Identité nationale

[Contribution du CAPES]

« On invoque l’identité quand il ne reste plus rien »

Philippe Séguin

L’enjeu effectif du débat sur « l’identité nationale», à l’Assemblée Nationale en 2010, n’a eu que peu d’écho dans la nation, la majorité des commentaires, plus spécialement à gauche et dans une grande partie de la presse, ayant porté moins sur son contenu que sur le caractère inopportun, voire nocif, d’un tel débat, en en altérant la signification historique et politique. Certes, par sa formulation, le débat avait été posé dans des termes inadéquats, créant un porte-à-faux entre son objet, la nation, et son intitulé, l’identité nationale.

Ce porte-à-faux a été mis à profit par tous ceux qui, pour des raisons diverses, voulaient éviter de mettre en discussion cet objet comme les enjeux qu’il recouvre : à savoir la “chose” nation elle-même, sa pérennité ou sa déshérence. Dans son ensemble, la presse, comme l’opposition, n’ont pas voulu rendre compte de cet objet central tel qu’il avait été posé par ses principaux initiateurs (Besson, Sarkozy, Fillon) et tel qu’on peut l’établir en consultant les textes dans leur intégralité. Si l’on prend la peine de s’y reporter, on constate que c’est bien la question du devenir de la formation nationale qui se trouvait au cœur des discours d’une partie de la majorité de l’époque.

A cet égard, sans pour autant se situer sur le “même bord” que les promoteurs de la discussion, on peut déplorer qu’ils n’aient pas formulé en clair ce qu’ils considéraient comme un enjeu crucial, ce qui leur aurait sans doute permis de recueillir, contre leurs détracteurs, un plus large soutien populaire. On déplore plus encore que les dits détracteurs n’aient pas produit d’argumentaire cohérent se rapportant à cet enjeu. Il en est résulté un effet de brouillage supplémentaire, redoublant celui provenant de la distorsion entre l’objet effectif du débat et son intitulé.

Analyser de façon ordonnée les termes de la discussion se révèle dès lors malaisé. Toutefois, refusant de tenir pour nul et non avenu cet enjeu, on se propose d’en rétablir, avant toute critique, les tenants et les aboutissants.

 

I — Rapporter le débat sur l’identité nationale à son objet : la nation

Avant d’aborder le fond du débat, on se propose de poser quel peut être le bon usage (logique) de la catégorie d’identité (1), usage qui conduit à réfuter la valeur d’emploi “identitariste” de la notion, et qui permet de ramener à l’objet effectif du débat : la nation et sa pérennité.

La notion d’identité se rapporte toujours à un “être” [“naturel” ou “de construction”)

Dans sa signification logique, le terme d’identité peut recouvrir plusieurs acceptions, qui toutes posent une relation d’un être avec lui-même (2). L’identité est une notion se rapportant à l’existence d’un être et à sa persistance en tant qu’être. Tant qu’un être déterminé existe, il est identique à lui-même, quels que soient les changements qui l’affectent (3). On peut chercher à voir ce que cela implique au sujet de l’entité nation, la réalité de son existence, son devenir.

L’identité se rapporte à un être déterminé, distinct d’un autre

Les dictionnaires courants qui se réfèrent à l’étymologie du mot identité donnent : idem, « le même ». Certains précisent : le même que, ou « le même que lui-même ».

Il ne faut pas s’arrêter au caractère tautologique de cette formulation, mais voir plutôt que l’identité pose un rapport 1/ avec une entité déterminée, 2/ distincte d’une autre. Il est aussi précisé dans certains dictionnaires que « le même » se rapporte nécessairement à une chose, un individu (« le même que »), même s’il s’agit en l’occurrence de dire que l’individu Dupont est identique à l’individu Dupont, ou que la nation France est identique à elle-même. à strictement parler, l’identité finit par se formuler ainsi : a est a, Victor Hugo est Victor Hugo, la nation France est la nation France. On peut penser que cela ne nous avance guère, à ceci près que l’on a usé, entre a et a, ou France et France, du verbe « être ». Ce qui est est.

