1933-1945 « Nouvelle Europe », « Autonomie régionale » « Paix »

d’après La France allemande.  Paroles du collaborationnisme français 19331945 (Pascal Ory) et Révolution et contre-révolution au xxe siècle (Georges Politzer)

« La réalité européenne c’est une lutte gigantesque pour établir un statut nouveau de ce continent périodiquement bouleversé par la guerre ; c’est une volonté commune de créer une nouvelle civilisation aussi différente du bolchevisme que du capitalisme libéral ; c’est une volonté d’unification qui se ferait fatalement contre la France si elle devait être poursuivie sans la participation de la France. »

Cette déclaration n’est pas contemporaine, elle n’a pas été énoncée par un partisan de la constitution européenne, ni même par un “souverainiste”, discrètement converti à la défense de l’indépendance de l’Europe, contre toute “vassalisation”, après s’être fait champion de l’indépendance nationale. Il s’agit d’une proclamation du Parti ouvrier et paysan français, en 1941, fervent partisan de la “nouvelle Europe” en voie de construction depuis 1940 (1).

La construction d’une “Europe nouvelle” se présente alors pour ce parti comme gage de paix pour le continent et comme moyen donné à chaque région française de se développer pour elle-même, hors du carcan jacobin centralisateur. C’est ce que défend en 1942 Mordrel, animateur de la tendance nationale-socialiste du mouvement breton. Son propos est assorti de considérations ouvertement anti-démocratiques, anti-capitalistes et anti-marxistes, et tout aussi ouvertement pro-nazies et racistes.

« Les premiers en Bretagne à nous affirmer racistes, antidémocrates, sans parti-pris en face du national-socialisme ; les premiers à rejeter conjointement le capitalisme et le marxisme, nous avons cherché de toutes nos forces à arracher l’idée bretonne à l’étreinte d’un conservatisme à courte vue, pour la pousser sur la voie d’un socialisme populaire et hiérarchisé, puisant sa sève dans le passé et dans l’âme de notre race celtique ».

Pour séduire sans doute les classes populaires, le choix du mouvement breton use du mot et de l’idée de socialisme. Il l’associe au mot populaire, qui semble ici pouvoir être compris comme relié à une identité de type ethnique, culturel ou racial, combiné (idée bretonne, âme, race celtique).

Ce même thème identitaire est développé dans la revue Stur à l’automne 1942, à propos de la Lorraine, rebaptisée Lotharingie, appelée à se constituer en “nation”, contre le « mythe de l’Hexagone », au sein de la nouvelle Europe.

« Né et élevé dans une région frontière qui fut de tout temps un champ de bataille, mais connaissant de longue date l’Allemagne et la Belgique, je n’ai pour ainsi dire jamais cru au “mythe de l’hexagone”. Bien au contraire, habitué à observer, ayant l’intuition de ce que sont la terre et le sang qui font l’homme, j’ai vivement senti dès ma première enfance l’existence réelle d’une nation intermédiaire entre la France ratatinée et l’Allemagne dynamique. Je suis lotharingien fervent (et plus que jamais depuis la débâcle, devant le spectacle de l’irrémédiable déliquescence française). Je suis chrétien, social, national et européen ».

Ces revendications identitaires, hostiles au centralisme jacobin, sont appelées à coordonner leurs efforts en vue de la constitution d’une grande Europe, qui pourrait même devenir une “Eurafrique“. Tel est le discours qu’un “occitan” adresse à un breton dans cette même revue en l’été 1942 :

« Dans le plan d’une Europe nouvelle, votre grand peuple retrouvera son vrai visage et sera le guide des descendants des Celtes. Vous gouvernerez l’Ouest breton et dirigerez la proue de votre navire vers l’Eire et le Nord européen. […] Ma patrie méridionale aura d’autres objectifs : regrouper tous les Celto-Ligures dans la plus grande Occitanie. En pleine harmonie d’efforts avec les peuples latins, nous reprendrons la maîtrise de la Méditerranée et nous apporterons à nos tâches une ferveur de pionniers africains dispensateurs de justice à nos collaborateurs arabes et à nos sujets noirs. »

