Les interventions de Wilson et de Lénine retenues ici (1) s’inscrivent dans un même contexte historique court, celui de la Première Guerre mondiale. Lénine intervient juste avant et au début de cette guerre (1913 et 1914), Wilson à la fin de celle-ci (1918).
En cette guerre s’opposent des puissances de même nature et de même type, impérialistes, mais formellement différentes : — puissances historiquement constituées en nations et états modernes (France, Angleterre par exemple), — formations arriérées d’Empire, en décomposition qui plus est (Autriche-Hongrie, empire russe, empire ottoman).
La guerre s’accompagnera de plusieurs phénomènes modifiant les configurations établies du monde impérialiste jusque-là principalement articulé autour des rivalités entre les vieilles puissances capitalistes européennes quelle que soit leur forme : — une fracture avec la première révolution communiste, qui réunira dans une fédération d’un type nouveau le plus grand nombre des membres de l’empire russe, — une reconfiguration des forces capitalistes avec l’arrivée au premier plan politique de la puissance américaine, et, en Europe même, la réalisation en états indépendants de nations soumises auparavant à des empires.
Wilson et Lénine n’ont pas les mêmes objets, ils n’envisagent pas les mêmes enjeux. Wilson parle en chef d’État d’une grande puissance, il a pour objet les rapports, l’ordre, entre puissances. Lénine parle en chef de parti communiste, dont l’objet est de faire prévaloir à court et long terme les intérêts des classes populaires, il a pour souci de tirer le cordeau politique permettant de faire prévaloir ces intérêts, il s’intéresse aux conditions d’avancement de la révolution socialiste.
Ni pour Wilson ni pour Lénine les États et les nations, historiquement constituées, France, Angleterre, par exemple, ne sont problématiques, parce que précisément ils sont historiquement constitués. Dans les textes retenus ici Lénine les évoque peu, ces formations ne touchent qu’incidemment à son objet principal. On sait qu’il tient la France, par exemple, pour modèle de formation avancée, centralisée et exempte des problèmes nationaux.
« Cela veut dire que l’époque de la grande Révolution française, qui a donné la solution la plus démocratique aux questions immédiates concernant la transition du féodalisme au capitalisme, a su, entre autres, “résoudre” en passant la question nationale. » (2)
Wilson évoquant la France, la Belgique, la Russie, affirme les principes d’intégrité territoriale, de souveraineté, de libre détermination (détermination par soi-même), d’indépendance.
« 6. évacuation du territoire russe tout entier et règlement de toutes questions concernant la Russie, qui assure la meilleure et la plus libre coopération de toutes les autres nations du monde, en vue de donner à la Russie toute latitude de déterminer sans entraves ni obstacles, en pleine indépendance, son propre développement politique et son organisation nationale, qui lui prépare aussi un accueil sincèrement bienveillant dans la société des nations libres où elle entrera avec les institutions qu’elle aura elle-même choisies, qui même lui assure mieux qu’un accueil bienveillant, qui lui vaille l’aide de toute sorte dont elle pourra avoir besoin et qu’elle pourra souhaiter. Le traitement accordé à la Russie par ses sœurs les nations, au cours des mois qui vont suivre, sera la pierre de touche de leur bonne volonté, de leur compréhension des besoins de la Russie abstraction faite de leurs propres intérêts, la preuve de leur sympathie intelligente et généreuse.
7. La Belgique —il n’y aura qu’un avis dans le monde — doit être évacuée et restaurée, sans aucune tentative pour limiter l’indépendance dont elle jouit au même titre que toutes les autres nations libres. Aucun autre acte pris à part ne servira autant que celui-ci à rendre aux nations leur confiance dans les lois qu’elles ont elles-mêmes établies et fixées, pour présider à leurs mutuelles relations. Sans cet acte réparateur, tout l’édifice du droit international est à jamais ébranlé.