En tant que terme logique, l’identité qui affirme la relation d’un être avec lui-même tout au long de son existence, pose toujours un rapport avec un sujet existant, une chose, un être, peu importe. En usant de la catégorie d’identité on postule aussi l’existence de cette chose, de cette entité. On pose aussi qu’elle a une existence propre, que cette entité (de nature ou de construction) n’est pas une autre : Albertine n’est pas Albert (sauf chez Proust), le chien Toby n’est pas le chien Toty, Charles de Gaulle, malgré tous ses mérites, n’est pas la France, la nation France n’est pas une nation quelconque.

Ainsi, la relation d’identité ne peut se rapporter qu’à ce qui a une existence (de chose, d’être), et celle-ci ne peut se manifester que si cette chose « existe » effectivement dans la réalité et pas seulement en idée. S’il y a existence d’un être, il est nécessairement identique à lui-même, tant qu’il existe, et quels que puissent être les changements qui l’affectent. S’il n’y a plus d’être, d’existence effective d’un être, on ne peut plus poser la question de son identité, si ce n’est au passé. Quand on parle « d’identité nationale », il faut ainsi se demander quelle est la « chose », l’entité dont on prétend poser l’identité. La pensée de « l’identité nationale » ne produit pas son objet, si celui-ci n’a pas, ou plus, d’existence. Et ce qui a une existence ne peut être simple attribut d’un être, un qualificatif, mais cet être lui-même. L’entité dont on prétend attester l’identité, en lui attribuant le caractère « national », est la nation elle-même.

Les questions à se poser sont alors celles-ci : cette nation existe-t-elle et persévère-t-elle dans son « être », conforme à elle-même, dans sa configuration essentielle, quelles conditions nécessaires et suffisantes lui permettent de se maintenir comme telle, quel type de changements peuvent mettre fin à son existence d’entité historiquement formée ?

L’identité porte donc sur une chose, sur sa configuration essentielle, et non sur ce qui sert à la désigner. On peut continuer à user du mot république alors que « l’être » de la république, ce qui faisait sa nature essentielle – la chose publique – n’existe plus. « Ce n’est pas république s’il n’y a plus rien de public » disait Jean Bodin. De la même façon, tout ce qui se nomme nation n’est pas ipso facto une nation (4). Ce n’est qu’en s’interrogeant sur la chose nation en elle-même, et une nation déterminée, dans sa réalité historique et dans sa spécificité, qu’on peut dégager la nature propre de « l’identité » d’une nation, qui n’est rien d’autre que “l’être par construction” de cette nation.

La souveraineté, et non l’identité soutient l’unité et la pérennité d’une nation

Il convient ici de considérer que le terme identité, toujours pris dans son sens logique (posant la relation d’un être avec lui-même), peut être appliqué soit à des êtres par nature, par exemple un individu humain, ou à des êtres par construction, tels une machine, une cité, une nation.

Appliquée à un individu humain, « être par nature », la substitution de la notion d’identité (l’identité de Gustave), à l’être lui-même (Gustave), n’ajoute rien à la nature de cet être, et cette substitution n’a pas d’incidence majeure touchant à la manière de l’appréhender. Si toutefois on inverse les termes, faisant de l’identité le véritable sujet (l’identité “gustavéenne”, ou encore la “gustavité”), et de l’être auquel elle s’applique, un prédicat, qui déciderait à la place de Gustave de ce qu’il est, on peut craindre que “l’identité” ne se pose plus que comme un principe ineffable qui préexisterait à l’individu lui-même et déterminerait à sa place son “destin”.

Dès lors que l’on prétend accoler le terme d’identité, non plus à des individus naturels, mais à des “êtres par construction”, des groupements humains (un peuple, une nation), le risque est plus grand de postuler une “identité” s’affirmant comme une “substance” (“naturelle”, “innée »), prédéterminant l’être de ce groupement et son mouvement. Le risque est plus grand encore lorsque l’on substitue à la formulation « identité de la nation », qui déjà pose problème, la formulation « identité nationale ».

Dans le monde historique concret, ce n’est pas “l’identité” d’un peuple ou d’une nation (ou la pensée de son “identité”) qui fait ce peuple, cette nation, et son mouvement, c’est à l’inverse, l’existence effective historique d’une chose (d’une construction humaine appelée peuple, nation), qui permet de poser la question de leur identité. Il s’agit ainsi de s’interroger : peut-on poser, ou peut-on encore poser, l’existence de ce peuple, cette nation, en tant que peuple, nation, déterminés (non quelconques), et dans leurs caractères propres. En sachant que l’unité, ou plutôt l’unification d’un être par construction, ne ressort pas d’une donnée originelle (vie organique, sang, germe, “culture” substantialisée), mais d’un principe propre de construction (historique et politique dans le cas de la nation), capable de le produire et le maintenir dans son individualité propre.

