La conception de la représentation politique moderne, telle que la concevait Benjamin Constant, doit beaucoup à Sieyès. On a pu dire que dans l’un et l’autre cas, il s’agissait d’une conception “sociologique” des rapports sociaux dans leur relation aux formes politiques, que l’un et l’autre ont également opposé structures politiques des Anciens et des Modernes, et se sont prononcés pour une théorie de la “souveraineté limitée” du peuple, une souveraineté « représentée ».
Plus que Benjamin Constant toutefois, Sieyès a donné des éléments sur les relations entre base économique de la société marchande et régime politique préconisé. Et cela au sein d’un ensemble composite et théoriquement inabouti, qui autorise à distinguer plusieurs formalisations des rapports de classe.
I – Il faut d’abord noter que par rapport à un enjeu donné, Sieyès reconnaît l’existence de ce que l’on pourrait nommer une “lutte de classes”, entre les « privilégiés », « classes stériles » de l’Ancien régime et le Tiers État, c’est-à-dire les classes productives utiles liées à la « société commerçante ». (Il détourne ici au profit des classes industrieuses le sens de notions utilisées par le courant physiocratique, comme il le fera pour d’autres notions). Les rapports sociaux et les rapports de classes, fondés sur le travail et les libres échanges entre travaux, sont opposés au rapports sociaux de l’Ancien Régime (l’ordre des nobles privilégiés est principalement visé), rapports qui reposaient cependant eux aussi sur une conception fonctionnelle.
Pour Sieyès, l’antagonisme entre les deux régimes qui s’expose dans la base de la société se manifeste aussi dans la sphère politique, en termes d’opposition entre “fixité” ou libre accès aux “places” dirigeantes, aux fonctions publiques. Dans le régime ancien, les hommes n’étant pas classés en fonction de leur participation à la société productive, mais en fonction de leur “état”, ce sont les classes privilégiées, “stériles”, (situées hors de l’entreprise sociale productive) qui y exerçaient, en simple raison de leur appartenance à une condition (noblesse), les fonctions politiques, qu’elles monopolisaient. Elles échappaient au régime de “libre concurrence” pour les emplois publics. Pour Sieyès, au développement “réel” de la société qui fait de toutes les classes du travail, c’est-à-dire du Tiers État, le « tout de la nation, » doit correspondre un libre accès aux fonctions publiques, dans l’instance politique de la « grande entreprise sociale ».
II – Parallèlement à cette analyse en termes d’antagonismes de classes, Sieyès propose un ensemble de notions qui tendent à articuler fonctionnellement les rapports économiques généraux de la société bourgeoise et le régime politique qui permet de les conserver. A côté de la conceptualisation de la “nation”, dont on appréciera les diverses valences, il met en œuvre des notions essentielles, telles que « société commerçante » ou société d’échanges libres, « division du travail » et spécialisation des tâches, qui lui permettent de penser les relations nécessaires entre économie et politique, entre travaux liés à la production et aux échanges, et, travaux relevant de l’orbe de la politique. Au sein d’une telle formalisation, fondée sur le présupposé d’une harmonie pré-établie dans la « grande entreprise sociale » qu’est la nouvelle « société commerçante », Sieyès définit des classes qui sont autant de fonctions en interdépendance, non des classes socialement déterminées et en lutte, comme dans la thématique de Necker par exemple.
— Dans ce cedre, la société, sous la figure de la nation conçue en tant que « grande entreprise sociale », est composée « d’actionnaires », c’est une unité productive (et d’administration), satisfaisant les divers besoins sociaux au moyen de la division du travail et des échanges. L’échange se développe en même temps que la division du travail, comme spécialisation des tâches, et cette division est tout à la fois un effet et une cause du développement des richesses. La finalité propre de la société est ce développement, régi par le jeu d’une “main invisible”, qui par la division du travail, produit le bien commun.
