[Contribution de la Société Populaire d’Education]
L’ouvrage a été écrit fin 1907. Inclu dans la deuxième partie du second tome du recueil Douze ans, il fut saisi à l’impression en 1908 et détruit par la censure tsariste. Un seul exemplaire avait échappé à la destruction. La fin (quelques pages) manquait. Le livre parut pour la première fois en 1917 sous le titre indiqué ci-dessus. Le texte dont on présente un condensé a été imprimé d’après le manuscrit corrigé de Lénine quelques années après 1908. Ces corrections ne figuraient pas dans l’édition de 1917.
Dans sa préface, Lénine porte l’accent sur les enseignements de l’expérience historique de la première révolution russe (1905-1907), qui a permis de mettre au jour de nouvelles données sur le fond les contradictions sociales en Russie, sur la disposition des forces des différentes classes, et plus spécialement sur ce qui motivait les luttes de la paysannerie.
« Les deux années de révolution, de l’automne 1905 à l’automne 1907, ont fourni une expérience historique considérable en ce qui concerne le mouvement paysan en Russie, le caractère et la portée de la lutte paysanne pour la terre. »
Les longues décades de lutte « pacifique » ne pouvaient fournir d’aussi riches matériaux que les deux années de lutte de classe directe des masses paysannes contre les propriétaires fonciers. L’expression politique en un même lieu (Douma d’Etat) a permis que cette lutte s’expose par une « première intervention publique des représentants de la paysannerie de toute la Russie ». Un « programme agraire paysan » a été présenté publiquement par les représentants de la paysannerie et opposé à celui du gouvernement et de la bourgeoisie libérale. On peut sur cette base dégager le caractère général des revendications paysannes et le sens général de leur lutte.
En fonction de cette expérience historique qui a rendu explicite l’expression des différentes classes sur la question agraire, les marxistes doivent dégager « l’essence économique » des projets en présence, établir autour de quoi « se poursuit la grande lutte historique », et, réviser leur programme en fonction de cette analyse. C’est en éclairant le fondement économique de la lutte en cours, qu’on pourra saisir la signification des « expressions politiques et idéologiques » (programmes, discours) des représentants des diverses classes.
I — Fondements économiques et essence de la révolution agraire en Russie
Pour donner une substance au fondement économique de la révolution agraire en cours, Lénine prend appui sur des données statistiques concernant la propriété terrienne en Russie d’Europe et ses diverses formes (propriété privée, communale, Domaine, Institutions, Eglise).
Il constate l’énorme prédominance de la grande propriété terrienne, la prédominance de latifundia seigneuriaux. Dans le but de préciser « autour de quoi se poursuit la lutte », quatre groupes essentiels de possessions foncières sont distingués : la masse d’exploitations paysannes écrasées par les latifundia féodaux, intéressés de près à leur expropriation ; la faible minorité de paysannerie moyenne qui disposent de suffisamment de terres pour un faire-valoir convenable ; la faible minorité de paysans aisés se transformant en une bourgeoisie paysanne au faire-valoir capitaliste ; les latifundia féodaux dont l’étendue dépasse les domaines capitalistes et qui tirent principalement leur revenu de l’exploitation asservissante et des prestations de la paysannerie.
A partir des données statistiques, on remarque qu’il y a prédominance de la petite culture asservie par les latifundia féodaux. La tendance “objective” de la lutte de la paysannerie pour la terre est donc dans la suppression de la grosse propriété féodale, sa remise aux paysans, sans se préoccuper ici de la pertinence de telle ou telle forme (communes ou nationalisation).
« C’est la petite paysannerie qui est en lutte, elle lutte pour le passage de la terre en ses mains. C’est la petite culture [bourgeoise] qui lutte contre la grosse propriété foncière [féodale] »
Les intellectuels Cadets [bourgeoisie libérale] dissimulent le contenu essentiel de cette lutte. Ils parlent surtout de la quantité de terre nécessaire aux paysans, en fonction de telle ou telle “norme”, au lieu de parler de la question de fond : « combien y a-t-il de terres pouvant être expropriées », ou en termes de contenu de la lutte : « quelle classe est l’ennemi ? ».
L’essence de la révolution agraire en cours, ne consiste pas, selon Lénine, à savoir quelle quantité de terre doit être partagée et selon quelles normes, mais à la suppression des latifundia féodaux et la création d’une paysannerie agraire libre, aisée, libérant le développement des forces productives et les progrès de l’agriculture.
Les théories populistes comme celles des marxistes tendent à masquer, chacune à leur façon le contenu bourgeois de la lutte en cours, contre les formes féodales. Le contenu de la lutte paysanne pour la terre peut ainsi revêtir le « vêtement idéologique » des théories du populisme : « le principe du travail » et de « l’égalisation », présentés comme principes absolus. De telles formulations traduisent un contenu progressif, en tant qu’elles correspondent aux données du mouvement historique, mouvement bourgeois se dégageant de la féodalité : nécessité de l’abolition des latifundia, plus grande égalisation de la possession, mais aussi possibilité extension du machinisme et du travail salarié. L’erreur des théories populistes est de ne pas saisir le caractère bourgeois des rapports sociaux dans lesquels les paysans entrent au sortir du servage.