L’identité se rapporte à un être individué (donc un, unitaire, unifié).

Par définition, il ne peut pas y avoir plusieurs sujets, ou supports, auxquels puissent s’appliquer un principe d’identité. Poser qu’une chose, un être est identique à lui-même, signifie que cette chose, cet être, se présente comme un et indivisible, faute de quoi il ne pourrait être le même que lui-même. Pour qu’on puisse parler de l’existence d’un être, il faut ainsi qu’il soit Un être, nouvelle tautologie, qui ne manque pas non plus de sens (5). Ce à quoi on peut référer une identité (être « par nature » ou « par construction ») est nécessairement individué (Un). Faut-il insister sur le fait que l’unité ne se confond pas avec l’homogénéité ou l’absence de contradictions. Postuler un rapport d’identité, c’est postuler que l’être auquel on le réfère existe en tant qu’unité, ceci dans l’indivisibilité de son mouvement. C’est précisément le problème qui était en jeu dans le débat

Toute la question est ici de savoir ce qui fait l’unité d’un être par construction, tel qu’une nation, ce qui peut la caractériser tout au long de son existence, tant qu’elle existe en tant que nation, et se maintient une et la même, dans l’indivisibilité de son mouvement, en dépit des changements qui l’affectent.

Sur quoi se fonde l’unité d’un être « par construction » et ce qui peut la déconstituer

On a posé que les « êtres » à propos desquels on peut rapporter la qualité unitaire (Un) sont soit des êtres  « par nature » (un chêne, un être humain), soit des êtres « par construction » (par exemple, dans le domaine des réalités politiques, l’État, la République). La nation n’est pas un être “naturel”, comme tendent à le poser les conceptions “identitaristes”, c’est un être par construction, qui se définit comme tout être de ce type en fonction d’un principe d’unité ou d’unification construit, capable de maintenir dans sa continuité son existence, en dépit de changements qualitatifs.

Pour les être naturels, il est relativement facile de déterminer le principe unitaire, en tant qu’il est lié à la continuité indivisible de leur existence physique. Le chêne adulte est qualitativement différent du germe porté par un gland, mais identique dans sa nature et ses propriétés essentielles tant qu’il subsiste dans son existence particulière. Pour les êtres « par construction », les principes d’individuation, d’unité ou d’unification, mais aussi de persistance dans leur existence, sont plus difficiles à attester. En quoi consiste cet essentiel “qui fait” cet être historique spécifique qu’est une nation, et cette nation là ? Quelle configuration, principes de construction, en font, ou en ont fait, un être capable de porter en lui la cause de sa continuité, en dépit des changements qui l’affectent ?

Mais aussi, quand et pourquoi ce « être par construction » peut-il cesser d’exister en tant que tel, dans son unité et l’indivisibilité de son mouvement ? Quelles conditions peuvent conduire à ce que la question de son identité ne puisse même plus être posée, sauf pour mémoire. Ne serait-ce pas précisément lorsque les conditions de sa construction comme unité (ce qui l’a construit comme Un), sont progressivement ou brutalement annihilées. Ce qui ne renseigne guère sur lesdites conditions. On peut seulement poser que, s’agissant d’un « être par construction », la cohésion ne peut résulter d’un mouvement involontaire, en tant que soumis lui-même à d’autres mouvements et ambitions extérieures, involontaires ou non. Le maintien de la cohésion ressort nécessairement de l’ordre politique, non d’une impulsion “naturelle”. Le maintien du principe de souveraineté, qui fait d’une nation un “être” est un des facteurs essentiels des conditions du maintien de son unité. On en revient à la formule de Loyseau : « La souveraineté est ce qui donne l’être à l’Etat ».

Si certains changements n’affectent pas l’existence d’un être par construction, il en est d’autres, imperceptibles ou ostensibles, qui tendent à l’ébranler ou le détruire, en déconstituant sa configuration propre, jusqu’à l’annihiler, lors même que l’on continue d’user du mot qui servait à le désigner. Ce qui peut concerner une nation, lorsque sa configuration historique et politique propre est ébranlée, par des facteurs intrinsèques ou extrinsèques. Telles étaient les questions que ce débat incitait à poser.