8. Le territoire de la France devra être totalement libéré et les portions envahies devront être restaurées, le tort fait à la France par la Prusse en 1871 en ce qui concerne l’Alsace-Lorraine, tort qui a compromis la paix du monde pendant près de cinquante ans, doit être réparé, afin que la paix puisse être de nouveau assurée dans l’intérêt de tous. »
Comme Lénine il s’oppose aux annexions, aux conquêtes…
Ce sont des notions clefs, pour ce qui a trait à ces formations nations et États historiques rationnels, ou aux formations archaïques comme l’empire russe tenues sous l’autorité d’un centre étatique et national dominant. On voit que faisant jouer lesdites notions aussi pour la Russie de 1918, Wilson les reconnaît nonobstant le caractère du régime social et politique. (3)
Wilson et Lénine partagent l’affirmation du principe d’égalité entre nations, grandes et petites. Lénine précise que cette égalité doit absolument s’accompagner de l’absence de tout privilège national, de toute exclusivisme, aucune nation ne doit être exclue de ses droits nationaux.
C’est le plus facile, pour ainsi dire, de la question. Il s’agit de principes généraux. Et, par exemple, le principe de l’autodétermination est d’autant plus facilement reconnu qu’il s’applique à des formations étatiques et nationales solidement constituées, qui depuis des siècles “s’autodéterminent”, et dont le centre de gravité n’est pas l’autodétermination mais l’affirmation de leur souveraineté. Les critères, les notions, concernant ces formations sont relativement clairs, bien définis, et rationnels.
Les choses se compliquent dès que sont envisagées les formations qui, sans être des formes arriérées, d’Empire par exemple, ne sont pas parvenues indiscutablement aux formes d’État et de nation stables.
Wilson évoque ainsi le cas de la Pologne :
« 13. Un état polonais indépendant devra être créé qui s’étendra sur les territoires habités par les populations indiscutablement polonaises, on lui assurera un libre accès à la mer, son indépendance politique et économique, son intégrité territoriale devront être garantis par des conventions internationales. »
Il mêle en ce point des notions rationnelles — État polonais, sur un territoire — et des notions beaucoup moins rationnelles en ce qui concerne la délimitation dudit territoire qui doit être peuplé par des « populations indiscutablement polonaises ». Qu’est-ce qu’une « population indiscutablement polonaise ? Aux termes mêmes de sa proposition, on peut dire que c’est une population sans État puisque c’est elle qui doit être facteur de la création de cet État. C’est donc une population qui n’est ni citoyen, ni sujet, ni souverain, etc., d’un État, qui ne procède partant en rien de l’état. Il apparaît alors qu’elle doit être au principe de la création d’un état, sans pouvoir le créer puisqu’elle n’est elle-même par aucun de ses aspects quelque chose d’un état. Reste alors une population définie comme “ethnos”. Et si on se demande ce qu’est l’ethnos polonais “indiscutable”, on ne peut trouver in fine que des critères proprement raciaux. (4)
Wilson, embarrassé ou prudent, se garde bien d’en dire plus. Il se garde bien également d’évoquer la constitution du futur État polonais au regard des différents États polonais ayant historiquement existé, référence beaucoup plus rationnelle, mais indubitablement problématique d’un point de vue tactique.
Reste qu’il rejoint Lénine en ce qui concerne le principe d’indépendance de la Pologne.
Cependant alors que Wilson pose simplement un principe d’indépendance, Lénine pose des déterminations concrètes de cette indépendance nationale et étatique de la Pologne, alors sous tutelle de l’empire Russe. En la matière, il s’oppose à Rosa Luxembourg qui n’admet que l’autonomie de la Pologne, non son indépendance.
Selon Lénine, Rosa Luxembourg argumentait son opposition à l’indépendance de la Pologne de la façon suivante : — la Pologne a un développement économique rapide ; — elle écoule ses produits dans la Russie arriérée ; — prédomine par conséquent ce qui “unit” la Pologne à la Russie ; — donc la Pologne n’a pas intérêt à se séparer de la Russie ; — cependant dans la mesure où la Russie est arriérée économiquement, politiquement, sociologiquement, et est un “despotisme asiatique”, l’intérêt de la Pologne est d’être “autonome”.
Lénine réfute ainsi l’argumentation de Rosa Luxembourg ; — si la Russie est en cet état de despotisme asiatique elle est immobile, ou ne se développe que très peu ; — si la Pologne se développe puissamment et rapidement elle entre en contradiction avec la Russie qui ne se développe que très peu ; — l’intérêt de la Pologne est alors de se séparer de la Russie qui la tire en arrière, non pas d’être “autonome”, mais indépendante.