Les marxistes pour leur part critiquent le caractère petit-bourgeois, arriéré, prétendument socialiste des revendications paysannes populistes portées par le mouvement paysan, à savoir les principes du travail et de l’égalité. L’erreur consiste ici à ne pas voir le contenu historique effectif de la lutte que porte le mouvement paysan. En dépit de sa phraséologie pseudo socialiste, celui-ci vise à la suppression des formes féodales, pour une évolution agraire de forme bourgeoise. La supposée “socialisation” du populiste fraie la voie au capitalisme, poussant à « une révolution bourgeoise conséquente », qui en Russie a pris une forme agraire. Dans les conditions de la révolution de 1905-1907, cette révolution, moyennant qu’on n’en dissimule pas le caractère bourgeois, doit être soutenue par la Social-Démocratie.
Deux formes possibles de l’évolution agraire bourgeoise
Du point de vue de la lutte pour le socialisme, contre la bourgeoisie, les théories populistes sont absurdes. Elles n’en sont pas moins progressives si l’on considère une tâche historique particulière de la révolution bourgeoise, la lutte contre le féodalisme et les reliquats du servage. Cette lutte d’essence bourgeoisie peut revêtir plusieurs formes.
« Il s’agit de savoir maintenant s’il faut comprendre le dépérissement inévitable du servage dans la possession terrienne russe, et dans l’ensemble du régime social russe, le caractère inévitable de la révolution agraire démocratique bourgeoise, en ce sens qu’elle ne peut se produire que sous une seule forme déterminée ? Ou qu’elle est possible sous des formes diverses ? »
La lutte des intérêts des paysans contre les propriétaires fonciers domine l’histoire de la Russie. Le nœud de la lutte ce sont les latifundia féodaux et les vestiges du servage. Le progrès de l’économie marchande et du capitalisme met un terme à ces survivances, l’évolution capitaliste des latifundia est inévitable. Sous cet angle général, il n’y a qu’une seule voie : la voie du développement bourgeois. mais elle est possible sous deux formes, deux mode de développement capitaliste dans le domaine agraire. L’une est la réorganisation des latifundia féodaux, leur transformation graduelle à la façon des junkers ; l’autre, leur élimination révolutionnaire, leur destruction par les paysans fermiers,.
— Dans le premier cas (“voie prussienne”), l’exploitation féodale se transforme lentement en exploitation capitaliste, le servage en servitude, à la manière des Junkers, « en vouant les paysans à la plus dure expropriation et à l’asservissement », et dégageant une faible minorité de gros paysans.
— Dans le second cas (“voie américaine”), le domaine féodal n’existe pas ou il est détruit par la révolution qui confisque ou fractionne les propriétés féodales. Dès lors c’est le paysan qui domine, et devient l’agent exclusif de l’agriculture en se transformant en fermier bourgeois.
Ce n’est qu’en saisissant la différence entre les deux types d’évolution agraire, toutes deux de caractère bourgeois, que l’on peut comprendre la signification de classe des divers programmes agraires mis en avant par les différents partis.
Deux types de programmes agraires dans la révolution
Les programmes proposés par les différents partis se déclinent en fonction de ces deux voies possibles.
— Le programme de Stolypine est celui des grands propriétaires fonciers. Il n’est pas réactionnaire du point de vue économique, il suit la ligne de l’évolution capitaliste dans l’agriculture. Il prône une accélération de l’expropriation de la paysannerie, la désagrégation des possessions communales, la création d’une bourgeoisie paysanne. Même s’il tend à développer les forces productives, la Social-Démocratie n’a pas à soutenir ce programme, pas plus que cette évolution bourgeoise de type seigneurial, en tous points asservissante. Le soutien de la Social-Démocratie doit aller à la voie de l’évolution bourgeoise de type paysan, celle qui correspond au mouvement de la paysannerie en lutte.
— Le programme de la bourgeoisie libérale (Cadets) se prononce pour des indemnités de rachat, tribut payé aux possesseurs de latifundia féodaux, imposé au développement social. L’indemnité de rachat est une réalisation bureaucratique qui ne peut s’imposer que par des mesures policières et des procédés d’exploitation féodale, sous forme d’un « équivalent universel » bourgeois. Le programme des Cadets suit le projet stolypinien, un projet bourgeois-seigneurial. Cette politique n’est pas plus progressive que celle des populistes et autres représentants de la paysannerie.
— Malgré quelques flottements, le point essentiel des programmes des représentants de la paysannerie (troudoviks, socialistes populaires, une partie des socialistes révolutionnaires) est la défense des intérêts de la paysannerie contre les propriétaires fonciers. Les discours des paysans à la IIe Douma ont été à cet égard caractéristiques. Contre « l’indemnité de rachat”, ils proclament « Toute la terre au peuple entier ».
— Ainsi la ligne de partage ne passe pas entre les programmes agraires de droite et de gauche, entre octobristes et cadets, mais entre les Cadets et les troudoviks. Ce qui détermine cette ligne de partage, ce sont les intérêts des deux classes principales de la société russe qui luttent pour la terre : propriétaires fonciers et paysans.
« Les cadets conservent la grosse propriété foncière et font prévaloir l’évolution culturelle européenne, bourgeoise, mais cependant seigneuriale de l’agriculture. Les troudoviks (et aussi les députés ouvriers social-démocrates), c’est-à-dire les représentants de la paysannerie et ceux du prolétariat, font prévaloir l’évolution bourgeoise paysanne de l’agriculture. »
Il est important de bien distinguer entre « le vêtement idéologique » des programmes agraires, leurs divers détails et le « fondement économique des programmes ».