 

II —La formulation « identité nationale » a faussé le contenu effectif du débat

Rappelons que si l’on rapporte le terme identité à sa signification logique (relation d’un être avec lui-même), on pose l’existence ou la non existence d’une nation particulière. On ne peut en effet parler de « l’identité » d’une chose, que si cette chose (la nation) existe, ou persiste, en tant qu’entité concrète, une et indivisible. Même malencontreusement exprimé par le biais de l’expression « identité nationale », l’enjeu du débat pouvait en ce sens concerner la question de l’existence et du maintien de la nation dans sa réalité historique concrète.

Pour l’essentiel, ce n’est pas la conception “identitariste” qui s’est trouvée défendue par les initiateurs du débat, et qu’une partie de l’opposition imputait à tort au gouvernement d’alors. Bien qu’une partie de ces initiateurs aient parfois mobilisé la thématique “culturelle”, il n’en résultait pas une “substantialisation” de la notion d’identité nationale. Les formulations utilisées servaient le plus souvent à caractériser les traits d’une formation historique spécifique [construite] dans ses dimensions sociales et politiques propres. cela rend d’autant plus nécessaire de s’interroger sur les motifs de l’adoption de la formulation bancale d’identité nationale, de la situer dans son contexte, et sur cette base d’en proposer une critique raisonnée.

Défendre « l’identité nationale » ou la « souveraineté nationale » ?

La notion « identité nationale » ne va pas de soi. Elle n’est couramment utilisée dans le cadre français que depuis deux ou trois décennies. Anne-Marie Thiesse (6) signalait que pour ce qui touche aux titres d’ouvrages, le mot n’apparaissait en France qu’en 1978 (dans un livre sur Pablo Neruda). Des années 2000 à 2010, on aurait en revanche recensé, selon Thomas Wieder, trente titres d’ouvrages ayant dans leur intitulé l’expression « identité nationale ».

Portant sur un équivoque, la formulation « identité nationale », incitait ainsi à faire de “l’identité” un sujet par lui-même, ou encore un germe, une “substance”, qui, mus par un flux immanent, seraient au principe du mouvement de la nation. Alors que c’est bien la nation, en tant que formation historique et politique, qui est le véritable sujet, sous la condition que, comme tout sujet, elle puisse exister et persister comme une et indivisible.

Il y a quelques décennies encore, le problème de fond posé par le débat aurait été introduit au moyen d’autres mots : « indépendance nationale », tel que de Gaulle en usait, « souveraineté nationale », tel que Philippe Séguin l’énonçait dans la conjoncture de Maastricht. Car en effet, seule la souveraineté permet de soutenir “l’identité”, ou plutôt l’être, la réalité d’une nation, en tant qu’entité construite et non imaginaire substance pré-donnée. En sachant aussi que la souveraineté de la nation soutient la possibilité de la souveraineté du peuple. La souveraineté de la nation, la souveraineté du peuple, ne sont pas seulement des catégories de pensée, comme peut l’être « l’identité nationale ». Les mots se réfèrent ici à des réalités historiques et politiques, humainement construites, ce qui a fait de la nation ou du peuple, des entités, ce qui a rendu possible leur unification et ce qui peut la maintenir.

Le choix malheureux de l’expression « identité nationale », plutôt que celle de « souveraineté nationale », atteste qu’en matière de vocabulaire, la pensée n’était et n’est plus tout à fait “souveraine”. Ce choix signale qu’on ne peut plus poser le devenir de la nation sur la base de sa souveraineté, que ce devenir est déjà en conséquence pour partie compromis, que l’on se trouve contraint d’user de mots se posant pour partie en extériorité au regard de ce qui a présidé à la formation historique de la nation.

On doit cependant remarquer qu’Éric Besson, François Fillon et Nicolas Sarkozy ont mentionné, au moins une fois, par la bande, les mots de souveraineté de la nation, ou d’État souverain.

Éric Besson : « [Une partie du peuple a affirmé] son attachement au cadre national et sa crainte de certains abandons de souveraineté ».

Nicolas Sarkozy : « La République est au cœur de notre identité nationale. […] La République, c’est la souveraineté de la Nation ».