Les rapports entre les hommes s’effectuent par l’intermédiaire des échanges (marchands), échanges de travail sous différentes formes (travail en temps, marchandise, argent). Tous les travaux “productifs” ainsi reliés entre eux par l’échange, sont « coproductifs », et indépendants de rapports pré-établis de subordination. (Les divers travaux se “représentent” aussi réciproquement les uns dans les autres).
« Tous les rapports de citoyen à citoyen sont des rapports libres. L’un donne son temps ou sa marchandise, l’autre rend en échange son argent ; il n’y a point là de subordination, mais un échange continuel. »
— Sur cette base, la “nation” peut être comprise comme un entreboîtement entre deux sortes de rapports, économiques et politiques.
* C’est « l’entreprise sociale », société commerçante des échanges, réglée par la division du travail.
* C’est aussi l’ouvrage d’une libre convention entre associés, réalisant l’unité du but et le concert des moyens pour atteindre ce but.
Cette définition double de la nation n’est pas incohérente. Elle permet tout à la fois de récuser le régime ancien et la place qu’y occupaient les « classes stériles » (privilégiés) et de légitimer le pouvoir de la bourgeoisie. Dans la nouvelle société d’échanges libres, Sieyès ne reconnaît plus en effet l’existence d’antagonismes de classe, et le politique peut être compris comme simple prolongement, appendice fonctionnel, de l’économique, les principes qui régissent l’un et l’autre relevant de modes de régulation homologues : division du travail, interdépendance fonctionnelle, échanges d’activités et leur représentation réciproque.
— Au sein de cette conception fonctionnelle des rapports sociaux, Sieyès étend la notion de division du travail dans l’ordre économique à l’ordre politique, définissant plusieurs genres de “classes”, toutes en relation sous une forme ou une autre avec le “travail” :
* Classes liées à ce qu’il nomme les « travaux particuliers » (travaux de l’agriculture, de l’industrie, du négoce, travaux utiles à la personne).
* Classes des travaux liés à des fonctions publiques (« travaux de souveraineté », Épée, Robe, Église, Administration).
Dans la mesure où la « grande entreprise sociale » se présente comme un ensemble interdépendant, et non comme matrice de rapports contradictoires, ces différentes “classes” ne sont pas en opposition, mais entrent dans un rapport d’interdépendance fonctionnelle.
— En raison de l’analyse des rapports sociaux en termes de division du travail, d’échanges de travaux et de “représentation” réciproque des activités, Sieyès peut appliquer aux activités politiques le même schéma qu’aux activités économiques. Ici comme là, la division du travail est source de perfectionnement. Ici comme là se “représentent” réciproquement les diverses activités spécialisées, l’expression réciproque étant dans l’essence même de la vie sociale. Les « travaux particuliers » se représentent réciproquement dans l’échange, sous leurs diverses formes (travail, marchandise, argent). Et toutes ces activités se représentent à leur tour dans une activité, tout à la fois générale et spécialisée, l’activité sociale, le métier politique. Comme il existe des spécialistes dans les travaux de l’industrie, de l’agriculture, du commerce, il existe un travail spécialisé (général) de règlement politique de l’ensemble des affaires de la société. La fonction politique doit être exercée par des spécialistes, des compétences, en matière de « mécanisme social », donnant les conditions d’un gouvernement “rationnel” (un peu à l’image de la « monarchie économique » des Physiocrates). L’activité spéciale de « représentation politique » s’insère à l’intérieur de la division générale du travail dont elle constitue un second niveau.
La véritable source de la souveraineté se trouve dans la grande entreprise sociale (la “nation” selon Sieyès), dans la « société commerçante » ou d’échanges libres, c’est-à-dire dans les rapports sociaux marchands, et non dans l’établissement politique que se donne la nation. L’instance politique (et les gouvernants ou administrateurs qui font leur métier de spécialistes du « mécanisme social ») ne sont que les interprètes savants, les agents rationnels, qui permettent à ce mécanisme de fonctionner en conformité avec le mode de régulation qui le régit.
