Aujourd’hui lorsque le mot fascisme est évoqué, on mentionne surtout les courants d’extrême droite. Pourtant du point de vue historique, les fascismes les plus marquants (Allemagne, Italie) ne se présentaient pas comme conservateurs, réactionnaires, de droite, mais au contraire comme “révolutionnaires”, “anticapitalistes”, investissant le terrain et le vocabulaire de leurs adversaires. Cet aspect a été souligné par Dimitrov dans son rapport au VIIe Congrès de l’Internationale Communiste en 1935 : « [Le fascisme] présente son avènement au pouvoir comme un mouvement “révolutionnaire” contre la bourgeoisie » (26)
Il est ainsi important, aujourd’hui encore, d’être capable de distinguer entre les mots et les choses, de ne pas considérer le fascisme seulement comme un mot pour désigner son adversaire, mais d’être à même de déceler les traits spécifiques qui permettent de dégager ce qu’est le fascisme, au-delà d’apparences qui peuvent, au moins dans un premier temps, se présenter comme séduisantes.
Aujourd’hui, les conditions historiques ne sont plus celles de l’entre-deux-guerres, il n’y a plus de “camp du socialisme”. Mais les classes populaires, bien que défaites, constituent toujours un danger potentiel pour les diverses classes qui veulent maintenir leur régime social, bourgeoisie, mais aussi féodaux ou cléricaux-féodaux. En outre, la rivalité entre puissances impérialistes ne s’est pas atténuée avec la chute de l’URSS, elle peut au contraire se donner de nouveau libre cours. Les pratiques d’instrumentalisation des luttes populaires qui accompagnent cette rivalité sont de la sorte en plein essor, d’autant qu’aucune perspective d’ensemble ne leur est plus opposée. Les politiques de désorganisation politique active des classes populaires favorisent de la sorte la survie des divers régimes en place et les tentatives de repartage en cours.
Plusieurs des conditions qui avaient induit les processus fascisation ne sont donc pas supprimées, on peut estimer qu’elles se sont même étendues à l’ensemble du monde, sous des formes nouvelles. Si dans les pays capitalistes, de tels processus se trouvaient en cours, il est clair que, compte tenu du médiocre “souvenir” laissé dans les mémoires, ils ne seraient plus dénommés fascisme. On peut même concevoir qu’ils puissent se présenter au nom de l’anti-fascisme, ou, comme hier, de la “révolution”, de l’anti-capitalisme ou de l’anti-impérialisme (façon de désigner l’hégémonie de la principale puissance rivale). N’était-ce pas déjà le cas lors de la dernière avant-guerre ?
Dans la mesure où les discours, les mots, servent aujourd’hui plus que jamais à masquer ce qui est en jeu dans la réalité, on doit se demander quels sont les grands traits qui permettent de reconnaître le fascisme, même en l’absence de sa dénomination, ou de saisir qu’on est entré dans un processus de fascisation. On ne s’attachera pas ici à tous les traits de la configuration, traits qui, rappelons-le, ne prennent leur sens qu’au regard des enjeux historiques et peuvent donc varier ou revêtir des formes nouvelles. L’approche retenue n’est pas “taxinomique” ou “ideal-typique”. Ne pouvant exactement prévoir les modes éventuels de résurgence du phénomène, ses habillages inattendus, on se bornera à attirer l’attention sur le double caractère par lequel il s’annonce : violence négatrice et séduction.
Un processus à double face : violence négatrice et séduction
Le fascisme présente deux visages, celui de la violence, de la terreur, et celui de la séduction. Compte tenu de la suite de l’histoire, on a tendance à ne considérer que le premier aspect. On insistera donc plus sur la séduction, qui inclut elle-même la violence séductrice et la séduction de la violence
— Le premier aspect, la violence, peut ne pas se présenter au début sous l’angle d’une violence physique. La violence physique ou idéologique découle quant au fond de la nécessité de nier, détruire ce qui s’oppose aux objectifs poursuivis, elle vise à déconsidérer puis détruire l’organisation politique du peuple, les formes démocratiques, les formes politiques d’organisation des classes populaires. Le fascisme prétend leur substituer d’autres formes de regroupement, qui toutes visent à faire communier exploiteurs et exploités : formes corporatives, groupements sur des bases locales ou communautaires, mise en avant d’identités ethniques ou culturelles contre les unifications sur une base sociale. Cette disposition des forces caractéristique du fascisme, est antagonique avec la disposition en classes organisées, elle implique leur démantèlement, ouvert ou masqué. En dissociant leur unité politique, le mouvement fasciste cherche des appuis dans toutes les classes. Dans ce travail de dissolution, un rôle particulier peut être alloué aux milieux intellectuels et techniciens (voire à l’encadrement des organisations populaires), en contrepoint la formation de masses de manœuvre est entreprise, notamment dans toutes les catégories sociales déclassées, ou qui s’estiment lésées, insuffisamment dotées : lumpen prolétariat, “multitudes” définies hors de tout critère social, “gazeuses”, lumpen bourgeoisie, etc. De telle sorte que ce qui ne représente qu’une minorité de la population prétend se présenter comme la majorité. De telles pratiques ne sont nullement tombées en désuétude.
