[Contribution du Centre de Sociologie Historique]
Au cours des années récentes, de nombreux débats, enquêtes et sondages ont mis à l’avant scène la question de d’identité nationale. On s’est plus rarement intéressé à la nation elle-même, aux conceptions qui en sont faites au sein des différentes classes sociales et courants politiques, aux attitudes d’adhésion ou de rejet à l’égard tant de l’idée que de la réalité de la nation.
Quelques enquêtes récentes toutefois signalent indirectement la tonalité positive du positionnement d’une grande partie de la population envers la nation, au travers de l’image que l’on se fait du lien entre nation et défense nationale. A cet égard, des enseignements généraux peuvent être tirés d’enquêtes récentes portant sur le rapport entre armée, nation et défense nationale. On apprend ainsi que 87 % des Français ont une bonne image des armées, que 81 % souhaitent que le budget de la Défense soit maintenu ou augmenté. En outre 88 % estiment qu’il est primordial de commémorer les grands événements passés, et ceux de l’histoire nationale (1). Dans leur majorité un grand nombre de Français — sans distinction “d’origine” — ont par ailleurs manifesté un sentiment d’adhésion au cadre national, plus spécialement depuis les attentats de 2015 et 2016.
On se propose de considérer le rapport entre classes et nation du point de vue des classes populaires. Il est important en premier lieu, indépendamment des représentations que l’on se fait de la nation de prendre en compte le rôle historique joué par les classes populaires dans la constitution et la défense de la nation. Cela ne signifie pas que les classes “non populaires” aient été dans leur ensemble indifférentes au maintien du cadre national. On note cependant qu’au cours des dernières décennies, comme à d’autres périodes de l’histoire, une partie des catégories qui composent la bourgeoisie et plus spécialement la “nouvelle bourgeoisie ” (petite, moyenne ou grande), s’est déclarée ouvertement hostile au cadre d’une nation, qui pourtant a “nourri” leur propre développement. Cette tendance se trouve attestée, plus spécialement “à gauche” pour les décennies récentes (2), par les déclarations de nombre de représentants politiques, en contradiction avec la grande majorité des citoyens et habitants de ce pays.
En juin 2016, lors d’une rencontre avec le maire de Londres, Anne Hidalgo, maire socialiste de Paris, a ainsi fait l’éloge des nouvelles alliances à établir entre les grandes métropoles capitalistes du monde, les “villes monde”, contre les formations dépassées que seraient les nations : « Ensemble, nous pouvons être un contrepoids puissant face à la léthargie des Etats-Nations ». Une militante écologiste, Emmanuelle Coste, se déclarait pour sa part favorable à la « dissolution de l’Etat-nation » au profit d’une Europe fédérale. « Il faut arrêter avec ce sentiment national ».
On présente ci-après quelques aperçus d’une étude ancienne portant sur les représentations communes de la nation. Cette étude a été publiée dans la Revue Française de Science Politique, puis dans l’ouvrage Le vocabulaire et les conceptions politiques du peuple. Enquêtes 1981-2011 (3), elle nous semble aller dans le sens des lectures proposées ci-dessus.
Si l’on s’efforce de dégager une conception générale de ce que représente la nation dans le cas de la formation nationale française, on relève que sont majoritairement affirmées tant des valeurs intégratrices, relevant tant du cadre commun et de l’histoire commune, que des valeurs liées aux luttes sociales et politiques qui ont participé de la construction de la nation. Les valeurs intégratrices ne valent pas ainsi pour négation des différenciations et contradictions de classes au sein de la nation.
I — Les conceptions de la nation sont d’abord rapportées à des valeurs associatives, agrégatives, globalisantes (tout, tous, toutes, ensemble), le plus souvent avec une valence positive.