François Fillon : [Richelieu et Napoléon] partagent une même conviction : les frontières doivent être défendues, les factions intérieures abattues, et l’État souverain. »

L’adoption par le gouvernement d’alors de la formulation « identité nationale » ne suffisait pas, à elle seule, à lui imputer une volonté délibérée de relégation du principe de souveraineté. Nombre d’intervenants de l’opposition, furent au contraire parmi les premiers à reléguer ce principe aux oubliettes, Ils ont d’ailleurs rarement porté la critique sur ce terrain. Compte tenu de penchants “européistes“, plusieurs semblaient redouter que le débat public puisse faire ressurgir la question de la souveraineté, et que le peuple n’en vienne à s’interroger sur les atteintes qui ont été portées dans le cadre de leur politique européenne au principe souverain,.

On peut en revanche subodorer qu’en dépit de l’escamotage du mot souveraineté, par le gouvernement Sarkozy-Fillon, celui-ci ait voulu resservir sur la table de façon dérivée ce non-dit que l’édification d’une “Europe” présumée unie leur interdisait de poser ouvertement. Que la question de la nation fut ainsi posée presque de façon “honteuse”, sans pouvoir en formuler ouvertement, ou de façon “politiquement correcte”, tous les termes. Par là, les initiateurs du débat se sont situés sur un terrain miné.

Deux usages de la notion « d’identité nationale »

On a pu percevoir que selon les intervenants, le sens attribué aux mots identité, nationale ou nation, était différent, en fonction des conceptions que les uns et les autres pouvaient se faire de l’identité, mais aussi de la nation. Selon les cas, le terme identité pouvait être rapporté à national, nation, à nation France ou à Français (la distinction étant dans ce cas mal établie entre ce qui “identifierait” un individu par ses traits propres, ou au regard d’une «“origine” que le nierait en tant qu’individu). La difficulté majeure dans l’usage de l’expression « identité nationale » provenait en outre de ce qu’elle est formée de deux termes, identité et nationale, relevant de registres différents.

Prenons le mot identité. Deux usages opposés peuvent en être faits. L’usage conforme à l’étymologie pose l’identité en tant que relation d’ordre logique qu’un individu (une entité quelconque) entretient avec lui-même, pour autant que cet individu, cette entité, existe. Par extension, le terme identité en est venu à désigner ce qui caractériserait en propre cet être, finissant par se poser en sujet à la place du sujet, ce qui a ouvert la voie à un autre usage, abusif, tendant à faire de la relation d’un être avec lui-même une substance, qui existerait par elle-même. C’est l’usage que l’on a nommé “identitariste” : on fait de l’identité un être, un sujet.

Le qualificatif nationale pour sa part, n’a de signification que si on le réfère à une entité du monde historique concret, la catégorie de nation, pas seulement l’idée, le concept de nation, mais la chose, la réalité du fait nation. En sachant bien que si l’on rapporte le terme identité (toujours dans son sens logique) à une nation, on n’ajoute rien à ce qu’est cette nation, ses caractères propres. En substituant la notion d’identité nationale au sujet auquel elle se rapporte, la nation, on tend à confondre le mot avec la chose dans sa réalité extérieure.

Or, au sens strict, on l’a déjà indiqué, le terme identité se borne à poser l’existence d’un être individué, en comprenant bien que le terme lui-même ne se confond pas avec cet être, tel qu’il existe dans le monde réel. On pose la relation (a) = (a), la nation (a) est [identique] à la nation (a) dans sa réalité et sa définition propre. Mais cela n’éclaire pas ce qu’est (a), sur ce qu’est la nation (a), dans ses définitions propres d’objet spécifique de la réalité.

Si l’identité d’un dénommé Victor est : homme de genre masculin, né à telle date, en tel lieu, ces caractères n’en demeurent pas moins ceux de l’individu Victor. La relation d’identité permet seulement de subodorer que Victor est, tant qu’il existe, et qu’il est bien Victor, qu’il n’est pas un autre. Reste à savoir qui est Victor, ce qui le définit en propre. L’identité en effet n’ajoute rien aux caractérisations de ce qu’il est. Tout adolescent ne découvre-t-il pas un jour que se demander « quelle est mon identité ? », à la place de « qui suis-je ? », ne fait guère avancer le problème. De la même façon, parler de « l’identité nationale » de la France revient à parler de cette nation, et n’y ajoute rien d’autre.

