Travail concret, travail abstrait

Contribution de la Société Populaire d’Education — Germinal

Les deux notions : travail concret, travail abstrait, peuvent être rapportées à la théorisation de Marx dans le Capital, plus spécialement au « double caractère du travail présenté par la marchandise » tel qu’il se manifeste dans le mode de production marchand, et marchand capitaliste (Chapitre 1). La notion de travail, en général, travail utile, indépendamment de son insertion dans tel ou tel mode social de production, est pour sa part développée dans le premier paragraphe du chapitre VII (I — La production de valeurs d’usage). Plutôt que de se référer aux exposés de Marx, que l’on incite à consulter directement, on a choisi de poser l’interrelation entre notions de travail concret, travail abstrait, sur la base de représentations communes de l’activité de travail productif (recueillies au cours d’entretiens avec des ouvriers de la grande industrie, sidérurgie, verrerie, bonneterie, filature, construction mécanique et construction électrique, automobile).

Il ne s’agit pas ici de restituer toute la richesse de ce corpus, il a fallu faire des choix qui ont été guidés par le souci de restituer un ensemble intelligible. On a privilégié une construction inductive, pour faire ressortir la valeur “théorique” des représentations “communes” du travail, ou de la pensée “sensible”, qui tendent à présenter « le double caractère du travail », tel qu’il se pose ordinairement dans le cours du procès de la production immédiate, et au sein de la logique d’ensemble de ce mode de production.

I — Travail concret, créateur de valeur d’usage

— Souffrance du travailleur, “souffrance” de la matière en transformation. Quelques observations expriment, entre autre choses, que le travail peut révéler une “souffrance”, souffrance corporelle du travailleur.

« Elles y arrivent au bout de deux mois, mais la première semaine, oh ! j’ai mal au dos, aux reins ! » ; « pour apprendre un nouveau truc, un peu tordu, la tête souffre aussi ».

D’une certaine façon, la “souffrance” concerne aussi l’objet de travail soumis à une transformation :

« La recuisson ça a pour but de ramener la compression sur les parois… on réchauffe l’extérieur à la même température que l’intérieur, et on laisse se dégrader les températures dans une arche de recuisson. »

Travail comme relation au monde et à sa transformation. Le travailleur éprouve une certaine “souffrance”, mais souffrir c’est sentir, et sentir n’est pas seulement rapport à soi, c’est aussi un rapport avec le monde extérieur.  Ainsi sentir c’est vivre, vivre c’est souffrir, vivre-souffrir en relation avec le monde extérieur :

« S’il n’y a pas de travail, il n’y a pas de vie » ; « c’est quelque chose d’essentiel à la vie ».

Il s’agit du constat que le travail humain est non seulement une capacité du sujet, mais aussi un rapport entre l’homme et le monde extérieur. Ce rapport est bien caractérisé :

« Le travail c’est la transformation d’un objet, d’une chose, d’une réalité » ; « c’est la transformation de la nature avec un outil » ; « [Le travail] transforme des matières premières en biens de consommation ou de production ».

Le travail comme rapport de l’homme avec le monde extérieur, fait du monde un objet pour l’homme, de même qu’il fait de l’homme un objet du monde, dans un rapport déterminé d’action de transformation du monde par l’homme, et aussi de transformation de l’homme par son action sur le monde puisqu’il en tire des biens de consommation et de production.

Travail comme production d’utilités. La production est une finalité essentielle du travail. Travail en vue de production de choses utiles :

« Produit des biens de consommation ou de production » ; « activité humaine en vue de produire ce qui est utile » ; « produit des choses utiles pour la société ».

Le travail n’est pas posé ici en tant que “souffrance” sans finalité, mais comme activité créatrice de valeur d’usage, conditions de la vie effective, richesse réelle, concrète.

À ce point, on peut noter que le travail est posé comme étant un rapport à l’autre, à l’autre dans sa généralité abstraite de monde extérieur, en lequel le travail se donne comme concret, producteur de valeurs concrètes utiles.