Si l’on suit Lénine, la notion “autonomie”, apparaît ici, au mieux, comme expression de l’inconséquence dans la reconnaissance du principe de libre détermination qui implique le droit de séparation, d’indépendance.
La difficulté éprouvée par Wilson en ce qui concerne la Pologne s’amplifie avec le cas des formations anachroniques, empire d’Autriche, empire ottoman.
C’est sur leur cas que Wilson fait jouer la notion “d’autonomie”. Cette notion s’applique alors à “peuple”, peuples des empires en question. On retrouve là la difficulté éprouvée dans le cas de la Pologne : que sont ces “peuples” appartenant à une formation politique impériale unique, qui ne sont pas des peuples politiques, référés à une nation, à un État, modernes ? Ce ne peut qu’être, soit des peuples nationaux en formation, par leurs liens matériels et subjectifs propres, des peuples proto-modernes, soit des ethnos.
Et on constate qu’en passant des nations et États historiquement constitués à ces formations arriérées Wilson abandonne les notions de souveraineté, d’indépendance au profit de la notion “autonomie”.
« 10. Aux peuples de l’Autriche-Hongrie, dont nous désirons sauvegarder et assurer la place parmi les nations, doit être accordée la plus grande latitude dans leur développement autonome.
12. Aux régions turques de l’Empire ottoman actuel devra être assurée une souveraineté non contestée, mais aux autres nationalités présentement soumises au joug turc on devra garantir une sécurité absolue d’existence, la pleine possibilité d’un développement autonome et sans entraves, les Dardanelles devront rester ouvertes au libre passage des navires de commerce de toutes les nations sous la protection de garanties internationales. »
Cette autonomie n’est pas limitée, elle ressort du syntagme “développement autonome” “sans entraves”, on peut donc la comprendre comme dynamique. Par conséquent elle est évolutive et n’interdit pas d’aller jusqu’à la séparation, jusqu’à l’indépendance. C’est ce que suggère l’affirmation qu’il faut assurer aux peuples d’Autriche-Hongrie un « place parmi les nations », du moins si l’on tient les nations pour des réalités sociales et politiques, qui, en ce sens, ne peuvent être au sein d’une autre formation nationale, mais doivent être distinctes, indépendantes.
Chez Wilson la notion d’autonomie semble posée faute de mieux, ou faute de pouvoir ou de vouloir être plus explicite. Elle s’applique à des configuration informes, mouvantes, appelées à se reconfigurer. Aussi bien en octobre 1918, moins d’un an après l’énoncé des “quatorze points”, dans une réponse à une note du gouvernement austro-hongrois en laquelle celui-ci acceptait les conditions de paix posées dans les “quatorze points”, Wilson fait savoir à ce dit gouvernement que la question de l’autonomie ne se pose plus, est dépassée, qu’il faut maintenant envisager l’indépendance des Hongrois, des Tchèques, en raison même du progrès de leur indépendance de fait. (5)
Dans sa polémique avec Rosa Luxembourg, Lénine montre, plus que Wilson, le bourbier des Empires. Des observations qu’il avance dans Du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes sont, à cet égard, très éclairantes.
« Ainsi, l’on veut “en particulier” convaincre le lecteur par l’exemple de l’Autriche. Examinons si, du point de vue historique concret, cet exemple comporte beaucoup d’éléments raisonnables.