Pour décomposer les formes politiques de regroupements en classe, la violence peut se faire séductrice, faisant miroiter des avantages (incompatibles) aux diverses catégories de population, afin de les faire adhérer, notamment par flatterie identitaire, à des modes communautaires de groupement, brisant l’ancienne disposition des forces politiques. Sans omettre les retournements du vocabulaire, pour appâter le peuple, et avec plus de succès parfois, ceux-là même qui se présentent comme étant du côté de “l’intelligence révolutionnaire”. Ainsi le fascisme allemand, pour dissimuler la nature sociale effective de son régime, pouvait, en fonction de ses auditoires, se présenter sous la posture révolutionnaire, comme un anti-capitalisme, faisant d’une pierre deux coups : regrouper des forces et dénoncer ses rivaux en puissance, présumés seuls tenants d’un “capitalisme mondial”, finance anglo-saxonne ou hégémonisme américain, sans oublier le « Moloch juif » supposé tirer toutes les ficelles.
Le fascisme italien : rendre au capitalisme son “élan vital”
On a pu remarquer que dès ses premières déclarations, Mussolini indiquait clairement le lien entre fascisme et maintien, voire affermissement, du régime capitaliste en crise. La politique fasciste devait permettre de surmonter cette crise, qui avivait dangereusement la lutte des classes. La nécessité d’une voie fasciste tenait aussi à la situation de l’Italie, victime d’une injustice, n’ayant pas reçu son dû dans le partage du monde. Par le fascisme, on imaginait “rendre sa vigueur” au capitalisme italien, lui faire retrouver son “élan vital”, la forme politique à trouver devant favoriser le libre jeu des forces italiennes dans la concurrence, empêcher que la lutte sociale ne s’y oppose. D’où les compromis dans le vocabulaire : bien qu’il ne soit nullement question d’abolir la logique capitaliste, des mots de tonalité révolutionnaire étaient utilisés, masquant la nature effective du projet.
Dans la réalité toutefois, le fascisme ne pouvait supprimer la lutte sociale, continuellement reproduite par les contradictions de la base économique. Contrairement au communisme, on l’a déjà souligné, le fascisme ne prétendait pas s’attaquer au fondement du régime social, mais il proposait à l’attention des classes moyennes et populaires, une “autre voie”, un “autre” capitalisme. Pour que les contradictions de classes, sans cesse agissantes, ne s’expriment pas politiquement, d’autres institutions furent mises en place. Il s’agissait de travailler à détruire ou “retourner” les formes parlementaires et les partis qui permettaient cette expression, en supprimant ou contournant le suffrage universel, en interdisant les organisations politiques qui s’étaient formées dans ce cadre.
Comme le peuple cependant pouvait prétendre défendre ses “fétiches” démocratiques, l’entreprise destructrice fut accompagnée de manœuvres de séduction. Dans le cas du fascisme italien, elle fit miroiter un ordre social où se réconcilieraient principes privés et collectifs, où « l’esprit collectif » se trouvait magnifié, « l’égoïsme » et « l’individualisme » stigmatisés, jusqu’à prôner le sacrifice de la population au bien de la “communauté” (ou de ceux qui en avaient le contrôle).
Un genre d’autogestion était proposé à tous les travailleurs : « faire organiser la production par les producteurs eux-mêmes », les producteurs étant ainsi incités à autogérer « par eux-mêmes » leur propre exploitation, dans leurs petits domaines respectifs. C’était là reconduire le vieux principe du maintien du peuple dans sa minorité politique. « Savetier, reste à ta savate », tu peux régner dans ton échoppe, mais tu dois laisser les orientations générales de la société à ceux qui toujours l’ont conduite. Pour appâter le chaland, la déconsidération de la politique « bourgeoise », constituait un atout, elle autorisait à présenter les institutions fascistes comme plus “proches” des préoccupations quotidiennes, de « l’homme réel », du « concret », favorisant partout « l’intervention directe », contre les « abstractions politiques ». En dépit de leurs intérêts contradictoires, promesse était faite d’un bien-être, d’un bonheur particulier pour chaque catégorie de population.