— Production de “soi-même”. Il ressort de plusieurs occurrences que le travail produit non seulement des objets utiles distincts du corps du travailleur, mais aussi celui-ci. Il est alors à lui-même son propre objet, de perfectionnement, de connaissance, d’individuation :

« ça a été très instructif pour moi le travail, en bien comme en mal » ; « au début je demandais à l’ouvrier qui venait m’apporter les sacs d’écheveaux : c’est quelle matière ? Mais à force de regarder, la laine on la connaît » ; « on peut remarquer que tous les gars sont contents quand ils y arrivent, qu’ils ont trouvé quand même ce qu’il fallait faire » ; « le travail donne à chacun sa personnalité ».

— Objectivation de soi par le travail. On peut donc légitimement inférer ici que la production du travailleur lui-même, travailleur rendant un objet utile, se fait dans et par la production dudit objet utile. Le travail “produit” donc le travailleur dans et par une objectivation de lui-même, en extériorité à sa subjectivité.Cette extériorité peur être exprimée simplement, toujours au regard de son utilité, pour d’autres :

« Oui, je disais tiens ! en voyant des chemises dans les vitrines, j’ai cousu les boutons ».

Le travail de cette ouvrière, sa dépense de capacité personnelle subjective, lui fait face cristallisée, autrement dit elle se fait face, comme objet extérieur à elle. Dès lors qu’on envisage un état productif autre qu’autarcique, s’ouvre tout le champ de l’altérité.

« On pense aux personnes qui vont le porter, oui, il faut que ce soit bien fait, je pense aux autres, pas à moi » ; « ça me plaît ou ça ne me plaît pas, mais je me donne à fond, puisque c’est pour quelque chose, pour quelqu’un, c’est pour les autres, c’est pas pour moi, mais ça pourrait être pour moi. »

Ici, en tant que rendant des valeurs d’usage, le travail ne fait plus seulement du travailleur un objet pour lui-même, il ne s’objective plus seulement dans le produit utile rendu par sa force de travail, il s’objective dans le produit pour d’autres.

— Travail comme visée d’ordre social. La production du travailleur ne procède pas seulement de son rapport subjectif à la production d’un objet extérieur, elle procède aussi de son rapport à l’autre. Par là, le travail se présente non pas comme individuel, particulier, mais social.

« Tu fais un minimum de travail, et puis la somme de tous ces petits travaux va donner un produit final, et, à la limite, tu n’as pas l’impression que c’est toi qui a fabriqué ce produit final » ; « c’est l’ensemble des activités coordonnées pour produire des choses utiles pour la société ».

Le travail est ici posé comme configurateur du commerce entre les hommes, de la “sociabilité”, et au-delà de la société même. C’est une œuvre pour la collectivité, un acte social. Par le travail l’individu se pose tout ensemble comme sujet et comme objet social.

« Œuvrer pour soi et pour la collectivité » ; « le travail donne l’identité sociale » ; « c’est une contribution des individus à la vie de la société ».

Une relation double se dessine :

« Le travail est un acte pour la société » ; « sans travail, pas de société » ; « le travail est la base de la société ».

La société se présente comme édifiée sur et par le travail humain, et non pas comme un être extérieur, indépendant. Le travail est producteur de la société. En retour, la créature, la société, reconnaît son créateur, le travail et le travailleur, elle ne le nie pas, ne se retourne pas contre lui.

« Pour être dans la société, il faut travailler » ; « sans le travail, non seulement on s’ennuie, mais on ne représente rien aux yeux de la société, on est inutile » ; « le travail c’est ce qui permet [de] faire partie de la société, de s’y retrouver, de se trouver une utilité, et une reconnaissance de la société ».

On aura constaté que ce que l’on à vu ne vaut que pour le travail en tant que créateur de valeur d’usage, et ne constitue qu’une figure, qui n’épuise pas les représentations du travail dans les enquêtes considérées.

Travail abstrait, comme créateur de valeur d’échange, production pour le capital

Dans le même discours, le travail apparaît sous une autre figure.

« Les ouvriers en ont marre de se faire exploiter, et voler le fruit de leur travail » ; « ces salopards qui ont tout dans leurs poches, grâce à nos bras » ; « ce travail que les employés fournissent, ils [les chefs d’entreprises] le revendent pour se faire de l’argent, et réinvestir, et s’agrandir. »

Apparaissent ici d’un même coup a/ la propriété privée du chef d’entreprise sur le produit du travail, b/ la production du capital, la capitalisation et l’accumulation du capital.

