenhauer et Hartman (1869, Philosophie de l’inconscient).

« Peut-être allez-vous dire en haussant les épaules : “Mais c’est la philosophie de Schopenhauer que vous exposez là et non une théorie scientifique”. […] Mais un penseur hardi n’aurait-il pas deviné ce qu’ensuite l’observation pénible et sèche confirmera. » Freud (1932).

La référence à Schopenhauer valait pour la mise en avant du primat de l’affectivité et l’importance de la sexualité, du mécanisme du refoulement. Freud se réclamait aussi de Nietzsche (« Nietzsche fut l’un des premiers psychanalystes ») et de ses intuitions sur la dualité de la conduite humaine, la domination du principe de plaisir au sein de cette ambivalence, la prévalence du désir comme recherche de l’éternité.

Dans le même temps Freud restait attaché au principes rationnels. L’inconscient dans une certaine mesure pouvait être rattaché à l’irrationnel, la rencontre malade médecin étant considérée comme procédure conduisant à rendre l’irrationnel rationnel et l’inconscient conscient.

« Tout notre savoir est lié à la conscience. Même l’inconscient nous ne pouvons le connaître qu’en le rendant conscient » (1927).

L’inconscient

Dans la théorie freudienne, l’inconscient peut, dans certains textes, être est conçu comme substance, catégorie ontologique autonome, puissante, quelque chose comme un “homuncule” dans l’homme, voire une zone dans le cerveau, un corps organique propre, un peu à la façon de “l’âme” romantique irrationaliste. L’inconscient serait un lieu propre, un « profond abîme ». (Cf. Groddeck, Le livre du ça -1923) : « l’homme dominé par l’inconnu », « l’homme est vécu par le ça ».

Au cours du développement de la doctrine freudienne, la triade moi, ça, surmoi remplace la division de la psyché entre conscient et inconscient, sans doute réminiscence de la triade platonicienne :  les désirs concupiscents (ça), contraires aux nécessités de la raison (moi), et l’instance supérieure qui sert à contrôler la démesure des désirs (surmoi). Dans cette configuration, la psychanalyse serait un outil permettant de dévoiler les pièges de l’inconscient, donner au Moi la possibilité de conquérir le ça, fortifier dans ce but le moi en le rendant plus indépendant du surmoi (règles extérieures imposées)

« Où il y avait le ça, il doit y avoir le moi » (1937)

Dans cette configuration, il n’y a pas de faiblesse du moi vis-à-vis de l’irrationnel. Toutefois si dans l’Avenir d’une illusion (1927), on a affaire à un moi libre, actif, responsable, dans Malaise de la culture, un pessimisme irrationaliste “schopenhauerien” se fait jour. Les héritiers de Freud (Fromm, Erikson) maintiendront le rôle d’un Moi actif, Anna Freud, Mélanie Klein porteront davantage l’accent sur le surmoi. Jung et Lacan se détacheront de la part rationaliste pour « s’immerger dans le ça », niant l’autonomie du moi (rationnel) face à l’inconscient.

Critiques sur la doctrine et sur la cure

Parmi les critiques faites aux schémas psychanalytiques, on fait état de la fixité du modèle œdipien, se posant indépendamment des contextes historiques et des conflits sociaux (classes). L’insistance portée à la petite enfance, l’incursion dans la préhistoire (société tribale, répétition d’un parricide ritualisé), et plus généralement l’interprétation psychologisante de l’histoire, sont aussi objet de critiques. Il en est de même pour la pratique psychanalytique mêlant aspects rationnels et irrationnels, et qui est entachée de nombre d’erreurs d’interprétation au regard des faits. On met en question la circularité de l’interprétation, les déductions arbitraires (de nombreux exemples sont donnés : p.188-90).

Le caractère “scientifique” de la théorie et de la conduite de la cure sont contestés : arguments sophistiques, inductions arbitraires imposées aux observations, rôle de la suggestion. Plus encore, dans tous les cas traités, l’absence de guérison, les erreurs de diagnostics, les suicides sont portés au débit de la cure. Plusieurs disciples renonceront d’ailleurs à arguer de la vertu curative de la psychanalyse : l’analyse n’a pas besoin de la cure pour exister, l’objectif se bornerait à ce que l’analysé s’accepte tel qu’il est…

Quant à l’importance accordée à la sexualité, ce n’est pas Freud qui l’introduit. C’est un courant d’idées plus général qui se développe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle : Outre Schopenhauer, Moll, Havelock Ellis, Kraft Hebbing, Hisrshfeld, Janet…

Jung. Psychologie analytique et mysticisme

La part rationaliste de la théorie freudienne est totalement refusée par Jung. Pour lui, le Moi est subordonné au ça, le conscient à l’inconscient, le rationnel à l’irrationnel, l’individuel à un collectif (plus ou moins communautariste). Le concept de sujet servirait selon Jung à occulter “l’Etre” véritable. La névrose viendrait de la civilisation (du développement civilisé de l’homme), qui fait perdre « le penser et sentir originel », les racines, l’abîme maternel et tellurique, « la participation mystique originelle » et grégaire.

La notion  “d’inconscient collectif” est prévalente, manifestation d’un ÊTRE supérieur, d’une région obscure antérieure et supérieure à la vie individuelle (thème romantique). Dans une conférence de 1928, « L’âme de l’homme moderne », Jung ajoute à l’inconscient des origines, le Volk (communauté originelle du  “peuple” au sens germanique du terme).

En 1918, dans « Le rôle de l’inconscient », Jung avait déjà critiqué Freud et Adler pour leur prétention universaliste (la psychanalyse lui paraissant appropriée seulement pour les juifs). Il prétendait établir une ligne différente et “scientifique”, séparant la psychologie aryenne de la psychologie juive, cette dernière ayant perdu tout contact avec le “sol” (Erde). Il ramenait “l’inconscient collectif” à une “mémoire raciale”, condamnant aussi le christianisme pour ses origines juives (thème nietzschéen). Le christianisme se présentait pour lui comme une « plante étrangère greffée sur les antiques tribus germaniques ».

« Nous devons rechercher en notre for intérieur jusqu’à trouver le primitif parce que c’est seulement par le conflit entre l’homme civilisé et le barbare germanique que nous pourrons atteindre ce dont nous avons besoin : une nouvelle expérience de Dieu. » (1923)

En 1933, parlant du national-socialisme, Jung indique que « du chaos naît le bien ou quelque chose de précieux », « précondition chaotique à la naissance d’un nouvel ordre ».

 

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