Si l’on passe de la Russie d’Europe à l’ensemble de l’Empire russe, des problèmes particuliers se présentent. On doit noter la particularité russe qui repose sur un immense fonds de colonisation dans l’ensemble de l’Empire russe, de terres inexploitées ou mal exploitées. Ce qui fait apparaître la possibilité économique d’une évolution “américaine”. Ce fonds de colonisation toutefois n’est pas, en tant que tel, capable de libérer la paysannerie russe de l’oppression féodale en Russie d’Europe, mais il deviendra d’autant plus large et accessible que cette paysannerie sera plus libre et que les forces productives pourront y prendre de l’extension.
II — Les programmes agraires du Parti Social-Démocrate leur vérification par la révolution
En fonction de l’expérience de la révolution, Lénine fait état des erreurs ou insuffisances des premiers programmes agraires des sociaux-démocrates.
— Le projet du groupe Libération du travail (1885) était exposé comme suit :
« Révision radicale de notre régime agraire, c’est-à-dire des conditions de rachat de la terre et de la dotation des communes paysannes. Le droit sera accordé de renoncer au lot et se sortir de la commune à ceux des paysans qui le jugeront nécessaire ».
Dans les conditions du moment, indique Lénine, ce programme reposait sur des principes justes, mais il restait abstrait, ne tenant pas compte pleinement de la base économique du problème et de l’expérience du mouvement paysan.
— Le programme de 1903 ne reposait pas non plus d’une telle expérience, celle tenant au « caractère, à l’étendue et la profondeur du mouvement paysan. Ce programme s’efforçait de définir de façon concrète, et sous forme générale les conditions de “révision” affirmés en 1885. Il s’agissait d’établir une séparation entre terres servant à l’exploitation féodale (enlevées aux paysans en 1861) et terres exploitées sur le mode capitaliste. Cette séparation était fausse, car, dans la pratique, le mouvement des masses paysannes ne peut être dirigé contre des catégories particulières de terres seigneuriales, il vise la possession des propriétaires fonciers en général. La question de la lutte entre intérêts des paysans et ceux des grands propriétaires fonciers était posée, mais sans que soit envisagée une possible alternative entre deux voies d’évolution capitaliste, objectivement possibles : façon conséquente des junkers de réaliser la révolution bourgeoise, et façon conséquente des paysans de réaliser cette même révolution bourgeoise.
— Sur la base de l’expérience de la révolution, le programme du Parti (en vigueur depuis 1906) a accompli un grand pas en avant. En admettant la confiscation des terres seigneuriales, le Parti s’est engagé dans la voie de « la reconnaissance de la révolution agraire paysanne », comme « forme de la révolution bourgeoise » dans la révolution russe. S’il y a accord sur ce point, les divergences portent sur sa forme de réalisation : nationalisation ou municipalisation.
Il faut remarquer à ce sujet que les représentants paysans se sont prononcé dans les deux Doumas d’Etat dans le sens de la nationalisation contre la municipalisation. La disposition des forces autour de cette question s’est illustrée de façon large du point de vue des intérêts généraux de classe de la paysannerie.
Le programme agraire de la paysannerie, celui des troudoviks, tel qu’il s’est exposé lors de la première et de la deuxième Douma (« Projet agraire des 104 »), a mis en avant les revendications de la paysannerie « de toute la Russie » s’affirmant comme force sociale « consciente ». Le mot d’ordre de nationalisation du sol qui a été défendu ne doit pas être considéré comme lié à une forme spéciale de possession terrienne (tenanciers de terre communale ou possesseurs de lots individuels), ni à des habitudes ou instincts communautaires des paysans, mais « aux conditions générales de toute petite possession paysanne, écrasée par les latifundia féodaux ».
La possession foncière moyenâgeuse et les différentes formes de révolution bourgeoise
Pour avoir une idée claire de la question, il importe de s’interroger sur les conditions de toute révolution démocratique bourgeoise dans l’agriculture. C’est sur cette base qu’on peut comparer les conditions des deux voies de l’évolution agraire capitaliste possibles pour la Russie. Pour cela il est nécessaire de prendre en considération la question de la propriété foncière, et de ses différentes formes, telles que Marx notamment les a analysées (Angleterre, Allemagne, Amérique).
Marx pose que la forme sous laquelle le capitalisme en voie de développement trouve la propriété foncière ne convient pas à son caractère. Le capitalisme crée pour lui-même une forme adéquate à partir des formes anciennes : propriété foncière féodale, de clan, de petit cultivateur à tendance communale, etc. Marx compare les différents modes de formation par le capital des formes de possession foncière qui lui correspondent. En Angleterre, la refonte des formes médiévales de possession foncière a suivi une voie révolutionnaire, violente, les violences s’opérant au profit des propriétaires fonciers, avec exactions sur la paysannerie. En Allemagne, cette refonte des formes médiévales s’est adaptée à la routine de domaines féodaux devenant lentement des exploitations de junkers, avec transition difficile vers des formes modernes. En Amérique, cette refonte s’est opérée en usant de violence à l’égard des exploitations esclavagistes des Etats du Sud.
En Russie, la réforme paysanne de la seconde moitié du XIXe siècle a consisté en l’introduction par la violence d’un nouveau régime agraire au profit du capitalisme naissant dans l’agriculture, (“épuration des terre” entreprise par les propriétaires foncier, enlèvement de terres aux paysans, leur transfert sur les « petits sables »). L’actuelle réforme de Stolypine, consiste pour sa part en la destruction des vieux rapports agraires au profit d’une poignée d’exploitants aisés, conduisant à la ruine rapide des masses, à l’encouragement au pillage des communes par les koulaks.