D’abord, posons la question essentielle, celle de l’achèvement de la révolution démocratique bourgeoise. En Autriche, elle avait commencé en 1848 et s’était terminée en 1867. Depuis près d’un demi-siècle, en somme, il y règne une constitution bourgeoise qui s’y est établie, et sur le terrain de laquelle un parti ouvrier légal agit légalement. »
« Ainsi, dans les conditions intérieures du développement de l’Autriche (c’est-à-dire du point de vue du développement du capitalisme en Autriche, en général, et dans chacune des nations qui la composent, en particulier), il n’est point de facteurs susceptibles de provoquer des bonds qui, entre autres, peuvent s’accompagner de la formation d’États nationaux indépendants. »
« En second lieu […] Non seulement l’Autriche fut longtemps un État où prédominèrent les Allemands, mais les Allemands d’Autriche prétendirent à l’hégémonie sur l’ensemble de la nation allemande. Cette “prétention”, comme peut-être voudra bien s’en souvenir Rosa Luxembourg (qui aime si peu, parait-il, les lieux communs, les clichés, les abstractions…), fut brisée par la guerre de 1866. La nation dominant en Autriche, l’allemande, se trouva être en dehors de l’État allemand indépendant, qui s’était définitivement constitué en 1871. D’autre part, la tentative des Hongrois de constituer un État national indépendant s’était effondrée, dès 1849, sous les coups portés par les troupes russes formées de serfs. »
« De sorte qu’il s’est créé une situation éminemment originale : tendance des Hongrois, et puis des Tchèques, non point à la séparation d’avec l’Autriche, mais au maintien de l’intégrité de l’Autriche, précisément dans l’intérêt de l’indépendance nationale qui pourrait être complètement étouffée par des voisins plus rapaces et plus forts ! L’Autriche s’est constituée, en raison de cette situation originale, en un État à deux centres (dualiste), et elle se transforme aujourd’hui en un État à trois centres (trialiste : Allemands, Hongrois, Slaves). » (6)
Plusieurs points importants ressortent de ce développement. Les Allemands y sont posés comme nation, en Autriche, où ils ont été nation dominante. Les Allemands sont aussi nation ailleurs qu’en Autriche. Les Allemands d’Autriche ont prétendu dominer les Allemands d’Allemagne. Si il y a des Allemands en Autriche, et ailleurs, c’est que non seulement les Allemands ne sont pas exclusivement en Allemagne, mais aussi que les sujets de l’Autriche peuvent être autre chose que des Autrichiens. Cela revient à admettre que la nation allemande est là où il y a des Allemands, mais du même coup ces Allemands ne sont pas une nation puisque ils la définissent, et donc lui préexistent, existent sans elle, etc. Ils ne sont pas plus un État puisqu’ils sont nations dans des États distincts. Si on rajoute les Hongrois, les Tchèques, on s’expose à une sursaturation de la suspension de sens.
Mais le plus remarquable, et qui contient à soi seul tout le sens de ce non-sens, c’est que l’on trouve tout en Autriche selon Lénine, sauf des Autrichiens.
Ces observations de Lénine prêteraient à bien d’autres questions, concernant la prétendue “révolution démocratique” en Autriche qui tient en une réforme constitutionnelle, ou encore concernant la viabilité d’une formation à deux ou trois centres nationaux bourgeois. Mais restons au plus près de notre sujet.
L’observation de Lénine reflète au moins un pandémonium de contradictions, où les notions n’ont plus de sens, non pas parce que l’observateur a perdu le sien, mais parce que les êtres en question sont au sens propre insensés et donc innommables. Il importe peu de les nommer indifféremment nation, peuple, État, au sens rationnel de ces notions, puisqu’ils ne sont rien de tout cela. Aussi bien sont-ils même des êtres non mythologiques ? car enfin un être qui, comme les Allemands évoqués par Lénine, est tout à la fois dedans et dehors, en même temps là et ailleurs, est au moins un être doué de cette propriété proprement divine qu’est l’ubiquité, un être fantastique (7). De toute évidence on n’est pas dans un monde construit, instruit rationnellement et historiquement.
Avant de poursuivre, pour éviter de déduire de ces observations que Lénine s’adonne au sophisme, il est bon de souligner deux choses. D’abord, en l’occurrence, sa préoccupation principale est de poser, contre Rosa Luxembourg, que la Russie a un centre unique. Ensuite, il prend le cas autrichien comme quelqu’un habitué à “penser” l’impensable, pour ainsi dire, en raison même de la coexistence dans l’empire russe de “peuples” et “nations” modernes (ou tendant à l’être), et de “peuples” non seulement féodaux, mais pré-féodaux. Ce qui se retrouve chez des dirigeants soviétiques dans la coexistence d’une définition rationnelle du peuple, comme classes, en raison d’un rapport à la propriété et au pouvoir politique, et d’une définition apolitique voire a-rationnelle de peuple comme “population, peuplade, communauté”, désignés alors par leur nom ethnique, Adjars, Svanes, Ossètes circaucasiens, Kabouletz, Ingouches, Tatars transcaucasiens, etc. On peut admettre que quand on pratique habituellement les Ossètes circaucasiens et les Tatars transcaucasiens, on ne s’étonne pas de trouver des Allemands là et ailleurs en même temps, et pas d’Autrichiens en Autriche.