Hier comme aujourd’hui, la réalité du monde a toutefois la vie dure. L’abandon du droit d’aînesse politique du peuple, pour le plat de lentilles de “l’auto-organisation de la production par les producteurs eux-mêmes”, ne parvint pas à dissimuler l’effectivité de l’aggravation des conditions de vie et de travail pour une majorité. D’autres mirages furent alors projetés. Le fascisme italien dut recourir à l’idée communautaire, plus ou moins ethnicisée. On incita le peuple à ne plus se définir socialement, mais à s’identifier à une entité extérieure à lui-même, unissant oppresseurs et opprimés pour la préservation (ou l’expansion) d’une communauté fantasmée, de « coutume, d’esprit, de mémoire », voire de « perpétuation ethnique ». Au sein de cette Gemeinschaft, de cet “être ensemble”, les individus, comme les classes populaires, se trouvaient subordonnés à leurs “guides” tutélaires.
L’idée fasciste en effet, selon Giovanni Gentile, « descend » de la sorte vers le peuple (ce qui revient à dire que le “peuple” n’auto-développe » pas vraiment son « intervention directe » sur le monde). Toute « l’énergie vitale », émane du sommet faisant parvenir « jusqu’aux plus extrêmes boutures » son esprit, qui doit absorber tous les intérêts et la puissance du “peuple“. « Âme des âmes », l’esprit fasciste « pénètre la volonté et l’intelligence » et son principe « descend dans les profondeurs », « se niche dans le cœur de chacun ». L’État fasciste « adhère à la vie » « dans sa totalité », rien d’humain, rien de spirituel n’existe et n’a de valeur hors de lui, la liberté des individus et des groupes se concentre en son sein. Autant dire qu’ils ne disposent d’aucune liberté.
Si l’on saisit bien la configuration de ce discours, on perçoit que de semblables principes d’endoctrinement sont encore présents au sein de théories communautaires contemporaines, qui visent de la même façon à détruire les repères sociaux et politiques. Ce qui se présente comme libre élan vital du peuple (« autonomie » ou « immanence ») est en réalité imposé par l’intimidation terroriste et un endoctrinement, plus ou moins fanatique. Gentile souligne la relation entre ces deux facteurs :
« Le fascisme a d’abord surgi sous l’aspect d’une négation violente et dogmatique contre toutes les idées que nous exécrions. De la sorte la lutte contre les idéologies libérales, démocratiques, socialistes, fut conduite en même temps que les expéditions punitives. »
Le fascisme allemand et la lutte pour la suprématie mondiale
Dans la configuration allemande, plusieurs traits du “modèle” italien peuvent être mis en évidence. Toutefois la mise en avant d’un communautarisme de “l’esprit” et du “sang” et l’exaltation du “fanatisme”, impliquant une violence négatrice radicale de tout ce qui s’oppose à ses visées, lui confèrent une physionomie particulière.
Mussolini posait le fascisme comme moyen de surmonter la crise du capitalisme et donner à l’Italie la place qui devrait lui revenir dans le monde. Hitler, en tant que porte-parole d’un courant politique, insiste pour sa part sur la nécessité pour l’Allemagne de combattre pour la suprématie mondiale (on l’a déjà signalé dans la partie précédente). La défaite et la révolution allemande de 1918 (pour partie avortée) ont, pour ce courant, signifié la perte de la puissance mondiale de l’Allemagne, la République a révélé son incapacité à restaurer la situation. La reconquête de la puissance est le but assigné au national-socialisme : « l’Allemagne sera puissance mondiale ou ne sera pas » Pour une telle reconquête, il faut « prendre le chemin de la réalité », qui assigne au « plus fort en activité et en courage » d’obtenir « le noble droit de vivre ». Pour son existence, sa subsistance et sa puissance de combat, le “peuple” allemand a besoin d’un espace, il doit sortir de son étroit habitat, sans se borner aux frontières de 1914. Ce n’est pas par la voie pacifique, indique le chef nazi, qu’on assurera au “peuple allemand” « le territoire qui lui revient dans le monde », ou qu’on « accaparera les marchés mondiaux ».