La nationalisation du sol préconisée par les représentants de la masse paysanne, les troudoviks, est d’une autre nature. Il s’agit cette fois-ci d’une “épuration des terres » par les paysans, contre la grande propriété foncière, au profit d’une autre forme de l’évolution capitaliste : la création d’un nouveau régime agraire adapté aux « nouvelles conditions de la libre agriculture marchande ».
Cette « ligne paysanne » a pour signification au plan économique : le partage des terres seigneuriales et leur remise en propriété à la paysannerie. Cette ligne s’oppose à la « ligne » bourgeoise des féodaux se transformant en junkers. C’est la victoire d’un élément de la société bourgeoise, la bourgeoisie paysanne, contre un autre élément, la bourgeoisie féodale.
La base du partage ne peut être effectué sur la base de la vieille terre communale, elle-même forme de la société féodale, qui ne correspond pas aux exigences d’une agriculture libre, marchande. Seule la nationalisation du sol constitue une véritable libération des formes anciennes, permettant à l’exploitation fermière de se constituer en dehors de tout lien avec l’ancien, donc sans rapport avec la possession foncière communale moyenâgeuse.
« Le partage réalisé selon les vieilles normes [agriculture communale] ne sera pas une épuration de la vieille possession foncière mais sa perpétuation, ni le déblaiement du chemin devant le capitalisme, mais son encombrement par une masse de “fainéants” inadaptés et inadaptables qui ne peuvent devenir des fermiers. »
« Pour être progressif, le partage doit se baser sur une nouvelle distinction qui détache les fermiers de tout ce fatras inutile […], cette nouvelle distinction repose sur la nationalisation du sol, c’est-à-dire l’abolition totale de la propriété de la terre, la liberté totale du faire-valoir sur la terre, la liberté de former des fermiers avec l’ancienne paysannerie. »
« La terre communale paysanne c’est le ghetto où la paysannerie étouffe et d’où elle cherche à se dégager vers la terre libre ».
La nationalisation du sol correspond aux nouvelles conditions de production et exigences du marché et à celles du progrès de l’agronomie. La méthode révolutionnaire paysanne correspond à ces exigences en se débarrassant de toutes les formes de possession foncière moyenâgeuse.
« Il ne doit y avoir ni possession seigneuriale ni possession communale ».
L’expérience de la révolution a selon Lénine mis en évidence « l’erreur » du programme de 1903. Il fallait prendre en compte les données réelles du développement économique et du mouvement effectif des classes. Dans le programme de 1903, Il était supposé que les éléments de l’agriculture capitaliste étaient déjà pleinement constitués, que dans l’économie paysanne une forte bourgeoisie paysanne était déjà formée, et que, par suite, elle se révélait « incapable d’une révolution agraire paysanne ». Ce n’est pas la peur d’une révolution agraire paysanne qui a engendré cette erreur, mais la surestimation du degré de développement capitaliste dans l’agriculture russe, la mésestimation de l’importance des vestiges du servage. Ces vestiges ont provoqué un mouvement national dans l’ensemble de la paysannerie et ont fait de ce mouvement la « pierre de touche de la révolution bourgeoise ».
En conséquence, il s’avérait nécessaire de définir avec plus de précision le rôle hégémonique du prolétariat et son contenu dans ce mouvement de libération bourgeois. Le prolétariat devait, en fonction d’une meilleure appréciation des forces du mouvement révolutionnaire se constituer en « tant que chef entraînant derrière lui la paysannerie […] vers la révolution bourgeoise sous son aspect le plus conséquent, résolu. » Au lieu de la tâche particulière qui était définie, lutte contre les survivances de l’ancien ordre des choses dans le régime agraire, il convenait de poser la nécessité de la « lutte contre l’ensemble de l’ancien régime agraire. », contre l’ancien régime pré-capitaliste.
III — Les fondements théoriques de la nationalisation et de la municipalisation
Sur le terrain de la réalité économique, la nationalisation du sol, en fonction de ce qui découle des rapports économiques, est une catégorie de la société marchande capitaliste, ceci indépendamment de ce qu’en pensent les paysans. L’idée de la nationalisation se trouve étroitement liée à la question théorique de la rente et ses deux formes. Qu’est-ce que la rente dans le capitalisme ? Ce n’est pas le revenu de la terre en général, c’est la partie de la plus-value qui reste après défalcation du profit moyen du capital. comme forme particulière du revenu d’une classe particulière (les propriétaires terriens). La rente dans le cadre des rapports capitalistes suppose donc le travail salarié en agriculture, la transformation du cultivateur en fermier, en entrepreneur capitaliste. Dans le cadre de ces rapports, la nationalisation du sol, c’est la remise de la rente à l’Etat. Avec la nationalisation (sous son aspect pur), l’Etat reçoit la rente des entrepreneurs en agriculture. Ceux-ci payent un salaire aux ouvriers salariés et reçoivent de leur capital un profit moyen, par rapport à l’ensemble des entreprises (agricoles ou non) d’un ensemble de pays.
Marx distingue deux sortes de rente, différentielle et absolue. Indépendamment de l’existence de la propriété de la terre et de la forme de possession, la rente différentielle résulte de la quantité limitée de terre, de ce qu’elle est occupée par des exploitations capitalistes, Cette rente se forme inéluctablement en régime capitaliste même si la propriété privée du sol est abolie. La rente absolue provient de la propriété privée de la terre. Elle comporte un élément de monopole, un prix de monopole. Elle gêne la libre concurrence, l’égalisation du profit, la formation d’un profit moyen dans les entreprises agricoles et non agricoles.