 

III — La version “identitariste”

Dans le cadre de la formation historique française, le glissement du sens logique d’identité à son acception “identitariste” (substantialisation de la notion) est relativement récent, (de même que son large emploi appliqué, non plus à des “êtres par nature”mais à des “êtres par construction”. Ce glissement identitaire a pu se révéler plus prégnant d’autres formations historiques.

La tendance à “substantialiser” les “identités” ou “cultures”, qui seraient propres à tel ou tel peuple, se trouve depuis longtemps inscrite au cœur des conceptions “communautaristes” des groupements humains, telles qu’elles se sont forgées et répandues. La formulation « identité nationale » pouvait dans ce cadre être considérée comme un avatar de la notion de “culture(s)”, non universalisables, se substituant au mot culture (au singulier), tel qu’il prévalait encore en France il y a quelques décennies, la culture y étant alors pensée comme étant par essence universelle.

Le mot “cultures”, ou autres termes apparentés : “esprit des peuples”, “langue idiomatique” propre à une nation, sont ici en résonance avec les courants de pensée tels que Herder, Hamman ou les anti-Lumières, les ont théorisés. Quoique non dominants, de tels courants n’ont pas été absents dans la formation historique française, mais ils avaient jusqu’alors été le plus souvent refoulés par les conceptions universalistes. Ils ont accompagné les idéologies d’auto enfermement communautaire qui affirmaient, contre l’idée même d’humanité ou de genre humain, un déterminisme “culturel” ou une prédestination métaphysique propre à chaque “nation”, “peuple”, ou Volk. Ces courants d’idées pouvaient opposer au latin universaliste les spécificités idiomatiques de langues nationales présumées préformées de toute éternité. à défaut de l’histoire construite, la “culture” y jouait le rôle de facteur explicatif de l’histoire humaine, avec son « kit identitaire » centré sur la race, l’ethnie, “l’âme”, ou le “génie” propre d’un peuple. La composante raciale pouvait en apparence se trouver exclue, comme chez Paul de Lagarde qui fondait la “germanité” sur “l’âme”. à noter aussi que la thématique de la “mémoire collective” d’un peuple, concept proprement inconcevable, n’est pas en totalité extérieure à ce courant de pensée.

De telles visions du monde, importées ou non, se sont largement diffusées depuis quelques décennies. L’utilisation du mot identité, à propos de groupements humains, et non plus seulement à propos d’individus, s’est ainsi répandue aux États-Unis à partir années 1960. La notion d’identité fut appliquée à des groupes communautarisés (noirs, femmes), que l’on présumait réunis par un principe commun substantialisé [que l’on pourrait nommer négritude, féminitude], en relation avec les notions de « stigmate » ou de « fierté » (pride), censés s’exprimer dans un registre collectif identitaire.

D’abord limitée aux groupes “ethniques” ou “ethnicisés”, “l’identité” ainsi substantialisée, s’est aussi imposée en France dans certains milieux intellectuels, au tournant des années soixante-dix. Elle fut par la suite appliquée à l’ensemble des groupes humains, jusqu’à se trouver mise en relation avec les formations nationales (Voir la revue Identité — « revue d’études nationales » — qui paraît à la fin des années 80, qui extrapole la notion d’identité des individus à des groupements humains formés en nations). Cette extrapolation du terme hors de son emploi régulier, fut aussi, notamment, développée dans le cadre du séminaire de Claude Lévi-Strauss, alors dirigé par Jean-Marie Benoist. En résonance avec ce courant, Fernand Braudel devait produire en 1986 son grand ouvrage l’Identité de la France, de formulation toutefois moins équivoque (7). à propos de l’intitulé de son livre, auquel il a été fréquemment fait référence dans le débat à l’Assemblée, il indiquait cependant : « le mot m’a séduit, mais n’a cessé, des années durant de me tourmenter ».