Du point de vue des enjeux le discours d’Hitler ne relève pas d’une folie personnelle, ayant entraîné l’Allemagne malgré elle, dans le fascisme et la guerre. Ce discours désigne des visées de puissance mondiale, portés par une partie de ses “élites”, visées qui impliquent la mise en œuvre de moyens propres à les atteindre dans une situation historique donnée. Si folie il y a, elle concerne aussi bien ces visées que les moyens préconisés, qui, à terme, se sont révélés en partie déconnectés de toute réalité possible (le prix de cette déconnexion ayant été payé par d’autres).
Questions liées à la formation historique de la puissance allemande
Pour des raisons historiques, l’unité de la nation en France a pu s’effectuer sur une base non “ethnique”, ou sur une identité présumée, mais en fonction d’alliances de nature sociale et politique, de compromis entre classes nouvelles (bourgeoisie, paysannerie, classe ouvrière), contre les classes privilégies de l’Ancien régime, d’abord avec l’appui de la monarchie, puis par la révolution. Dans le cas de l’Allemagne, où faisait défaut et ce type d’alliance de classes et une pratique séculaire d’unification d’ordre politique, les promoteurs fascistes de l’unité allemande ne purent trouver d’autre principe pour faire adhérer le peuple à leur projet, que celui du sang, de l’origine, de la “culture” commune (principe imaginaire).
La forme particulière prise par le fascisme allemand est à mettre en relation, non avec un quelconque maléfice d’ordre “génétique”, mais avec les spécificités de la formation historique allemande. Le peuple (socialement défini) ne put y jouer le même rôle décisif que dans d’autres nations modernes. Divisée en multiples seigneuries et principautés, une unification monarchique ne s’y imposa que tardivement et sous forme impériale. Le développement d’une économie moderne, connut une accélération prodigieuse au cours du second XIXe siècle, sans que l’évolution des institutions politiques (modernité démocratique) soit au diapason. Comme le signalait Marx, la formation allemande est survenue trop tard dans le cadre du développement historique de la lutte de classes. Dans la foulée de la révolution de 1848 en France, une partie des États allemands amorcèrent une « révolution démocratique bourgeoise », mais celle-ci avorta. Par crainte d’un prolétariat en formation rapide, la bourgeoisie privilégia des alliances avec les forces rétrogrades.
« Or, l’Allemagne n’a pas gravi en même temps que les peuples modernes les échelons intermédiaires de l’émancipation politique […]. Aussi l’Allemagne se trouvera-t-elle, un beau matin, au niveau de la décadence européenne, avant d’avoir jamais été au niveau de l’émancipation européenne […]. Ce ne sont pas seulement les rois allemands qui accèdent au trône mal à propos, ce sont toutes les sphères de la société civile bourgeoise qui connaissent la défaite avant d’avoir fêté leur victoire, qui élèvent leur propre barrière qui les arrête […], si bien que chaque classe, dès qu’elle engage la lutte avec la classe placée au-dessus d’elle, est déjà empêtrée dans la lutte qui l’oppose à la classe au-dessous. » (27)
Pour affirmer sa puissance mondiale, l’Allemagne ne put s’appuyer sur une formation nationale moderne, historiquement construite, en alliance avec une partie des classes populaires, dès lors c’est dans le soubassement imaginaire de la “race” ou de “l’esprit” qu’elle cherchera à fonder son unité.
Le combat pour la puissance allemande contre ses ennemis, l’unité imaginaire de la communauté « de sang et d’esprit », contre les modes sociaux et politiques d’organisation
Pour le national-socialisme, “l’identité” présumée originelle du peuple semble en effet devoir être façonnée, au moyen de ce que Hitler nomme un « État ethnique ». Ce qui est censé être au fondement de l’unité doit en fait être créé. Et cette unité fictive ne peut prévaloir que dans la mesure où la lutte des classes laborieuses, qui en contredit la réalité, est privée d’expression politique indépendante.
Le fascisme allemand qui se pose comme moyen de supprimer “la lutte de classes”, ne rejette pas toute forme de lutte, il prétend seulement en modifier les buts et la forme, en travaillant à canaliser la puissance des masses vers ce qui est posé comme le « combat fondamental : le combat des “peuples” (communautés d’esprit et de sang) les uns contre les autres. à la lutte de classes, le fascisme tente ainsi de substituer le combat des “races” (28), pour une affirmation de puissance dans l’arène mondiale. « Toutes les luttes qui embrasent le monde indique Hitler sont les luttes des peuples pour assurer leur existence ». La guerre mondiale de 1914-1918 ne fut pas autre chose que la lutte du peuple allemand « pour son existence sur le globe terrestre », c’est là selon lui le sens de l’expression « guerre mondiale ».