Ainsi dans la société capitaliste, la question de la nationalisation de le terre se divise en deux parties distinctes : rente différentielle et rente absolue. La rente différentielle ne peut être éliminée dans le régime capitaliste (même sur la terre nationalisée), la rente absolue (non capitaliste), liée au monopole peut être éliminée, elle est inutile pour le capitalisme dont elle entrave le progrès. La nationalisation change le possesseur de la première et ruine l’existence de la seconde, supprime son monopole qui gêne le développement du capitalisme en général.
« Marx : « Le capital consacré à l’achat de la terre manque à la culture »
« La dépense de capital argent pour l’achat de la terre n’est donc pas un placement de capital agricole. C’est pour autant une diminution du capital dont les petits exploitants ont la disposition dans leur sphère de production. Elle réduit d’autant leurs moyens de production et rétrécit la base économique de la reproduction. »
Nationalisation ou municipalisation ?
Ceux qui refusent de prendre en compte la question spécifique posée par la rente absolue n’accordent aucune valeur à la nationalisation du sol comme vecteur du développement du capitalisme. Ils imaginent qu’il s’agit seulement de savoir à qui remettre cette rente : aux institutions locales ou au pouvoir central. Avec la municipalisation, on ne peut supprimer réellement toutes les survivances du féodalisme. Certains proposent la combinaison de la propriété communale moyenâgeuse, avec le régime agraire progressif pour le capitalisme, c’est-à-dire, la nationalisation, l’absence de propriété privée de la terre. On aboutit de la sorte à un système de « bimétallisme agraire ». En réalité, il est impossible au capitalisme cohérent de laisser une grande partie de la terre en propriété privée. Ou bien la propriété privée de la terre est effectivement imposée par le stade actuel de développement économique et répond aux intérêts de classe des propriétaires fonciers. Ou bien la propriété privée de la terre n’est pas obligatoire au stade actuel de développement du capitalisme, elle ne répond pas aux intérêts de classe des fermiers, dans ce cas on ne peut pas conserver cette forme privée de propriété du sol.
IV — Les conditions pour la nationalisation
Du point de vue, théorique, la nationalisation est le développement « idéalement pur » du capitalisme dans l’agriculture. Au plan socio-historique, il convient de savoir si les circonstances et les données économiques et sociales (classes) rendent ou non cette nationalisation réalisable. Il faut comprendre à cet égard que la nationalisation n’est pas seulement une conséquence, mais aussi une condition du développement rapide du capitalisme. Ainsi, prétendre que la nationalisation n’est possible qu’à un très haut développement du capitalisme et de capitalisme agraire, ne répond pas aux exigences de l’analyse marxiste. La nationalisation est à considérer en tant que mesure du progrès bourgeois, qui s’actualise en fonction de conditions historiques spécifiques..
Le haut développement du capitalisme agraire est partout à l’ordre du jour. Toutefois, la nationalisation en tant que mesure du progrès bourgeois, est inconcevable si la lutte des classes s’aggrave fortement entre prolétariat et bourgeoisie. Cette mesure (nationalisation) n’est réalisable que dans une jeune société bourgeoise qui n’a pas encore développé ses forces et ses contradictions jusqu’au bout, qui n’a pas encore créé de prolétariat assez fort pour vouloir directement la révolution socialiste.
Lorsque le prolétariat est déjà entré en scène, le bourgeois radical manquera de courage, face au danger d’une révolution socialiste contre toutes les formes de propriété privée, pour attaquer la propriété privée de la terre. Par ailleurs, le bourgeois peut lui-même s’être déjà « territorialisé », le mode de production bourgeois s’étant déjà installé dans le régime de propriété privée de la terre. La propriété est devenue plus bourgeoise que féodale et dans ce cas il ne saurait y avoir de mouvement social bourgeois en faveur de la nationalisation. Le bourgeois ne peut être courageux à l’époque d’un capitalisme fortement évolué. Il est forcément contre-révolutionnaire dans sa masse.
On ne peut écarter de tels obstacles à la nationalisation à la veille de la révolution socialiste, mais seulement à l’époque du capitalisme naissant, à l’époque de la révolution bourgeoise contre le régime ancien. Lorsque la bourgeoisie n’est pas encore territorialisée, qu’elle n’a pas encore en tant que classe à redouter dans l’immédiat une révolution prolétarienne, et que la possession foncière est en grande partie imprégnée de féodalisme, il est possible pour la masse de cultivateurs bourgeois, de fermiers, de lutter contre les principales formes de propriété foncière et d’arriver, par la nationalisation, à un complet affranchissement de la propriété privée de la terre. L’enveloppe féodale est forte, mais son évolution la remplit d’un contenu capitaliste.
Au cours de ce processus de révolution agraire bourgeoise, l’idée de nationalisation gagne du terrain, conduisant à détruire tout le système moyenâgeux de la propriété foncière, seigneuriale et communale. Le paysan peut exploiter l’ensemble des terres avec un faire-valoir nouveau (entrepreneur fermier) conforme aux exigences capitalistes.
Municipalisation et nationalisation au regard d’un possible restauration des formes anciennes
S’agissant de la restauration de formes anciennes, il ne faut pas confondre comme le fait Plekhanov, la restauration française sur la base du capitalisme et la restauration sous « notre vieux régime semi asiatique ». La municipalisation, le partage détruisent une base de l’asiatisme, la possession foncière seigneuriale du Moyen Age, mais ils laissent intacte l’autre base, la possession communale du moyen âge. Ce qui rend le rétablissement du régime semi asiatique, ce sont des changements déterminés qui touchent à la base économique de l’asiatisme, aux deux formes de possession de la terre.