Tout cela comme on le sait s’énonce sous occupation allemande, la revendication de l’autonomie ou l’appel à la constitution en “nation”, dans le cadre de “l’Europe nouvelle”, ne semble pas dès lors pouvoir aboutir à l’affirmation des peuples, au sens social et politique du mot. L’objectif est tout autre, il s’agit bien de viser au démantèlement d’une nation non ethnique, historiquement formée. C’est ce que propose d’ailleurs un “lorrain”, « Oberleutnant sur le front de l’Est » :

« Si l’on veut reconstruire quelque chose de stable, on devra couper [l’espace français] en trois parties, germanique, celtique et latine, ce qui veut dire en ce qui nous concerne, oublier Maurras, Mistral et Compagnie et regarder vers le Nord […]. économiquement d’ailleurs l’Occitanie nous est une charge. Démographiquement, elle se dépeuple. Racialement, ses habitants nous sont inférieurs comme travailleurs, comme soldats, comme chefs. Or la République leur réservait ses faveurs, et Vichy continue. »

Dans ses écrits clandestins publiés en février 1941, Georges Politzer, fusillé en mai 1942 par l’occupant allemand, s’est opposé à ces argumentaires. Il réfute tout d’abord l’idée qu’une paix durable puisse résulter de la victoire et de la domination allemande en Europe :

« M. Rosenberg a essayé de justifier cette affirmation dans son discours [la victoire de l’Allemagne aura pour résultat la paix durable]. Il a voulu expliquer que les guerres de 1914-1918 et de 1939-1940 sont les deux “phases” d’un conflit qui n’avait précisément que deux phases, et que, par conséquent, la victoire de l’Allemagne termine le conflit. Il n’y aura donc plus de guerre, car « le centre de gravité des forces s’est déplacé de telle façon que nous apercevons déjà devant nos yeux scrutateurs la solution historique mondiale de cette lutte pour la hiérarchie des valeurs.

  1. Rosenberg veut dire, dans ce langage nébuleux propice aux mythes, que l’hégémonie de l’Allemagne en Europe et un nouveau partage du monde à son bénéfice remettront tout en “ordre”, car il en résultera une situation conforme à la force de l’impérialisme allemand. Dès lors, il n’y aura plus de conflit, car le partage du monde sera conforme aux rapports des forces entre les puissances impérialistes, et c’est la paix qui règnera. »

  2. Rosenberg veut donc faire croire qu’un partage du monde est définitif, lorsqu’il correspond au rapport qui existe entre les forces des participants au partage. » (2).

Prenant appui sur les analyses de Lénine dans L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, écrit en 1916, Politzer rappelle qu’au xxe siècle, alors que le monde est entièrement partagé entre puissances ou groupes de puissances, la remise en cause du statu quo (ou si l’on veut la volonté de repartage) doit aboutir à une guerre d’ampleur mondiale.

« [Ainsi], en parlant du « déplacement du centre de gravité des forces », [Rosenberg] s’est réfuté lui-même. Si ce « centre de gravité » peut se déplacer, si les forces en présence peuvent se modifier, alors le partage selon la force ne peut jamais être définitif.

Le partage du monde entre puissances impérialistes n’a pas d’autre loi que la force :

« Car on ne saurait [indique Lénine] concevoir en régime capitaliste, d’autres bases pour le partage des sphères d’influence, des intérêts, des colonies que la force des participants au partage, force économique, financière, militaire ».

« C’est, d’après la force, que le partage a eu lieu à Versailles ; c’est, d’après la force, qu’il aura lieu maintenant si les impérialismes subsistent. »

« […] tout partage entre puissances renferme en lui une nouvelle guerre, parce que « la force change différemment chez ces participants du partage […] ». Lénine ajoute : « L’Allemagne était il y a un demi-siècle une misérable nullité, si on compare sa force capitaliste à celle de l’Angleterre d’alors, il en était de même du Japon comparativement à la Russie. Est-il “admissible” de supposer que dans une vingtaine d’années, le rapport des forces entre les puissances impérialistes reste inchangé ? Chose absolument impossible. »

«Effectivement, après Versailles, le rapport des forces a changé. Mais de même que Versailles portait en lui la guerre, il ne pourra en être autrement pour un second Versailles. »