D’une certaine façon Lénine n’est pas loin de la conception de Wilson sur un point au moins, celui du caractère évolutif de la formation qu’est l’empire austro-hongrois. Bien qu’en 1914, il affirme que rien n’y pousse à la formation d’États nationaux indépendants, le vocabulaire même de sa “description” dénote l’existence, au moins, de facteurs de cette possibilité, sauf à penser sérieusement que des “nations” ayant été hégémoniques dans une formation multinationale capitaliste, enterrent définitivement leurs visées hégémoniques, le régime social restant capitaliste… Comme Lénine le dit ailleurs, autant parler de fraternité et d’égalité des nations dans le monde capitaliste.
Reste que Lénine est un défenseur du “droit des nations” ou “des peuples” à disposer d’eux-mêmes (nous faisons abstraction de l’imprécision des notions nation et peuple).
Ce droit vaut évidemment pour les formations multinationales, comme l’empire Russe.
Sauf à être inconséquent, le droit des nations ou des peuples à disposer d’eux-mêmes doit comprendre la reconnaissance du droit de séparation, et partant de constitution d’États nationaux indépendants. Dans sa polémique avec Rosa Luxembourg, Lénine argumente une justification de l’indépendance des nations appartenant à des formations multinationales, et fonde cette argumentation sur la reconnaissance du fait que l’état national est la forme normale de la nation.
Citant et commentant Kautsky contre Rosa Luxembourg il écrit :
« L’État national est la forme d’État qui correspond le mieux aux conditions modernes » [c’est-à-dire du capitalisme, de la civilisation, du progrès économique, à la différence des conditions moyenâgeuses d’avant le capitalisme, etc.] ; « il est la forme dans laquelle il peut le plus aisément accomplir ses tâches » [c’est-à-dire assurer le développement le plus libre, le plus large et le plus rapide du capitalisme]. à cela il faut ajouter cette remarque finale de Kautsky, plus précise encore, que les États à composition nationale hétérogène (États dits de nationalités, à la différence des États nationaux) sont « toujours des États dont la formation interne est restée pour une raison ou pour une autre, anormale ou peu développé » (arriérée) (8).
Critiquant ces vues de Kautsky, à coup de “déclarations péremptoires” selon Lénine, Rosa Luxembourg affirmait :
« Cet État national “le meilleur” n’est qu’une abstraction qu’il est facile de développer en théorie, de défendre en théorie, mais qui ne correspond point à la réalité ». (in Przeglad Socjaldemokratyezny, 1908, n° 6, p. 499)
Sur la base de son accord avec Kautsky, Lénine développe ainsi sa critique des thèses de Rosa Luxembourg :
« Suivent, dit Lénine, des raisonnements qui prétendent que le développement des grandes puissances capitalistes et l’impérialisme rendent illusoire pour les petits peuples “le droit de disposer d’eux-mêmes”. « Peut-on parler sérieusement, s’écrie Rosa Luxembourg, de la “libre disposition” des Monténégrins, des Bulgares, des Roumains, des Serbes, des Grecs, formellement indépendants, en partie même des Suisses, dont l’indépendance est elle-même le produit de la lutte politique et du jeu diplomatique du “concert européen” » ? (p. 500) ! Ce qui correspond le mieux aux conditions, « ce n’est pas l’État national, comme le pense Kautsky, mais l’État de proie ». Et de citer quelques dizaines de chiffres sur la grandeur des colonies appartenant à l’Angleterre, à la France, etc. »
« Lorsqu’on lit semblables raisonnements on ne peut que s’étonner de la capacité de l’auteur à ne pas comprendre le pourquoi de la chose. Enseigner à Kautsky d’un air sentencieux que les petits États dépendent économiquement des grands ; qu’entre les États bourgeois la lutte se poursuit pour écraser et spolier les autres nations ; qu’il existe un impérialisme et des colonies, c’est raffiner ridiculement et d’une façon puérile, car tout cela n’a pas le moindre rapport avec la question. Non seulement les petits États, mais aussi la Russie par exemple, dépendent entièrement, au point de vue économique, de la puissance du capital financier impérialiste des “riches” pays bourgeois. Non seulement les états-miniatures des Balkans, mais aussi l’Amérique du XIXe siècle était économiquement une colonie de l’Europe […]. Tout cela bien entendu, Kautsky et chaque marxiste le savent parfaitement, mais cela est décidément hors de propos dans la question des mouvements nationaux et de l’État national. »