Ce qui est proposé aux classes laborieuses : la communauté d’intérêts entre exploiteurs et exploités ne va toutefois pas de soi. Pour imposer un mode de regroupement, tel que la communauté selon le sang, la “culture”, la langue, pour faire prévaloir un sentiment supérieur “d’appartenance”, il faut détruire les organisations et les idées opposées : les partis politiques des classes populaires, leur conception internationaliste. Parallèlement à la flatterie identitaire, il est nécessaire de recourir à la violence, à la terreur physique et idéologique, contre le marxisme et le communisme, contre le « capital international », l’égalitarisme politique, qu’Hitler, selon sa pratique habituelle de l’amalgame confond en un seul ennemi, les juifs, ceux qui divisent, ceux qui sont un corps étranger dans la “communauté du peuple”.
Le marxisme est considéré comme un ennemi, précisément parce qu’il conteste « l’importance de l’entité ethnique » et met en avant « la prédominance du nombre et son poids mort », en tant qu’expression politique du peuple (29). Plus concrètement, le marxisme, presque à l’égal du juif, est selon Hitler l’ennemi, celui qui a partie liée avec tout ce qu’il considère comme étant les adversaires de l’Allemagne, outre l’Union Soviétique (« judéo bolchevisme »), le libéralisme anglo-saxon, la Révolution française, le parlementarisme. Le Capital de Marx, indique-t-il, n’est pas autre chose que « la lutte pour la destruction de l’économie nationale », pour « la domination du capital international », identifiée à la finance, « pour réduire l’Allemagne en esclavage ». En conséquence de quoi, « le jour où le marxisme sera brisé en Allemagne, elle verra aussi en vérité ses chaînes brisées pour toujours ».
« Donner une base spirituelle à la persécution », étayer la terreur spirituelle par la terreur physique
Bien avant que le mouvement nazi n’ait pris le pouvoir, Mein Kampf proposait un programme d’annihilation de la conscience, ou plutôt de domination universelle de l’inconscience. L’idée d’une « communauté de foi et de combat », d » « foi fanatique », devait prévaloir pour que les buts visés soient atteint. Les principes de la propagande se sont construits en fonction de cet objectif, qualifié « d’idéal philosophique ». Il s’agissait « d’imposer sa propre vérité sans aucune tolérance ». « Les moyens les plus brutaux » devant être mis en relation avec cet “idéal”, une foi fanatique, donnant « une base spirituelle à la persécution ». « Avec l’épée seule », il n’est en effet pas possible d’exterminer « une conception de l’esprit », les conceptions adverses (démocratiques, socialistes, communistes) ne pouvant être brisées « qu’à la condition que [la] force matérielle soit au service de l’idée », « allumant un nouveau flambeau ».
Le versant de la séduction n’en était pas moins, ici aussi, intimement lié à celui de la terreur. « L’application perpétuellement uniforme de la violence constitue une des premières conditions du succès », estime Hitler. Il faut « étayer la propagande sur la force brutale », appuyer « l’idée philosophique » en adjoignant la « terreur corporelle » à la « terreur spirituelle ». L’anéantissement des conceptions ennemies devait être soutenue par « l’extermination progressive et radicale » de tous les individus ayant une réelle valeur.
Séduire et fanatiser la masse par l’inconscience
S’il s’agissait pour les nazis d’éliminer les organisations et les idées adverses, il fallait aussi conquérir la masse. La « transmutation » du système philosophique en « communauté de foi et de combat », capable de « faire prendre corps à l’idéal », ne pouvant en effet s’actualiser que par la « conquête de la grande masse ».
Pour faire pénétrer “l’idéal” dans la masse, en même temps qu’on anéantit toute expression politique indépendante (notamment celles des classes populaires), on doit travailler à propager “l’idée” national-socialiste, à gagner l’adhésion du « matériel humain à malaxer ». La propagande est adaptée à ces objectifs. Il ne s’agit pas de proposer une analyse objective de la réalité, éclairer les consciences, « viser l’équité doctrinale », « doser le bon droit des différents partis », chercher la vérité. Il s’agit de souligner exclusivement le bon droit « du parti que l’on représente », pour plier la réalité à l’objectif poursuivi. Toujours selon Hitler, l’opinion publique ne se constitue pas en fonction d’expériences et de réflexions, elle est suscitée par « l’information » diffusée d’en haut, pourvu que celle-ci soit propagée avec force de persuasion et persévérance. (En dépit de différences indéniables dans les situations et les moyens mis en œuvre, beaucoup de responsables politiques semblent encore partager cette conception de la propagande) (30).