L’extension de l’usage de la notion d’identité à des peuples, des nations (êtres par construction) a conduit à modifier leur principe de définition. Du concept d’identité, principe pour la pensée, on est passé à l’idée d’un principe effectivement agissant au sein des groupements humains. Appliqué aux peuples et nations modernes, cet usage du mot a conduit à poser leur mouvement comme prédéterminé par un “esprit” immanent, extérieur et supérieur à leur formation historique. On pourrait dénommer de telles identités pré-données agissantes : germanité, ou germanitude, et par contagion francité, francitude. Cette conception “identitariste” a permis l’assujettissement de groupements humains à des “communautés” imaginaires “d’appartenance”, se déployant sur de présumées “origines”, “cultures” ou “génies” originaires. Dans ce cadre, les individus eux-mêmes ne peuvent avoir d’identité propre, ils ne peuvent exister que comme émanations de “l’identité” de la « communauté de destin », à laquelle ils sont censés “appartenir”.

La thématique “identitariste” et ses enjeux historico-politiques

Il ne faudrait pas imaginer que le débat entre les différentes conceptions du monde, au regard des notions d’identité, de culture, de peuple, de nation, vaille seulement dans le ciel des idées. Ce débat recouvre des enjeux très concrets, qui ont été à l’œuvre dans le passé et le sont encore aujourd’hui, en relation avec des conflits internes ou des confrontations entre puissances.

A l’interne, des “identitaristes” français conservateurs pouvaient imaginer une France éternelle où rien jamais ne serait susceptible de changer, tandis que de nouveaux “identitaristes”, notamment « à gôche », ne sont pour leur part nullement opposés à la disparition de la formation nationale. à l’externe, le thème “identitariste” s’est aussi trouvé au cœur de revendications territoriales et de combats pour le partage de sphères d’influence (que l’on pense à l’annexion des Sudètes ou au démantèlement de la Yougoslavie). Il a pu et peut encore être mobilisé pour travailler à dissoudre des cadres nationaux souverains (voir Catalogne) ou la forme républicaine une et indivisible de la nation française. Tout ceci peut aller de pair avec des reconstitutions imaginaires (telle “l’identité européenne”).

On peut illustrer l’un de ces enjeux dans le cadre de la rivalité entre les puissances allemande et française, au tournant du XIXe et du XXe siècles, à propos de la question de l’Alsace. Dans le cadre d’une conception identitariste, ou völkish (ethno-culturelle), l’idée « d’allemanité » ou de « germanité » (Teutschheit) (8), valait pour légitimer l’annexion de l’Alsace, dans la mesure où cette annexion était censée se fonder sur une “identité” germanique originaire (langue, “culture”), non déterminée par les facteurs politico-historiques de formation.

C’est en relation plus ou moins directe avec ce conflit, que Meinecke mettait en question en 1911 la catégorie historique de nation, lorsqu’il prétendait établir une distinction entre « État-nation » (Staatnation), politiquement construit, de type français (9), et ce qu’il nommait « nation culturelle » (Kulturnation), fondée sur un sentiment « d’appartenance » linguistique et culturelle, et sur un présupposé d’homogénéité. Et c’est dans le même sens que le “grand sociologue” Max Weber, identifiait des « espèces nationales », ou « formes particulières d’humanité que nous trouvons dans notre être propre ». Ces « espèces nationales », surtout celles de type supérieur, devaient selon lui mener un combat pour leur existence (Kampf uns dasein), contre d’autres “espèces nationales”. (10).

L’opposition entre « nations culturelles » et « nations États », telle que la formule notamment Meinecke, venait à l’appui des argumentaires concernant l’appartenance supposée de l’Alsace à une puissance ou à une autre. Les deux puissances France et Allemagne pouvaient revendiquer, chacune au nom d’arguments différents, la légitimité de leurs droits sur ce territoire et cette population. Mais c’est au nom d’une conception “culturelle” ou “identitariste” de la nation que la légitimité de l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne fut posée, sous l’angle d’une « restitution » fondée sur l’argument de « l’appartenance » à une même culture, langue ou principe [ethno-culturel] de “nationalité”. « Nous voulons prendre tout ce qui est notre », était-il en ce sens énoncé. En outre, pour affirmer la légitimité de l’annexion, l’Empire allemand prétendait faire de cette conception “culturelle” un principe de droit international, non fondé sur un critère politique.