« Au problème de la libre disposition politique des nations dans la société bourgeoise, de leur indépendance en tant qu’État, Rosa Luxembourg a substitué la question de leur autonomie et de leur indépendance économique. Cela est aussi intelligent que si, lors de la discussion de la revendication-programme sur la suprématie du Parlement, c’est-à-dire de l’Assemblée des représentants du peuple dans l’État bourgeois, on entreprenait d’exposer sa conviction absolument juste de la suprématie du gros capital, quel que soit le régime, dans un pays bourgeois. […] »
« Ainsi l’exemple de toute l’humanité civilisée la plus avancée, celui des Balkans et celui de l’Asie démontrent, en dépit de Rosa Luxembourg, l’absolue justesse de la thèse de Kautsky : l’État national est la règle et la “norme” du capitalisme ; l’État à composition nationale hétérogène n’est qu’un stade arriéré ou une exception. […] »
« Cela veut dire que dans le programme des marxistes, la “libre disposition des nations” ne peut avoir, du point de vue historico-économique, d’autre signification que la libre disposition politique, l’indépendance en tant qu’État, la formation d’un État national. »
« Quant aux conditions qui, du point de vue marxiste, c’est-à-dire du point de vue de classe du prolétariat, président au soutien de la revendication démocratique bourgeoise d’un “État national”, nous reviendrons là-dessus en détail plus loin (9). »
Pour n’être pas une formule inconséquente, le “droit des nations”, ou “des peuples”, n’est pas un droit à l’autonomie mais à l’indépendance, il n’est pas accommodable, à “géométrie variable”, et il vaut, en général, pour toutes nations, quelles qu’elles soient. Pour autant, la reconnaissance et l’observance, sans restriction, de ce droit, n’impliquent pas que la séparation soit encouragée et soutenue si elle va à l’encontre des intérêts des classes populaires.
La notion d’autonomie joue dans les conceptions de Lénine. Mais pour lui “autonomie” n’est pas synonyme de “libre disposition”, il n’y fait pas tenir le “droit des nations” ou “des peuples” comme Rosa Luxembourg, “autonomie” n’est pas pour lui comme dans le discours de Wilson une sorte de préambule à l’indépendance, de voie d’accès à l’indépendance, elle est un facteur nécessaire de la centralisation, une condition même de la centralisation des formations multinationales souffrant d’arriération féodale.
« En défendant le centralisme, nous défendons exclusivement le centralisme démocratique. […] Le centralisme démocratique, loin d’exclure le self–government local avec l’autonomie des régions à conditions économiques et familiales particulières, à population d’une composition nationale particulière, etc., exige au contraire l’un et l’autre. »
« Le développement large, libre et rapide du capitalisme deviendrait impossible ou du moins serait rendu extrêmement difficile sans une telle autonomie, qui facilite la concentration des capitaux comme le développement des forces productives, le ralliement de la bourgeoisie et du prolétariat à l’échelle de l’État. Car l’intervention bureaucratique dans des questions purement locales (régionales, nationales) constitue un des plus grands obstacles en général, au développement économique et politique, et en particulier, un des obstacles au centralisme dans les questions sérieuses, importantes, fondamentales. » (10) »
L’autonomie s’inscrit donc, pour Lénine, dans un processus d’intégration, dans un mouvement centripète et non pas centrifuge. Le statut de la notion “autonomie” pour Lénine diffère radicalement de celui qu’elle a chez Wilson. chez les deux auteurs elle est une médiation, mais la médiation chez Lénine est inverse de la médiation wilsonienne, puisqu’elle opère pour instruire le corps informe d’empires multinationaux en corps centralisé, et non pas dans un procès de dissociation. La notion d’autonomie, valable pour les formations multinationales arriérées, est donc pour Lénine une notion de progrès, d’émancipation par la centralisation.
Arrêtons-nous pour terminer sur deux questions propres à Wilson.
En premier lieu, il faut relever le contraste entre la défense, fût-elle formelle, des nations, des États, voire des “peuples” proto-nations, et l’extrême prudence dont il fait preuve en ce qui concerne les colonies.