Ainsi conçue, la propagande doit favoriser ce qui laisse vigueur à l’inconscience : la pénombre, la répétition, l’incantation, le discours oral (plutôt que l’écrit qui favorise la réflexion). Ne se fondant pas sur l’analyse et la raison, elle procède par formules affirmatives, concises, concentrées, capables de faire pénétrer par des formules stéréotypées, des points peu nombreux, des idées force répétées avec opiniâtreté, aussi longtemps que nécessaire.
La propagande (“l’information”) s’adresse à la masse la moins instruite, aux mécontents, plutôt qu’aux catégories déjà acquises aux idées national-socialistes, dont nombre d’intellectuels. Il lui faut revêtir un « forme psychologiquement approprié » » à « la mentalité des masses », « connaître la clé qui ouvre leur cœur ». Les masses ayant, selon Hitler, une faculté d’assimilation restreinte, elles sont peu accessibles aux raisonnements abstraits, et, comme les femmes, dominées par l’instinct, la paresse intellectuelle, la présomption. On ne cherchera donc pas à élever leurs facultés rationnelles, mais au contraire à mobiliser « les ressorts des passions fanatiques », « à la base des grands bouleversements », faisant appel « aux forces mystérieuses » qui « [empoignent] la masse dans le domaine des sentiments ». N’étant « qu’une partie de la nature », l’âme de la masse n’est « accessible qu’à ce qui est entier et fort » et se soumet toujours à la brutalité. Pour ne pas éparpiller les forces combatives sur des ennemis multiples, l’attention sera, par amalgame, concentrée sur un seul ennemi, on met « ainsi dans le même tas une pluralité d’adversaires les plus variés pour qu’il semble à la masse de nos propres partisans que la lutte est menée contre un seul ennemi ».
N’est-il pas troublant de voir se développer ce type de discours et de pratiques dans la période contemporaine ?
NOTES
(26) Dimitrov, opus cité.
(27) Karl Marx, « Contribution à la critique de la Philosophie du droit de Hegel », in Critique du droit politique hégélien, traduction Albert Baraquin, éditions sociales, 1975.
(28) À propos de la révolution de 1848 qui s’était étendue en Europe, et qui était encore selon lui une « lutte de classes », Hitler évoque le cas de l’Autriche où s’annonçait déjà le début d’une « nouvelle lutte de races ».
(29) La théorie marxiste, non altérée au profit de causes troubles, rejette en effet le principe de communion raciale, ou ethnique ou culturelle ou religieuse, au profit de l’unification sociale de classe.
(30) Le principe d’une identité entre communisme et nazisme se présente aujourd’hui pour beaucoup de spécialistes, comme une évidence, le “paradigme anti-communiste” étant devenu dominant. à cet égard, des indices soulignent leur opposition radicale. Cela est particulièrement net en ce qui concerne la conception de la propagande. La propagande véritablement révolutionnaire, qu’il s’agisse de révolutions bourgeoises ou socialistes, vise à élever la conscience, éclairer sur les processus en cours dans le monde, s’ouvrir sur des perspectives de progrès, qui ne sauraient se limiter à la désignation d’un ennemi. à l’inverse, une propagande de type fasciste se concentre sur une telle désignation, usant de flatteries identitaires afin de polariser l’attention sur cet ennemi, tout en projetant l’unité fantasmée de forces hétérogènes ou la promesse compensatoire d’un autre monde imaginaire. Dans Que faire ? (1902) Lénine porte pour sa part continuellement l’accent sur la conscience, contre son affaissement par « le culte du spontané », ou la limitation de la propagande à une « littérature de dénonciation ». Le propagandiste, selon lui, doit donner « beaucoup d’idées », des « explications complètes », appuyées sur une théorie et une analyse de la situation, même si du premier coup, ces idées dans leur ensemble, ne peuvent être immédiatement comprises. Œuvres, tome 5, éditions Sociales, 1965. Voir dans la partie Notions du Site : article Propagande