La conception défendue par la France reposait sur une autre idée de la nation et du droit international, d’ordre historique et politique. Le débat entre Mommsen et Fustel de Coulanges est illustratif à cet égard. Fustel de Coulanges posait que ce n’est « ni la race, ni la langue qui fait la nationalité », celle-ci ne saurait reposer que sur un principe de droit public : le « droit d’une population à être gouvernée par les institutions qu’elle accepte librement ». « Les peuples ne sont presque jamais constitués d’après leur origine primitive », indiquait-il. En conséquence, en la matière, on ne devait pas « invoquer l’ethnologie ni la philologie ». Ce sont des « convenances géographiques, des intérêts politiques ou commerciaux [qui] ont groupé les populations et fondé les États ». « Chaque nation s’est ainsi peu à peu formée, chaque patrie s’est dessinée sans qu’on se soit préoccupé de ces raisons ethnographiques que vous voudriez [Mommsen] mettre à la mode ». (11)

Selon Fustel de Coulanges, « ce qui a rendu l’Alsace française, ce n’est pas Louis XIV, c’est notre révolution de 1789 ». (11)

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(1) Voir Stéphane Ferret, L’identité, Corpus, Flammarion, 1998.

(2) On peut distinguer : a/ L’identité dite numérique, qui se rapporte à un individu, un être, en tant qu’il demeure identique à lui-même, en dépit des changements qui l’affectent. L’identité numérique peut aussi se rapporter à ce qui est une seule et même chose (dans la réalité), en dépit de dénominations différentes (le lac Léman et le lac de Genève). b/ L’identité dite qualitative, ou caractère de choses ou d’êtres qui présenteraient les mêmes qualités. Plutôt que d’une relation d’identité au sens strict, il s’agit d’une relation de similitude. c/ Ce que l’on pourrait nommer des identités génériques (de genre), au sens de définitions, critères pouvant s’appliquer à un genre déterminé  [identité générique qualitative abstraite], c’est-à-dire ensemble des traits qualitatifs qui caractérisent par exemple le genre arbre ou le genre chien, en faisant abstraction des caractères particuliers des individus.Par rapport au sujet qui nous occupe, l’identité générique ne désigne pas l’identité propre de la nation française, mais ce qui permet de la ranger dans le genre nation [les critères de ce “genre” restant à définir]. Le terme d’identité devrait être ici remplacé par celui de concept générique : traits essentiels qui caractérisent un genre donné, ce qu’il y a de commun entre des spécimens différenciés.

(3) « L’identité est la relation que chaque individu (chose, unité) entretient avec lui-même tout au long de son existence ». Stéphane Ferret, opus cité.

(4) Il faudrait préciser que toute nation appartient au “genre nation”, genre qui se définit par un certain nombre de critères, dont il convient de vérifier l’effectivité pour toutes les entités que l’on a coutume de dénommer “nations”, ceci à différents moments de leur histoire. A cet égard, le débat sur les critères sur est loin d’être clos (Voir Partie II).

(5) « Ce qui n’est pas Un n’est pas véritablement un Etre ». Leibniz, Lettre à Arnault, 30 avril 1687.

(6) Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales en Europe XVIIIe-XIXe siècles, Seuil 1999.

(7) Le titre choisi par Braudel pose une relation de l’identité avec une entité, la nation France, et non une relation avec le prédicat “nationale”, qui ne permet pas de distinguer entre nation et nationaux).

(8) Wieland posait que la notion de « germanité” (Teuschkeit), qui n’avait de sens selon lui au départ que par rapport à l’ennemi (Français), ne pouvait suffire à poser un principe interne d’unité pour l’Allemagne. Voir « Du patriotisme allemand », in Philosophie et politique en Allemagne (XVIIe-XXe siècles). Les Cahiers de Fontenay, n° 58-59, ENS Saint-Cloud, juin 1990.

(9) Il faudrait sans doute traduire Staatnation par “nation-Etat” plutôt que par “Etat-nation”, pour restituer le sens effectifs de la notion.

(10) Voir Thomas Lindenmann, « Le nationalisme völkisch [i.e. ethno-culturel] et darwinien, in Les doctrines drawiniennes et la guerre de 14, Hautes études militaires, s.d.

(11) A rapprocher de la conception de Renan, s’insérant dans le même contexte historique, position qui fut souvent invoquée dans le débat, mais réduite à la formulation « volonté d’une population de vivre ensemble », au mépris des facteurs historiques et objectifs que Renan prenait en compte. Voir Bernard Peloille, « Un modèle subjectif rationnel de la nation », Revue française de Science politique, vol. 37, octobre 1987.

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