« 5. Un règlement librement débattu, dans un esprit large et absolument impartial, de toutes les revendications coloniales, fondé sur ce principe rigoureusement observé que, pour résoudre les problèmes de souveraineté, les intérêts des populations en cause pèseront d’un même poids que les revendications équitables du gouvernement dont les titres sont examinés. »
Les pays colonisateurs, qui prétendent à des titres de souveraineté sur les colonies, et les colonisés, sont placés sur un pied d’égalité. Il est vrai que cette question touche aux intérêts de toutes les puissances capitalistes…
En second lieu, le soutien de Wilson aux nations, aux États, s’accompagne d’une critique de fait des nations. Ainsi, le premier des “quatorze points” préconise :
« 1. Des conventions de paix connues de tous, préparées au grand jour, après lesquelles il n’y aura plus d’ententes particulières d’aucune sorte entre nations, mais seulement une diplomatie qui procédera toujours franchement et en vue de tous. »
Indirectement les nations y sont donc indûment réputées facteurs de guerre (11). Mais surtout avec l’idée qu’il faut mettre fin aux accords particuliers entre pays, nations ou États, considérés comme facteurs de guerre, au profit d’un accord universel, d’une négociation universelle, réputés facteurs de paix (12), non seulement on remet en cause le principe dit de “l’équilibre” qui, sous diverses étiquettes, règle tant bien que mal les relations internationales depuis le XVIIIe siècle, mais on subordonne la liberté d’action des nations à l’ordre d’une négociation globale.
On voit que les notions d’autonomie, d’autodétermination ou de droit des peuples, des nations, à disposer d’eux-mêmes, sont loin en elles-mêmes de livrer leur valeur (13), elles sont en elles-mêmes des notions “introuvables” et “impensables”.
Une notion comme autonomie peut être rapportée à des procès radicalement opposés, et de nature différente ; elle peut aussi, si l’on suit la critique de Luxembourg par Lénine, être nomination de l’opposition pratique d’un procès à un autre. Sa valeur dépend donc du procès auquel elle s’applique.
Libre détermination ou autodétermination, droit des peuples, ou des nations, à disposer d’eux-mêmes sont des formules sans valeur, si elles n’impliquent pas le droit à l’indépendance. Et encore reste-t-il, pour leur donner une valeur positive, à savoir pour qui, pour quoi ?
Droit des peuples, ou des nations, à disposer d’eux-mêmes, jusqu’à l’indépendance, demeure une simple formule ouverte si l’on ne précise pas ce dont il est question avec les notions de peuple ou de nation. S’agit-il de peuple, ou de nation, historiquement institués et constitués, donc, pour aller vite, de peuple ou de nation politiques, qui seuls au vrai sont objets des notions de peuple et nation ; s’agit-il de pseudo ou proto peuple et nation, de communautés, clans, tribus plus ou moins larges et stables ; ou même de pseudo groupes imaginés en fonction de faits de langue, de religion par exemple (ce qui à bien des égards n’est qu’une variante des communautés, clans et tribus).
Ces caractérisations seules donnent leur sens aux formules “autodétermination” ou “droit des peuples ou des nations à disposer d’eux-mêmes”. Par exemple, on voit sans mal alors — le principe dudit droit étant reconnu sans restriction — que la seule valeur positive progressive de ces formules appliquées à des communautés, à des formations arriérées, est de poser l’exigence de la projection de ces groupes au-delà de leur état, par leur évolution en peuples politiques (14). On voit aussi facilement que ces formules appliquées à des nations ou des peuples historiquement institués et constitués ne peuvent viser qu’à argumenter leur démembrement et leur régression historique, puisque, par définition, il ne peut exister des peuples dans un peuple institué, des nations dans une nation parvenue à sa forme politique.
NOTES
(*) Contribution de Bernard Peloille, publié dans les Cahiers pour l’Analyse concrète. Des mots sous influence, numéro 53-54. Centre de Sociologie Historique, 2004 (BP 12, 03120 Lapalisse)
(1) On référera à Notes critiques sur la question nationale, (octobre-décembre 1913) et Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, (février-mai 1914), éditions sociales, 1952, de Lénine, et, sauf autre indication (note 5), à Discours au Congrès pour énoncer les conditions essentielles de la paix que les états-Unis pourraient accepter (8 janvier 1918), connu sous le nom de “Quatorze points” de Wilson, in Messages, discours, documents diplomatiques relatifs à la guerre mondiale, vol. I, p. 230-242, éditions Bossard, 1919. Les citations de ce Discours ne sont pas référencées en notes, elles sont précédées du numéro d’ordre des “points”.