Avec la nationalisation, la restauration du système ancien de possession est difficile. Il faut défaire des millions d’exploitations fermières. Avec la municipalisation, le retour à l’ancienne possession est plus facile, les anciennes zones d’établissement sont perpétuées. Un simple paraphe suffit pour restaurer les formes anciennes.
Un auteur, tel que Plekhanov ne voit pas la « révolution agraire paysanne » en tant que forme de « l’évolution capitaliste ». De ce fait il confond les thèses du populisme (possibilité d’une évolution agraire de forme non capitaliste) et les thèses du marxisme : la possibilité de deux formes d’évolution agraire de type capitaliste. Confondant Etat autocratique et Etat issu de la révolution démocratique, il est partisan d’une administration autonome qui lui semble constituer un rempart contre la réaction et l’oppression du pouvoir d’Etat.
Plus généralement, le pouvoir central inspire le plus grand dégoût aux municipalisateurs. Ils ne prennent pas en considération ce qu’est la nationalisation du point de vue politique et juridique, en fonction du caractère de l’Etat. La nationalisation en tant que remise de la terre en propriété à l’Etat. droit à la rente est aussi l’établissement de règles communes de possession et de jouissance du sol, dans l’ensemble de l’Etat. Ces règles communes posent pour l’ensemble de l’Etat l’interdiction de remise de la terre à des sous loueurs, ou de cession à ceux qui ne sont pas exploitants. Si l’Etat est réellement démocratique, la propriété du sol qu’il détient, exige, toujours en fonction de règles communes, la remise de la disposition du sol aux organismes locaux et régionaux, en tant qu’ils sont organes locaux du pouvoir d’Etat, dans le cadre des lois générales de l’Etat (ce qui n’exclut pas l’existence de dispositions particulières tenant compte de distinctions locales).
V — Nationalisation de la terre, centralisation et unification politique
Sur la question de la possible restauration des formes anciennes, on doit ainsi considérer deux versants de la révolution démocratique bourgeoise : l’économie et la politique. La question de la possible restauration de formes anciennes se pose en relation avec ces deux versants.
Dans l’ordre économique, pour la révolution agraire bourgeoise, c’est par la nationalisation que l’on peut gagner le plus de terrain contre la restauration, dans la mesure où elle détruit tout le système moyenâgeux de possession foncière. Dans l’ordre politique c’est l’instauration d’une république démocratique centralisée qui permet l’institution de règles communes, unifiant les forces de classes.
Dans l’ordre politique, sous la révolution agraire bourgeoise, l’institution de la république démocratique réalise une révolution plus profonde que l’administration autonome démocratique. Elle suppose et développe la conscience et l’organisation des masses populaires, elle crée des formes nouvelles qu’il est ensuite plus difficile d’extirper. Ainsi, en dépit de toutes les restaurations, de « riches fruits » (formes) peuvent être maintenus.
La municipalisation, au contraire, ne contribue pas au mouvement démocratique général mais à son affaiblissement. Sur la base de la municipalisation se développent des rapports féodaux, les paysans s’isolent par groupe social et par région. La disjonction entre les luttes, qu’elle suppose, est « une garantie contre la révolution ». C’est ce parcellement local et régional du mouvement paysan qui est la cause de la défaite.
Pour les exigences de son développement économique, l’Etat capitaliste s’achemine vers la centralisation, qui vise à rassembler en une seule force l’ensemble de l’Etat. Il réunit dans les mains du pouvoir central une force à laquelle les régions et instances locales ne peuvent résister. Une seule et même classe [doit] réunir le pouvoir politique au centre afin de réaliser sa démocratisation, c’est-à-dire la domination complète de la majorité de la population. Ce processus de centralisation étant inévitable, les deux voies n’en demeurent pas moins ouvertes pour l’évolution de la révolution en Russie : ou faire de la Russie une « république bourgeois centralisée des junkers » ou une « république bourgeoise centralisée des paysans fermiers ».
Le choix entre les deux voies s’avère difficile, mais ce n’est pas un choix subjectif. Il découle de la nécessité d’une concordance entre la transformation agraire et la transformation politique. « La révolution économique suppose une superstructure politique correspondante ». Livré au seul mouvement des lois économiques marchandes, l’unité politique ne peut se faire (1). Sans la centralisation, il ne peut y avoir conquête de la révolution, ni rempart contre la réaction. Pour le mouvement paysan, il en découle la nécessité d’une centralisation de la lutte, centralisation qui sert aussi le prolétariat.
« La révolution agraire paysanne […] doit, pour triompher, devenir [en tant que telle] dans l’ensemble de l’Etat le pouvoir central. » « Les administrations autonomes démocratiques ne peuvent être que des parties de ce pouvoir central [de la paysannerie démocratique] ». Celles-ci doivent préparer, organiser un « mouvement centralisé » à « l’échelle de l’Etat ».
NOTES
(1) En l’absence de structuration politique centralisatrice démocratique, « la production marchande loin d’unir et de centraliser la paysannerie, la décompose et la désunit »
VI — Accomplissement de « révolution paysanne bourgeoise » sous direction prolétarienne
Une question essentielle se pose : quelles sont en Russie les classes capables de devenir les forces motrices de la révolution, tout à la fois sous ses facettes bourgeoise, démocratique et paysanne. En Russie la bourgeoisie n’est pas une force motrice de la révolution, et par ses programmes, elle a déjà témoigné de son caractère contre-révolutionnaire au regard de la révolution paysanne. Le programme de la social-démocratie, dans les conditions de la Russie, à l’époque considérée, pose pour sa part clairement la révolution paysanne dans le cadre d’un « programme agraire prolétarien » contre tous les vestiges moyenâgeux.