« La nation c’est tout le monde » ; « Tout le monde fait partie de la nation »
Ces valeurs associatives peuvent être rapportées à des notions telles que Français, citoyens, sans prise en considération de distinctions d’ordre social :
« La nation c’est tous les Français »
« Tous les citoyens, tous les Français forment la nation sans discrimination de classe »
« c’est toutes les catégories sociales sans exception ni réserve »
La valeur associative de la nation n’exclut pas l’existence d’oppositions sociales, entre classes, au sein de la nation. Elle peut aussi inclure des différenciations relevant de l’ordre politique, rarement d’un ordre “ethnico culturel”. Même si le mot communauté est utilisé, il s’agit en général d’exposer l’idée d’un tout, d’une « communauté historique » intégrant les luttes internes.
« C’est tout le monde, c’est une communauté de gens, tous les gens qui ont une histoire commun »
« Pour moi, la nation c’est une communauté d’individus qui s’est forgée une histoire propre… par des luttes, soit des luttes sociales, soit des luttes politique »
On distinguer deux façons de concevoir l’histoire commune, une forme passive et une forme active : avoir une histoire en commun, ou, se forger une histoire.
L’idée de communauté d’origine hors de l’histoire est énoncée de façon exceptionnelle.
« [la nation] l’ensemble d’une population de même origine en tant que race »
Les termes d’origine ou de race, sont rarement formulés et peuvent se présenter comme un simple doublet du terme de nationalité.
« la nation, c’est d’un pays, d’une race, d’une seule race, soit Français, soit Polonais… »
La nation se présente encore comme un être collectif, une association entre personnes et territoire, ou entre personnes liées à un même ensemble politiquement unifié.
« Une nation, enfin un ensemble de personnes vivant sur un territoire donné »
« L’ensemble des hommes qui vivent sous le même drapeau »
La nation peut encore se définir comme association humaine librement consentie, association économique et politique, de territoire et de ressources, impliquant un certain consensus et un but commun.
« Un ensemble d’hommes qui veulent s’allier pour avoir le maximum de ressources dans le territoire qu’ils occupent »
La nation peut aussi être rapportée plus exclusivement à la société, la population, auxquelles on s’identifie.
« La nation c’est la société » ; « La nation c’est nous »
En tant qu’être collectif la nation se présente comme unité et unité structurée, en opposition aux facteurs extérieurs qui pourraient viser à la désorganiser ou la détruire.
« La nation c’est une unité structurée ».
« C’est quelque chose d’organisé qui lutte contre ce qui peut la détruire »
Les notions de pays, ou de patrie, notions dépourvue de contenu social ou politique spécifiques, sont parfois substituées ou identifiées à celle de nation.
« La nation c’est le pays avant tout » ; « C’est mon pays, c’est ma patrie, c’est ça la nation »
Le terme de pays peut introduire des critères économiques et politiques, délimitant les conditions de l’existence à l’interne de la nation, comme au regard de facteurs extérieurs.
« [La nation] c’est un pays qui sait se diriger par lui-même »
« La nation c’est un pays bien défini qui doit vivre sur ses rapports, sur ce qu’il produit, tout en faisant de l’échange alentours »
II — Les traits différenciateurs au sein de la nation relèvent principalement de facteurs d’ordre social, différenciations de classe, de richesses. De façon générale, ces traits différenciateurs ne valent pas pour dénier les valeurs associatives. Dans la conjoncture de réalisation de l’enquête, les divisions de race, de religion, de culture, sont rarement évoquées au sein de la nation.
Celle-ci peut être associée à différentes classes et aux valeurs qu’elles peuvent promouvoir.
« Nation, c’est comme République et État, tout dépend de la classe qui pose et réalise ces notions »
Selon les cas, toutes les classes peuvent être englobées dans la nation, ou seulement les classes populaires, soit que l’on prenne en compte l’ensemble de la population ou les classes estimées à l’origine du développement économique.
« Plusieurs classes représentent la nation : la classe ouvrière, la classe des riches, la classe des moins riches. […] Sous son aspect économique, c’est le monde ouvrier, la nation c’est le peuple. »
« La nation c’est la classe ouvrière d’abord, ensuite les classes moyennes. Si on prend les capitalistes, les bourgeois, pas plus de dix pour cent. Pour eux l’argent n’a pas d’odeur, on le voit tous les jours »
Les valeurs négatives associées à la nation sont très rares.