Production pour le capital. Le travail apparaît ici comme simple producteur de marchandises pour le capital. Il demeure bien producteur de valeurs d’usages, mais son utilité, ou sa valeur d’usage propre, n’est plus ici la production de valeur d’usage, qui n’est plus qu’un présupposé de la production, la valeur d’usage propre du travail est ici de produire de la Valeur.

« On les entend, on voit bien qu’ils veulent la réduction du temps, ce qu’ils veulent c’est réduire le temps de travail, mais pas la production » ; « on ne cherche que le rendement, la rentabilité ».

L’exercice de la force de travail, le déploiement de l’activité du travailleur doit répondre à la production du capital et à son accumulation, par exhaussement de la productivité ou de l’intensité du travail humain comme créateur de Valeur.

— Subordination au capital du travail utile et du travailleur.  La production de capital subsume, ou plus simplement refoule, écrase, la production de valeur d’usage, la production du travailleur par le travail.

« Ah ! il faut que ce soit eux qui ralentissent la machine, on pourrait, on ferait un meilleur résultat. mais eux, ce qui compte, c’est la cadence » ; « on ne cherche que le rendement, la rentabilité, mais on se fout du bien être des gens » ; « faire le maximum de fric, c’est la vocation première des entreprises, et pas celle de répondre aux besoins de la population ».

Le fait que le travail soit une expression humaine devient un simple obstacle.

« Maintenant on n’a plus qu’à travailler, pour pisser il faut une autorisation » ; « on ne doit pas se lever, il faut qu’on perde le moins de temps possible » ; « maintenant on a vingt minutes pour manger, on casse la croûte sur la chaîne ».

Les travailleurs réels s’objectivent toujours dans un produit extérieur, mais en tant qu’ils sont les objets de leur propre produit dont ils ont été dépossédés, et qui les domine, se dresse contre eux, comme puissance extérieure à leur subjectivité, mais aussi comme puissance étrangère et abstraite, qui les nie en tant que force de travail concret.

— Obligation d’échange : effort contre rémunération. Là, le travail se représente comme objet d’un simple échange de valeur, sans référence à la production de valeur d’usage, c’est à dire à la richesse réelle, qui se trouve refoulée comme le dit explicitement une autre occurrence :

« L’argent que tu gagnes c’est quand même plus important que de savoir ce que tu vas produire, à quoi ça va servir, pour qui ça va être ».

En cette figure, le travail n’est plus la souffrance de l’affirmation de soi dans un rapport au monde extérieur, mais la souffrance de la négation par son produit transmué en puissance étrangère oppressive, souffrance contrainte, qui doit tout à la dépossession du travailleur et à la discipline de la faim à laquelle le voue cette dépossession.

« On reste parce qu’on est obligé de rester, parce qu’on a besoin » ; « ça plaît, ça plaît pas, mais de toutes façons il faut faire, l’ouvrier pas content il ne s’en ira pas, parce qu’il ne trouvera pas de boulot ».

La figure de la société n’est alors que la généralisation des lois de la production du capital qui nie ce qui n’est pas elle-même.

« C’est une société qui est basée sur le fait qu’il faut être rentable et faire du fric, le plus rapidement possible, et le maximum de fric ».

— Double caractère du travail. Les représentations données dans les enquêtes ne posent pas la réalité de deux “travails” distincts. Elles montrent le double caractère du travail : concret et abstrait, liés aux deux facteurs de la marchandise. Ce qu’expose ce dialogue entre un ouvrier et une ouvrière d’une même entreprise :

«  A — J’arrive pas à comprendre ce qui peut t’intéresser là-dedans
B — Mais moi je fais mon travail pour… Toi c’est pas pareil. Lui, il voit le patron, il voit pas les chaussures. Je vois aussi [le patron]… mais c’est pas le patron qui met les bottes. Je suis sure que tu serais pas content d’acheter une paire de godasses bousillées.
A — Il y a peut-être une différence. Mais je pense que si tout le monde bousillait tout, il y aurait sûrement des changements.
B — Mais tu penses que pour le patron, moi aussi je pense que c’est le patron, mais je pense pas qu’à lui. Si j’étais sure que c’était pour lui, je ferais de la camelote, je me donnerais pas la peine de chercher.
A — Ca se contredit complètement entre nous deux, pendant que j’étais au boulot, je m’en foutais complètement, une fois sorti, j’essayais de trouver un moyen pour sortir de cette merde.
B — Moi aussi… je le pensais pendant le boulot. ».