« Le programme agraire de la social-démocratie russe est un programme prolétarien dans la révolution paysanne, dirigée contre les restes du servage, contre tout ce qu’il y a de moyenâgeux dans notre régime agraire ».
Cela signifie-t-il que la révolution paysanne soit en elle-même une révolution socialiste. Non. Dans la mesure où le caractère de l’ensemble de l’économie sociale est orientée vers capitaliste, la révolution paysanne dirigée contre les pratiques moyenâgeuses, se présente dans son fond comme révolution bourgeoise.
Il faut cependant considérer le rapport entretenu entre révolution bourgeoise en général et révolution bourgeoise paysanne, telle qu’elle se manifeste comme particularité dans la révolution russe. Toutes les révolutions bourgeoises ne sont pas des révolutions paysannes. Si tout dans l’agriculture est organisé selon le mode capitaliste, la révolution agraire contre la propriété privée du sol est une révolution bourgeoise, mais non paysanne, et non véritablement démocratique. En Russie, la particularité de cette révolution bourgeoise consiste en ce que la « révolution paysanne » s’y présente en tant qu’une des « formes de la révolution bourgeoise ».
Le fait que la « révolution agraire paysanne » se présente comme forme de la révolution bourgeoise ne signifie pas ainsi que la social-démocratie doive abandonner la lutte pour sa réalisation, c’est-à-dire la subordonner de fait à la lutte propre de la classe bourgeoise dans son ensemble. Pour le succès même de cette révolution et de la révolution à venir, cela signifie qu’il ne faut pas lier la révolution socialiste à venir à telle ou telle issue d’une révolution bourgeoise qui se ferait sous domination de ses seuls intérêts de classe (et des alliances qu’elle est susceptible de nouer à la façon du modèle des Junkers).
La révolution a montré un déploiement gigantesque d’initiative paysanne, d’organisation, de développement de la conscience, contre la voie agraire de la bourgeoisie, telle qu’elle s’est frayée la voie à travers l’économie seigneuriale. Dans la révolution russe, la bourgeoisie ne peut pas être considérée comme force motrice. La période de lutte (au cours des années 1905-1907) a établi que la solide communauté d’intérêts n’existait qu’entre le prolétariat et la paysannerie. La révolution paysanne ne peut s’accomplir sous hégémonie de la bourgeoisie, mais sous celle du prolétariat, en correspondance avec ses intérêts propres, pour le socialisme.
VII — En guise de synthèse
Dans sa conclusion synthétique, Lénine pose que l’essence de la question agraire en Russie. Celle-ci,
« constitue la base de la révolution agraire en Russie et conditionne la particularité nationale de cette révolution. L’essentiel c’est la lutte de la paysannerie pour l’abolition de la propriété seigneuriale et les vestiges du servage dans le régime agraire, et par suite dans les institutions sociales et politiques. »
Les données statistiques établissent la prédominance des propriétaires féodaux. Au sens économique du terme, les propriétaires des latifundia sont des féodaux. La base de leur possession terrienne a été créée par l’histoire du servage, du pillage séculaire des terres organisé par les seigneurs. La base actuelle de leur gestion demeure pour partie le système de redevance en travail, survivance directe de la corvée, l’exploitation au moyen du matériel paysan et par des formes variées d’asservissement des petits cultivateurs, sans oublier la servitude pour dettes, pour les terres dont les paysans furent dépouillés lors de l’abolition du servage.
Faisant le constat du développement du capitalisme en Russie depuis un demi siècle, il établit que le maintien du servage est devenu impossible en Russie. En conséquence, le processus de son abolition a pris les formes d’une crise violente, d’une révolution de toute la nation.
Il insiste une fois de plus que le fait que l’abolition du servage dans un pays bourgeois peut se faire selon deux voies:
— Selon la première, cette abolition s’effectue une lente conversion des exploitations féodales en exploitations capitalistes, et la conversion d’une masse de paysans en valets de ces exploitations, en « sans terre » et « sans logis », tout en développant des minorités de gros paysans bourgeois que le capitalisme forme inévitablement. Les propriétaires réactionnaires et le ministre Stolypine se sont selon lui engagés dans cette voie capitaliste, entreprenant la démolition des formes moyenâgeuses de possession terrienne (y compris communales), au profit des propriétaires fonciers. Cette voie de développement exige une violence sans frein contre la masse paysanne et le prolétariat.
— Selon la seconde voie, le vieux système de possession terrienne doit de la même façon être démoli par la force. On ne peut imaginer d’issue indolore à la très grave crise qui affecte la Russie. Contrairement à la démolition stolypinienne, celle-ci se fait dans l’intérêt de la masse paysanne et non dans celui des propriétaires fonciers. Dès lors, la base du développement du capitalisme dans l’agriculture se constitue au profit de la masse libre des fermiers (des éléments du système des fermes ayant déjà été créés dans la paysannerie au cours de l’histoire économique antérieure en Russie). En suivant cette voie, le capitalisme prend un essor plus large et plus libre, grâce à l’extension du marché intérieur, au progrès de la culture, à l’élévation du niveau de vie et du progrès de la culture.