« Je la perçois maintenant comme quelque chose de très limité. Tout est international. Au niveau économique c’est très net »
« Au fur et à mesure qu’on avance, on se rend compte que la notion de nation est une notion dépassée »
« La nation, moi je suis internationaliste avant toute autre chose, donc ça compte peu pour moi, pour moi c’est le monde entier, c’est l’humanité, donc la nation ça représente peu de chose »
Cette valeur négative, ou limitative, peut se trouver mise en relation avec une conception de l’Europe comme agrégat de régions, prévalant sur les nations historiques.
« La nation, je dirais un genre de département dont le pays serait l’Europe, la nation c’est l’organisation de ce département »
III — De nombreuses formulations posent la nation au regard de son organisation politique et des classes qui la composent.
On note les associations entre nation et État, nation et gouvernement. Ces associations ne sont ni agrégeantes ni différenciatrices, elles introduisent un lien obligé entre nation et pouvoir politique, nation et régime politique, ce que l’on pourrait nommer le “pour soi” de la nation, ou la “nation-Etat” s’opposant à la conception d’une nation seulement définie par sa “culture”, la “nation-culture”.
« La nation, c’est l’État, l’État c’est la nation. Aie ! c’est la confusion que je fais entre nation et État »
« C’est le gouvernement, la nation pour moi c’est la République, le pouvoir exécutif et tout ça »
La mise en relation de la nation et des classes sont nombreuses et diverses. On a vu que la nation pouvait se présenter comme entité intégrant toutes les classes, en fonction d’une histoire commune.
« Un bourgeois, un ouvrier, un paysan, un aristocrate ont une portion d’histoire commune, et donc ils se retrouvent dans la nation »
« C’est tout le monde, c’est une communauté de gens… qui ont une histoire commune. Un bourgeois, un ouvrier, un paysan, un aristocrate ont une portion d’histoire commune. »
Ces propositions ne valent pas pour nier l’hétérogénéité sociale de la nation.
« La nation c’est tous les Français, la nation n’est pas séparée des classes »
« Elle n’est pas au-dessus des classes »
La nation peut aussi de présenter dans la dépendance, et/ou la domination d’une seule classe.
« L’utilisation du terme [nation] est à mon avis déterminé par la classe sociale qui domine »
Plus souvent, des spécifications restrictives à l’égard de la bourgeoisie, des classes riches, s’expriment. La nation peut profiter aux classes riches, mais ce sont les classes populaires qui la soutiennent et la défendent.
« La nation peut se confondre… pas avec les classes les plus riches, mais en général avec les classes les plus pauvres »
« Quand on dit la nation ou la patrie sont en danger, qui forme le gros des troupes qui se bat ? Ce sont les paysans, ce sont les ouvriers et les petits-bourgeois. Toujours ! »
L’association entre Révolution française et nation est signifiée.
« La nation prend une importance politique avec la Révolution française »
« À mon sens, c’est la Révolution française qui a marqué le début de ce quelque chose [la nation]. Avant ça ne correspondait pas à une nation… Le tournant c’est la Révolution française »
Ici, l’idée sous-jacente ou explicite de la Révolution française comme début d’une ère historique est présente. Mais les deux propositions diffèrent. La première insiste sur le facteur de prise en charge active de la nation, pour elle-même (« prend »), tout en admettant implicitement l’existence d’une nation antérieure à la Révolution. La seconde proposition tend à nier la réalité objective de la formation nationale, subordonnant son existence manifestations historiques de son être politique.
L’association de la Révolution française à la nation se pose aussi au regard de ceux qui la défendent, les classes populaires.
« Les soldats de l’An II disaient : nation » ; « Je pense aussi à Valmy ».
NOTES
(1) Voir « Les chiffres des sondages de la Défense – juillet 2016 », sur le site du Ministère de la Défense.
(2) A titre de comparaison, voir l’attitude, très différente, d’une partie de la “vieille” gauche socialiste envers la nation, dans la rubrique Lectures : Sur la nation : Auguste Blanqui, Jules Guesde.
(3) Bernard Peloille, « Le vocabulaire des notions Nation, Etat, Patrie », Cahiers pour l’analyse concrète 68-69, 2012.