Deux voix d’abord pour dire les deux caractères du même travail, puis une seule voix qui le représente comme se posant séparés, pendant et hors le travail. Mais la même voix peut représenter, sans les séparer, l’opposition du même travail à lui-même

« Et puis des fois on sabote de tas de trucs, et puis on s’en fout. Je suis au four, on a des montées à faire en 20 minutes, c’est intéressant de bien faire ton truc, de faire une belle courbe. C’est peut-être complètement con, mais enfin quoi, j’aime bien voir un graphique avec une belle courbe, qui est propre, bien montée, qui est au poil quoi. Bon, ben ça, si t’as 36 fours à surveiller, tu peux pas, si en même temps il faut que tu fasses autre chose, tu peux pas… des fois on va dire “ah bon !, merci !” et puis on sait plus rien. Si on pouvait suivre le truc, dire “celle-là, je la connais, il faut que je cuise 2 minutes de plus ou 3 minutes de moins, tu vois, que ce soit notre affaire ».

— Temps immédiat du travail et temps de reproduction de la force de travail.

Le locuteur A conduit ses observations hors du travail immédiat, dans le temps normal de repos entre deux séquences de travail. Là, c’est la récupération, on évacue les tensions, les charges, on tente de recoller les “têtes cassées” par une journée, ou une semaine de travail. Temps de re-production de la force de travail, nullement assurée au demeurant.

« Plus le temps a passé, plus je me suis couchée tôt, car on était de plus en plus fatiguée. Beaucoup de filles me disaient qu’elles se couchaient à 8 h., à 7 h 1/2. Je suis jamais arrivée jusque-là, mais je suis arrivée à me coucher à 9 h. »

Temps de “sociabilité” immédiate difficultueuse.

« Il faudrait poser la question à mes enfants… quand j’arrive du travail, je suis 25% disponible, le soir 50%, le dimanche 100%. Lorsque j’arrive du travail je suis irascible. Si on essaie d’avoir une conversation avec moi en arrivant, j’ai beau dire “je prends sur moi”, je ne peux pas le supporter, les choses qui ne vont pas sont tout de suite un drame. »

Temps peu propice aux excursions “culturelles” dont on fait si grand cas dans certains milieux sociaux. Le travail, et sa charge mentale aussi bien que physique s’impose dans le temps de reproduction de la force de travail.

« J’avais l’habitude de lire, mais vraiment on ne peut pas continuer à le faire… J’allais aussi au cinéma, mais ça non plus… parce que ça demande de l’attention, et vous n’arrivez pas non plus à suivre après une semaine de travail, c’est très difficile de se trouver devant un écran et d’assimiler ce qui est à l’écran. La télé, au début j’essayais de regarder … à la fin je n’arrivais plus à suivre l’argumentation des gens, je ne pouvais plus enregistrer ce qu’ils disaient » ; « la télé, le cinéma, ça ne me dit plus rien, il faut que je me force… je lisais des romans… quand je prends un livre, je lis, mais je ne sais même pas ce que j’ai lu. » ; « comment vous dire, le livre je ne vois que les lignes, je n’arrive pas à me plonger dedans, c’est pas pour ça que je vais me rappeler mieux les films que les livres » ; « je vais commencer un livre, mais je vais pas voir le livre, je vais voir mon boulot. »

Temps de persistance mentale irréductible du travail.

« La nuit je dors… quelques fois je me demande si je suis dans mon lit ou au boulot » ; « il y en a beaucoup dans mon atelier, la nuit c’est exactement pareil, le boulot il défile » ; « les bottes elles défilent toute la nuit. » « des fois je m’endors, je pense au bruit du métier, c’est avec ça que je m’endors » ; « ce qui assez drôle, c’est que une fois couchée, il m’arrive de rêver à cette chaîne qui tourne, c’est vraiment épuisant, et le matin je suis encore plus épuisée. »

On peut s’arrêter là, avec ce hors travail sans surprises, bien campé dans un ordre social où le travailleur peut être vu comme étant plus ou moins ramené par le travail à un état purement machinal et à un état végétatif. Cet état même étant un trait fort de la figure de la société, tout se tient. Qu’on s’en félicite discrètement ou qu’on le déplore bruyamment, c’est presque tout un, car dans cet état le travailleur ne peut être facteur de perturbations un peu sérieuses de l’ordre de la société.