Suivre une telle voie implique non seulement l’abolition de la possession terrienne du seigneur, mais aussi la possession sur les terres communales léguées par le Moyen âge. Le développement économique de la Russie arrache de fait la paysannerie à cette atmosphère moyenâgeuse qui fractionne les paysans en de multiples catégories et ordres. La formation d’une économie fermière réellement libre, suppose un « décloisonnement » de toutes les terres seigneuriales et communales, un nivellement des fonds pour les exploitants libres, sur une terre libre, la facilitation au maximum des échanges. Ces nécessités économiques trouvent leur expression dans l’abolition de la propriété privée de la terre, la nationalisation de la terre, la remise de tous les fonds en propre à l’Etat.
La nationalisation au regard des prises de position des différentes classes sociales
L’expérience de la première phase de la révolution russe a démontré que cette révolution ne peut être victorieuse que comme « révolution agraire paysanne » et que celle-ci ne peut s’accomplir sans la nationalisation du sol.
La nécessité économique de la nationalisation a été reconnue par la masse des paysans russes qui a opté pour cette mesure au cours de la première période de la révolution, dans les Congrès de l’Union paysanne en 1905, comme à la première Douma en 1906 et à la deuxième Douma en 1907. S’ils ont opté pour la nationalisation, ce n’est pas en raison de principes « non bourgeois », qui seraient liés à la commune moyenâgeuse, mais parce que les données de l’évolution économique exigent la libération de toutes les formes de possession moyenâgeuses. Quoi qu’ils en aient et quoi que puissent imaginer les courants populistes, ce n’est pas parce qu’ils voulaient et pouvaient construire une agriculture socialiste, mais parce qu’ils veulent et peuvent construire une petite agriculture vraiment bourgeoise, libérée de toutes les traditions féodales.
A l’inverse, les propriétaires ultra réactionnaires, toute la bourgeoisie contre-révolutionnaire, se sont rangés du côté de la propriété privée du sol et la conservation des fondements de l’ancien mode de possession foncière.
La masse de la paysannerie et le prolétariat sont pour leur part opposés à la propriété privée du sol. Ils veulent le renversement de l’ancien régime et l’abolition de toute l’ancienne base économique comme de toutes les anciennes institutions politiques de la Russie.
Comment poser la relation entre révolution agraire paysanne et révolution socialiste,
entre révolution économique et politique
En tant que parti du prolétariat international, la social-démocratie qui s’assigne des objectifs universels, elle ne peut fusionner avec « aucune révolution bourgeoise », « d’aucune époque » Le parti social-démocrate doit donc demeurer indépendant, poursuivant des objectifs prolétariens, et non bourgeois, et conduisant les masses laborieuses vers un objectif socialiste. En ce sens, il n’est pas possible de garantir les conquêtes de la révolution bourgeoise, quelles qu’elles soient. Le caractère contradictoire de toutes ces conquêtes est « immanent à la révolution bourgeoise comme telle ». Sans dénier les objectifs universels qu’elle poursuit, la tâche pour la social-démocratie russe est celle-ci : en travaillant à rassembler le prolétariat pour la révolution socialiste,
« soutenir toute lutte contre l’ancien régime, avec le plus d’énergie possible, défendre les meilleures conditions pour le prolétariat dans la société bourgeoise en développement ».
Dans le cadre de la révolution bourgeoise russe, cette défense prend a pour contenu la « nationalisation du sol ». Cette nationalisation n’est pas seulement le seul moyen de liquider les pratiques moyenâgeuses dans l’agriculture, c’est aussi le meilleur régime agraire sous le capitalisme. Elle va de pair avec la révolution politique qui centralise, unifie dans les domaines économique et politiques.
« L’étendue de la révolution politique et agraire ne peut être qu’homogène ».
Il y a besoin absolument d’un « démocratisme central », c’est-à-dire du démocratisme du pouvoir central de l’Etat, des formes supérieures du démocratisme. Faute de quoi, la révolution agraire demeure utopique (c’est-à-dire sans lieu possible de réalisation).
En conséquence, le programme ne peut pas viser à encourager le « démocratisme local », le régionalisme, le particularisme des différentes nationalités, mais au contraire à éclairer la paysannerie sur l’importance de l’union pour la victoire, la nécessité d’étendre le mouvement au lieu de le rétrécir, La responsabilité qui porte sur le caractère incomplet de la révolution bourgeoise, ne peut être imputés à l’irréflexion du prolétariat.
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Dans une Postface de septembre 1917, Lénine précise que la question agraire en Russie se pose de façon plus large, plus profonde et plus aiguë que lors de la première révolution.
« La guerre a causé des malheurs sans nom aux pays belligérants, mais elle a d’autre part hâté si prodigieusement l’évolution du capitalisme, en faisant du capitalisme monopoliste un capitalisme un capitalisme monopoliste d’Etat, que ni le prolétariat, ni la démocratie petite bourgeoisie révolutionnaire ne peuvent se borner au cadre du capitalisme.La vie a dépassé ce cadre ; elle met à l’ordre du jour la nécessité de régler la production et la répartition à l’échelle nationale, le service du travail universel, la cartellisation forcée (l’association), etc. devant ces faits, la nationalisation du sol dans le programme agraire prend forcément un autre aspect. A savoir : la nationalisation du sol est non seulement le “dernier mot” de la révolution bourgeoise, mais aussi un pas fait vers le socialisme. Il est impossible de lutter cotre le fléau de la guerre sans avoir franchi ce pas. »