(2) Lénine, Notes critiques sur la question nationale, op. cité.
(3) Notons en passant que les propositions des Russes dans les négociations de paix dont Wilson fait l’éloge, sont inspirées par Lénine.
(4) Encore faudra-t-il définir ce que sont “indiscutablement” les caractères génétiques du Polonais (comme de tout autre d’ailleurs), ce qui ne sera probablement pas une mince affaire, et risque de tourner à la farce plus ou moins tragique… Ce qui est sûr c’est que l’on peut exclure d’emblée de la définition d’un ethnos indiscutablement polonais, la langue, la religion, les mœurs que n’importe qui peut apprendre ou adopter.
(5) Voir les “Notes échangées entre le gouvernement allemand et le gouvernement des états-Unis à propos de l’armistice sollicité par l’Allemagne” et “par l’Autriche”, (1918), in Wilson, Messages, discours, documents diplomatiques…, op. cit., vol. II.
(6) Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, op. cité.
(7) Les “Allemands” ici sont la figure de la “germanité”, être irrationnel, indescriptible, mouvant, fluide, oléique, qui se fait “droit” là où il coule, s’insinue, c’est pour cela qu’ils peuvent se représenter comme “allemands” alors qu’une conception rationnelle, imposée de l’extérieur, ne représente que des Autrichiens, des Suisses alémaniques, des Allemands, etc.
(8) Lénine, Du droit des nations …
(9) Lénine, Du droit des nations …
(10) Lénine, Notes critiques sur la question nationale
(11) Dans le même sens, dans son préambule, Wilson évoque des “nations” pacifiques et implique partant des “nations” non-pacifiques.
(12) Cette proposition est formulée à plusieurs reprises dans les “quatorze points”. énoncée dans le premier, et dans le dernier point : « 14. Il faut qu’une association générale soit formée entre les nations, en vertu de conventions formelles, aux fins de procurer à tous les états, grands et petits également, des garanties mutuelles d’indépendance politique et d’intégrité territoriale », elle cadre le discours. L’idée selon laquelle les relations particulières entre nations ou états sont source de guerre est au centre de la plupart des argumentaires opposés aux formations nationales et étatiques depuis la naissance de celles-ci. L’idée qu’il faut faire prévaloir une négociation globale, sinon un gouvernement mondial, n’est évidemment pas plus une idée propre à Wilson. Elle lui préexiste de très longue date (on la trouve, opposée au développement des formations étatiques et nationales modernes, au XVIIe siècle), et elle sera bien reprise entre les deux guerres mondiales (voir par exemple, l’ouvrage de Curry S’unir ou périr (The case for federal union), appuyé sur l’ouvrage de Streit Union Now, après la Deuxième Guerre mondiale, la charte de l’ONU, qui a le mérite de ne pas prétendre instituer un “gouvernement mondial”, en reprend certains présupposés. En 1947 un politologue comme James Burnham subordonne l’existence future d’un “état mondial” ou d’un “gouvernement mondial”, ou même simplement d’un deal mondial, assurant la paix, à la destruction de l’Union soviétique par le camp capitaliste ou de celui-ci par celle-là, ce qui a le mérite (involontaire) de mettre en évidence, sous un éclairage partisan (l’auteur plaide pour la première solution) à partir d’une conjoncture, une loi générale selon laquelle la paix et la guerre ne sont pas déterminées par la forme de groupement social, telle que la nation, mais par la nature du régime économique et politique.
(13) Voir Gérard Funffrock, « Des ambiguïtés concrètes et du contre-emploi du thème de l’autodétermination des peuples », Cahiers pour l’Analyse concrète, 2004.
(14) Hormis cela, c’est au mieux un jeu à somme nulle, et souvent la prévalence d’une valeur régressive, qui fait de ces formules un étendard à l’instrumentation de ces communautés par des grandes puissances dans le jeu de leurs propres contradictions.