On peut aussi ne pas s’arrêter là. On voit alors que le hors travail en question est plus complexe qu’il y parait.

« La nuit le boulot il défile, je travaille le jour, je travaille la nuit, je travaille double » ; « les jours où tu as eu des ennuis… le soir tu es lessivé, te coucher ! »

En apparence banales ces observations ont un contenu que n’intègre pas les caractérisations unilatérales du hors travail comme simple reconstitution de l’appareil végétatif du travailleur. C’est ce contenu que précisent certaines occurrences :

« La nuit, vous pouvez demander à ma femme, je parlais de vélos… je pensais qu’est-ce que j’allais faire et tout, la nuit en dormant » ; « La nuit je dors… quelque fois je rêve ce que j’aurais voulu faire, et que je n’ai pas pu faire. Ce que je rêve la nuit, ça me donne une idée que je devrais dire la prochaine fois. Dans mon rêve… je trouve les réponses, que naturellement dans la journée je n’aurais pas trouvé, je les ai pas eues. Alors après ça me sert pour le travail, ou pas ».

— L’unité du travail et du travailleur et leur négation. Ainsi se trouve posée l’unité du travailleur, l’irréfragable unité du travail qui se manifeste dans l’unité du travailleur. En d’autres termes, l’épuisement de la force de travail par le capital peut refouler le caractère utile du travail, de dépense de la capacité de travail du travailleur, il ne peut le faire disparaître. Et le travailleur porte la contradiction intime du travail dans la société capitaliste, l’opposition du même travail à lui-même.

S’il travaille double, pour ainsi dire, le jour et la nuit, il le doit au capital, qui de fait exige de lui qu’il surmonte les défauts du procès immédiat de production, mais lui interdit de s’en donner tous les moyens réflexifs dans le cours du temps de travail, vouant donc le travailleur à “penser” largement sa propre domination du procès immédiat de production, “hors le travail”. En outre, le travailleur ne peut s’y livrer qu’une fois soustrait à la contrainte immédiate du procès de production de valeur pour le capital. C’est aussi bien ce qu’indiquait une proposition du locuteur A, vue plus haut : « une fois sorti, j’essayais de trouver un moyen pour sortir de cette merde ».

Et si, lorsqu’il y a des “ennuis” “le soir t’es lessivé”, ce n’est pas parce qu’alors le travail concret est plus difficile ou plus pénible, pas seulement parce qu’alors la pression de la mise en valeur du capital s’exerce davantage, mais aussi parce que le procès de production du capital ne peut reconnaître de place réelle à cet effort de domination des défauts du procès de production en général, et à la sienne propre en particulier, renvoyant toujours le travailleur à un piétinement dans une négation du travail concret, à sa non objectivation en tant qu’homme dans l’extériorisation de ses capacités concrètes.

La souffrance est ici, non pas l’impossibilité de résoudre les difficultés du travail, mais l’interdiction objective, l’empêchement qui en est fait aux travailleurs.

Dans ces conditions, on peut dire que le hors travail serait effectivement tel, si le travail était le travail effectivement humain, de la réalisation de l’homme. N’est-ce pas ce que dit une ouvrière :

« Des problèmes qu’on essayerait de résoudre, puis on s’y mettrait tous le lendemain, à amener des trucs meilleurs, si on arrivait vraiment à faire [à réaliser] ce rêve, alors je ne rêverais plus la nuit, il me semble. »

Le repos entre deux séquences d’activité est un hors travail permettant le travail, qu’exige toute forme de travail, il suppose le travail. Il renvoie aux figures d’une société édifiée et vivante. Quand bien même le travail concret et le travail abstrait s’y “prennent aux cheveux”. Il en va autrement avec ce hors travail qu’est le chômage.

Le hors travail imposé. Négation radicale du travailleur. Le hors travail en question ici, contrairement au premier, ne procède pas du travail, n’est pas l’une de ses nécessités, il procède tout entier de la contradiction intime d’un mode de production. Le chômage n’est pas une affection du travail, mais une figure du capital, le travailleur chôme parce que le capital chôme.