« Il en résulte que le “Nouvel Ordre Européen” ne donnerait nullement aux peuples de l’Europe la paix et la tranquillité. Ce qu’elle leur donnerait, il n’est pas difficile de le préciser, à la lumière des faits que l’on peut observer dès aujourd’hui. »

« Le “Nouvel Ordre Européen” consacrerait la victoire de l’impérialisme allemand, et transformerait les autres nations européennes en nations semi-coloniales. Ce serait une vaste organisation en vue de l’exploitation et de l’oppression des peuples de l’Europe. »

« La nouveauté de cet “ordre nouveau” ne résiderait nullement dans le fait que des rapports nouveaux, non impérialistes, se réaliseraient entre les peuples européens. […] La “nouveauté” résiderait dans le changement des principaux bénéficiaires de l’exploitation et de l’oppression renforcées. » (3).

NOTES
(*) Compte rendu de Gérard Funffrock, publié dans les Cahiers pour l’Analyse concrète, n° 57-58, Vocabulaire du politique. Fascisme, néo-fascisme, Centre de Sociologie Historique, 2006 (BP 12, 03120 Lapalisse)
(1) Cité par Pascal Ory, la France allemande. Paroles du collaborationnisme français (19331945), Paris, Archives, Gallimard-Julliard, 1977, p.120.
(2) Georges Politzer, « Révolution et contre-révolution au xxe siècle », in : Politzer contre le nazisme, Paris, Messidor/éditions sociales, 1984.
(3) Politzer use du mot “Versailles” pour dire Traité de Versailles. Son énoncé est une paraphrase de dénonciations du Traité de Versailles par Lénine. Elle n’est pas plus heureuse. Ce type de formulation – chez Lénine – est en désaccord avec la théorie de l’impérialisme que formule ce même Lénine. L’énoncé en question donne en effet à penser que “Versailles”, c’est-à-dire un Traité : a/ peut, en tant que tel, modifier un rapport de force entre puissances, b/ est une cause efficiente, de guerre en particulier. Or la théorie de l’impérialisme de Lénine, enseigne précisément que les rapports entre forces, entre puissances impérialistes, dépendent essentiellement de leurs développements respectifs, économiques notamment, développements inégaux et en concurrence. Les Traités, comme tout autre “accord” entre puissances, toujours provisoires, sont eux-mêmes déterminés par lesdits développements, constatent et sanctionnent les rapports entre ces divers développements, et n’ont aucun pouvoir propre. La guerre, c’est-à-dire le mode violent, armé, d’existence des contradictions entre puissances, dépend de l’état des forces respectives de ces puissances, de la mise en valeur de leurs exigences respectives correspondant à leur état de développement ; elle est déterminée par leur rivalité et non pas par un Traité, quel qu’il soit. Quand bien même le Traité de Versailles, dont il est question ici, n’eut été qu’un accord sur une simple cessation des hostilités avec un maintien de chaque protagoniste sur ses positions antérieures à la guerre, la question d’une nouvelle guerre fut restée posée, car les puissances (Reich allemand et Empire d’Autriche notamment) qui voulaient par la Première Guerre mondiale un repartage impérialiste à leur profit, ne l’eussent pas plus obtenu d’un Traité idyllique, d’une protestation universelle d’estime et de sympathie réciproque, que du Traité de Versailles. C’est bien l’inaccomplissement par la Première Guerre mondiale de ce repartage qui « porte en lui la guerre » et non pas le Traité de Versailles qui ne faisait qu’enregistrer formellement l’échec, en pratique, des puissances voulant un repartage à leur profit. (Après “Versailles” le rapport de forces entre l’Allemagne, l’Angleterre et la France n’est pas modifié. Dans un rapport inverse ressortant de la réalisation dudit repartage, la question de la guerre fût, en son principe, demeurée la même, les différentes puissances échangeant leurs positions et leurs rôles. Les dispositions du Traité de Versailles (qui n’étaient d’ailleurs pas plus extraordinaires que celles de nombre de Traités) peuvent être critiquées, comme Lénine l’a fait, mais le seul intérêt d’une telle critique, si elle n’est pas démagogie, est de montrer le peu de charité des impérialistes, ce qui n’est pas du domaine de la politique mais du sentiment. En aucun cas les dispositions du Traité de Versailles ne font théorie et conscience politique, et leur mise en avant est bien propre à les brouiller.

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