II. Heidegger (1889-1976), le lieutenant du néant

d’après Juan José Sebreli, L’oubli de la Raison, Editions Delga, 2012 (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2006). Traduction française : Sébastien Camp.

Heidegger comme Nietzsche ont toujours été “à la mode”, les modes et les publics toutefois se modifiant selon les pays et les époques. En Allemagne, dans le climat de l’après Première Guerre mondiale (République de Weimar), avec l’angoisse de la défaite subie, les incertitudes économiques, politiques et sociales, les courants décadentistes, romantiques, symbolistes, expressionnistes avaient la cote, de même que la référence à Nietzsche. Les thèmes dominants : la décadence du monde moderne, le déclin de l’Occident, l’anonymat des foules, « l’invasion des masses », la critique du mercantilisme, de l’hédonisme, thèmes qui se déclinaient au sein d’une « Kulturpessimismus » (Spengler).

C’est dans ce contexte, que Heidegger publie en 1927 Être et temps, ouvrage qui expose le désarroi “existentiel” de l’Allemagne, la « détresse de l’homme », le thème de la mort (« l’être pour la mort »).

Le langage de Heidegger

Heidegger, souligne Sebreli, prétend imposer une nouvelle sémantique, un langage délibérément hermétique, un jargon. Nul souci de communication ou de volonté égalitaire de transmission. Son langage, (comme celui des “déconstructeurs” français, se pose comme expression “poétique”.

« […] Aucun penseur ne se comprend lui-même » énonce-t-il. Il proclame  que pour parler de « ce dont il est question », il ne s’agit pas « de se soucier outre mesure de cette intelligibilité qui rend toutes choses de plus en plus accessibles ». Il prétend se libérer de la grammaire et de ses chaînes et éloigner la philosophie de la science, de ne pas circonscrire le discours dans les règles fixes de la logique ou de la métaphysique “occidentale” rationaliste.

La pensée doit être “ressentie” comme un poème, se « vivre comme expérience mystique et religieuse ». Les phrases-postulats qu’il énonce sont posées comme indiscutables, surgissement, révélation de “l’Etre”. Le langage lui-même est révélation originelle : « Le langage est la maison de l’Etre ». Comme il en était le cas dans les théories illuministes du XVIIIe siècle (qui n’étaient pas toutes allemandes !), Heidegger affirme la supériorité de la langue allemande pour dévoiler des vérités occultes. Pour lui, dans le sillage de la pensée de Herder, on ne peut traduire une pensée, et pas davantage une “culture”. Les cultures et les langues sont des cercles fermés, incommunicables.

Cet hermétisme est une des clés de son succès, elle attire les esprits perturbés, avides d’une initiation accessibles aux seuls élus. L’incompréhensibilité de la forme répond à l’irrationalisme du contenu.

Heidegger et le nazisme

On comprend dès lors que la “nouvelle politique” (nazisme) puisse se présenter pour Heidegger comme l’accomplissement d’un grand dessein, fondé sur la puissance d’éveil d’un “peuple” originel [germanique], en liaison avec l’esprit guerrier de ce peuple.

Avec Sombart, Carl Schmitt, Hausofer, il approuve en août 1934 l’instauration de cette “nouvelle politique”. Les mouvements de l’armée allemande se présentent pour lui comme un « acte métaphysique », en liaison avec l’idée nietzschéenne de « guerre civile universelle ». [Contre le principe de la lutte de classes, Heidegger exaltera « le travailleur », à l’instar de Junger, et prônera l’établissement des intellectuels en usine, s’efforçant sans succès de mettre sur pied un genre de “révolution culturelle”.]

Dans un cours sur Héraclite, il insiste en 1943, sur le caractère « métaphysique » de la guerre :

« La planète est en flammes, l’essence de l’homme est sortie de son cours. La réflexion historique mondiale peut uniquement surgir des Allemands, en supposant qu’ils trouvent et défendent la germanité. »

Après la Seconde Guerre mondiale, Heidegger ne semble pas imaginer au nom de quoi on pourrait condamner le nazisme. Il ne peut choisir entre les deux options victorieuses : l’URSS et les USA sont l’objet d’une détestation commune. Il méprise la perspective de l’humanisme en tant qu’expression de la modernité qu’il condamne. Pour justifier son adhésion au nazisme, dont il espérait une « rénovation spirituelle », une « réconciliation des oppositions sociales », il fait état de la nécessité d’une « sauvegarde de l’existence occidentale face au danger du communisme ».

En 1950, il aspire toujours un « avènement inconnu » qui surgirait pour l’Allemagne, « découvrant quelque chose aujourd’hui occulte mais qui conserve l’originaire ». En 1974, il réaffirme son antidémocratisme : « Notre Europe est en train de faire naufrage à cause de la démocratie ».

L’antisémitisme de Heidegger n’est pas semble-t-il l’aspect essentiel de son adhésion au nazisme. Dans la pratique pourtant, il participera à l’éviction des juifs de l’Université et à la recherche de leurs origines “raciales”. Dans la lignée de Nietzsche, c’est surtout la conception du monde, juive et chrétienne, et ce qu’elles représentent, qui se trouve condamnées : l’humanisme, la domination rationnelle, l’égalité.