« On est des pions, des cons, des larbins, on est de la merde c’est tout » ; « l’ouvrier n’est rien pour eux, le profit, toujours profiter » ; « on n’est rien maintenant » ; « tous les capitaux qui s’en vont, les travailleurs en plan, le cul par terre, après des vies de travail ».

Ces occurrences dénotent la négation pure et simple du travailleur, et par là du travail, concret ou abstrait ; elles posent symétriquement la prééminence de la richesse abstraite, le profit et le capital, prééminence affirmée jusqu’à sa conclusion absurde, c’est-à-dire jusqu’à sa propre négation. On pourrait objecter qu’il ne s’agit pas d’une négation du capital par lui-même, mais d’un simple déplacement de son action. Quand bien même tiendrait-on pour fondée une telle observation, resterait que l’ouverture d’un nouveau champ de travail n’empêche nullement le capital de chômer là où il chôme, et d’accomplir là sa négation, que ce soit à l’échelle d’une ville, d’un pays, d’un continent. La question qui se pose alors n’est pas de savoir si et quand le travailleur est disposé à exercer sa force, mais si et quand, le capital cessera de chômer.

« Ce qu’on veut, c’est avoir un travail, vite, on ne demande que travailler » ; « on veut travailler, alors qu’on nous laisse travailler, qu’on nous donne le moyens de le faire, pas nous couper le travail sous le pied ».

Ce hors travail n’est pas une re-production de la capacité de travail mais son empêchement et sa destruction, le travail en négatif.

« Il ne s’agit même plus de remettre en cause des privilèges. Ce dont il s’agit, c’est carrément la sécurité même de l’être humain, dans son ensemble, dans tout, dans son travail, mais aussi dans sa vie de tous les jours » ; « on tue les gens pour ne pas créer d’emplois »

Privation de travail, privation de perspectives. Avec la privation de travail pour le travailleur c’est l’être humain même qui est nié, radicalement. Représentation, sous forme simple, de ce caractère de la société capitaliste qui fait dépendre la vie des hommes de l’accaparement privé des moyens de production sociaux, attentat potentiel ou effectif contre la “sûreté” de l’existence. On ne s’arrêtera pas sur les multiples évocations des manifestations matérielles de cette destruction, ce ne sont pas les moins connues. En revanche on mentionnera des évocations d’aspects moins connus

« Des projets à long terme ? on ne sait pas comment ça va être le lendemain, alors il faut pas former de gros projets » ; « qu’est-ce qu’on espère ? rien » ; « je ne pense pas à l’avenir, je vis au jour le jour » ; « l’avenir je le vois noir, pas bien, où va-t-on trouver du travail ? » ; « comment voir l’avenir alors que notre emploi n’est même pas assuré » « alors l’avenir on le voit pas » ; « plus d’avenir… je me vois pointer au chômage, moi, je n’ai plus d’avenir » ; « et l’avenir de nos enfants,  alors là j’en parle pas, y a pas d’avenir. » ; « j’ai pas l’impression qu’on a un avenir » ; « Y a pas d’avenir ».

Ces occurrences mettent en lumière la privation de la possibilité d’exercer la capacité proprement humaine, et vitale, de projection, de mise en perspective, projection sur une flèche temporelle orientée, privation au bénéfice de l’enfermement dans un état et un mouvement circulaires, qui constituent alors la figure même de la société.

Celle-ci, ou l’ordre de celle-ci, sont donnés, il s’agit d’un désespérant retour infini au point de départ, une infinie reproduction à l’identique.

« C’est une chaîne sans fin » ; « c’est un cercle vicieux ».

Rapportée à ce hors travail, la société est inerte, voire morte.

« [La société] elle ne fonctionne plus, elle est arrêtée ; « [La société] va mal, très mal, en plus il n’y a plus de société ».

La raison essentielle de ces représentations a été vue plus haut : « le travail est la base de la société », de la société vivante, c’est à dire produite, développée continûment, et selon l’observation déjà notée d’un ouvrier, si le travail me fait

« membre à part entière de la société, [si avec] le travail je fais grandir la société, je ne peux faire grandir la société que si je travaille ».

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