« L’être-là » du peuple [allemand]/ Dissolution de l’individu et de la conscience

Pour Heidegger, l’individu ne vaut rien, pas plus que le sujet individuel et sa volonté consciente. Il n’y a pas “d’être seul”, seulement des “êtres avec” (mit-sein). Il s’oppose à la philosophie de la conscience et de l’individualité (Descartes), qui repousse « la question fondamentale » : une philosophie fondée sur le sol (Boden) et sur le Volk. L’individu se dissout dans le Volk (“peuple” originel). La connaissance de soi c’est être membre d’un “peuple”  (Volkische Dasein), copossesseur de la vérité du Volk. Le peuple-communauté ne se compose pas de destins individuels, pas plus que “d’être-l’un-avec-l’autre”. Le Volk n’est pas la co-survenance de plusieurs sujets, c’est un co-destin provenant du Dasein (Etre-là). L’authenticité du Volk condamne l’ipséité des sujets. A la question de Kant « qu’est-ce que l’homme ? », il oppose  la question : « qui sommes-nous peuple allemand ? ».

Quant à “l’être-là” (Dasein) du peule allemand, au milieu de l’Occident, il porte le destin de l’Europe, entre Russie et Amérique (1935).

« Cette Europe est prise aujourd’hui dans un étau entre la Russie d’une part et l’Amérique de l’autre. La Russie et l’Amérique sont toutes deux, au point de vue métaphysique, la même chose […]. C’est pourquoi nous avons mis la question vers l’être en connexion avec le destin de l’Europe, où se trouve décidé le destin de notre planète (Erde), et il faut considérer encore qu’à l’intérieur de ce destin, pour l’Europe même, notre-là proventuel se révèle comme le centre […]. Par là pour maîtriser le danger d’obscurcissement du monde, et par là pour une prise encharge de la mission historiale de notre peuple en tant qu’il est le milieu de l’Occident. »

L’existence authentique peut résider dans le sacrifice. La mort au combat est le fondement de la communauté, source d’appartenance réciproque à cette communauté. Thème à rapprocher de celui de « l’être pour la mort ». Il y a possibilité d’existence individuelle authentique pour les êtres qui éveillent leur peuple, qui amènent leur peuple à lui-même (poètes et fondateurs d’État).

L’engouement pour Heidegger (notamment auprès d’une partie des intellectuels français)

Alors que Heidegger se trouve marginalisé en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale, il est redécouvert en France, parallèlement à la réactivation de Nietzsche, notamment dans les courants révolutionnaristes (et certains intellectuels du Parti Communiste).

Déjà en 1937, Jean Wahl, un des papes de la philosophie française avait invité Heidegger à la Société française de Philosophie (1). Dans un discours « Subjectivité et transcendance », il n’omettait pas d’exposer sa thématique anti-humaniste, contre la conception existentialiste à la française (type Sartre), un humanisme prônant la responsabilité individuelle.

« La question qui me préoccupe n’est pas celle de l’existence de l’homme, mais celle de l’être dans son ensemble et en tant que tel. »

En 1938, il proclame :

« L’être sujet comme partie de l’humanité n’est pas la seule possibilité de l’essence du futur de l’homme historique »,

Après guerre, dans sa Lettre sur l’humanisme (1946), il s’oppose ouvertement à la pensée de Sartre (L’existentialisme est un humanisme, 1945). Dans son exposé anti-humaniste et anti-philosophique, il condamne l’homme au profit de “l’Etre” : « ce n’est pas l’homme l’essentiel mais l’être », devançant ainsi le thème de la mort de l’homme (Foucault) et le décentrement du sujet (Althusser).

Les trois premiers numéros de Les Temps Modernes sont consacrés à mettre au jour le penchant nazi  de la pensée d’Heidegger. Mais dans l’ensemble, celui-ci se trouve “blanchi”. Ses thématiques seront gauchisées en littérature (Beckett, Robbe-Grillet) et en para-philosophie (2). Heidegger a lui-même besoin d’adapter son passé aux temps nouveaux. Encouragé par la “marxisation” de son œuvre en France, il surfe sur le thème de « l’aliénation », dans sa Lettre sur l’Humanisme :

« C’est parce que Marx, faisant l’expérience de l’aliénation, atteint à une nouvelle dimension de l’histoire que la conception marxiste de l’histoire est supérieure à toute autre historiographie. […] On peut prendre position de différentes manières vis-à-vis des enseignements du communisme et de ce qui les fonde ; sur le plan de l’histoire de l’Etre, il est certain qu’en lui s’exprime une expérience élémentaire du devenir historique du monde. »

De nombreux groupes de gauche, hétérodoxes, c’est-à-dire anti-communistes, joueront un rôle dans  cet “apparentement” frauduleux entre Marx et Heidegger, notamment dans la revue Arguments (Edgar Morin, Lucien Goldmann, Kostas Axelos).

La promotion de l’œuvre heideggérienne en France se fait par de multiples canaux : chrétiens (Gabriel Marcel, Ricœur), de mouvance communiste (Henri Lefebvre, Beaufret), et par les divers “déconstructeurs” (Deleuze, Lacan, Lyotard, Foucault, Derrida, Althusser), qui pour certains, dans leurs débuts, se situent pour partie sur le terrain du marxisme. La philosophie ambivalente de Heidegger, telle qu’elle se recycle dans les premières années d’après-guerre, offre des aspects que récupéreront les post-structuralistes, dont les jongleries verbales, « l’interprétation des interprétations », se substituant à la recherche de la vérité.

Par la suite, lorsque le marxisme et le communisme ne se présenteront plus comme système d’idées à vocation hégémonique, les tonalités traditionalistes, irrationalistes, mystiques, anti-chrétiennes, anti-humanistes, voire anti-marxistes, de Heidegger, se trouveront plus ouvertement revendiquées.

NOTES

(1) Alexandre Kojève, qui par ailleurs a pu défendre Staline, propose une interprétation heideggérienne de Hegel (années1937-39).

(2) Elles sont “gauchisées” par les « déconstructeurs”, mais aussi par Marcuse, qui récupère Heidegger, mais sans son irrationalisme.

 

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