— La souveraineté dévolue à la nation (grande entreprise sociale et son établissement politique) s’oppose au principe d’une souveraineté dévolue au peuple, même si dans les textes de 1789, Sieyès a pu identifier pour les besoins de sa cause (besoin de la force du peuple) peuple et nation. Et la fonction de représentation spécialisée des diverses activités particulières dans l’activité politique, ne peut pas non plus revenir au peuple. En effet, une telle fonction requiert pour Sieyès des compétences particulières : capacité à saisir « les grands rapports sociaux », les lois du « mécanisme social », elle requiert des lumières et du temps. Elle ne peut revenir qu’aux « classes disponibles » et non aux classes non disponibles, c’est-à-dire aux hommes qui ne sont que des « instruments de labeur », aux ouvriers « avilis » qui ne peuvent entrer en société. En bref, elle ne peut revenir à la majorité des hommes, qui ne sont que des « machines de travail », ignorants, incompétents, sans loisir, incapables de saisir les lois du mécanisme social, et qui considèrent celui-ci comme un « joujou ».
— On a pu dire que Sieyès introduisait l’idée d’une “classe politique”, fonctionnelle, se superposant aux classes de la société civile, dont elle “représenterait” au niveau général les diverses activités dans un système d’échange et d’interdépendance généralisé. Pour maintenir ce système, la société d’échanges libres requiert des spécialistes en « mécanisme social ». Aux classes stériles de l’Ancien Régime, exerçant les fonctions publiques de façon héréditaire en relation avec leur “état”, il substitue une classe dont la supériorité ne serait plus liée aux personnes, aux anciens corps, à l’origine, mais ne tiendrait qu’à la fonction. La supériorité fonctionnelle devient « supériorité légitime » et correspond à l’ordre réel et aux besoins de la société. La « machine publique » a besoin de cette fonction générale pour réaliser l’intérêt commun, elle a besoin de la correspondance qui s’établit grâce à elle, alors que la supériorité liée aux personnes et aux corps et ordres d’Ancien régime n’exposait que l’intérêt particulier. Nécessaire à l’intérêt général, ce que l’on pourrait nommer la “classe politique” doit cependant à son tour se constituer en corps, et elle seule est autorisée à le faire, interdisant une telle constitution aux autres classes qui feraient valoir au moyen des corps des intérêts particuliers.
— Peut-on mettre en contradiction Sieyès avec lui-même sur cette question du déni de la souveraineté du peuple ? Dans les textes parus au début de la Révolution, n’indique-t-il pas que tous les associés de la grande entreprise apportent leur concours pour définir les orientations, précisant toutefois qu’il ne s’agit que d’un concours médiat, signifiant par là qu’il n’est pas seulement question de déléguer le pouvoir (comme dans la conception de Rousseau), mais aussi le vouloir, la souveraineté. La volonté souveraine des individus se trouve bien déjà réduite à la possibilité de choisir et déléguer ceux qui exerceront leurs droits. Il s’agit « d’influence », « d’autorisation », de « confiance » à l’égard des représentants, non de participation à la définition des orientations générales de la vie sociale. En opposition au principe rousseauiste de non représentation de la volonté du peuple, Sieyès donne précocement les premiers linéaments d’une conception de la représentation politique, en tant que fonction technicienne, qui se construit par une dénégation des antagonismes sociaux dans la base de la société.
III – Il existe chez Sieyès des éléments pour une autre modélisation des rapports de classe, éléments épars et non pleinement développés comme dans le schéma ci-dessus. De tels éléments s’articulent autour des notions de « travail » et de « propriété ».
Sieyès pose que le travail forme les richesses, sous le double aspect de leur utilité (richesses utiles) et de ce qu’il nomme leur « caractère vénal » (richesses pour l’échange marchand). La propriété elle-même vient selon lui du travail, c’est-à-dire de « l’usage utile des facultés ». La propriété des biens ne serait ainsi qu’une extension de la propriété de soi-même, c’est-à-dire de son action, du travail qu’elle a coûté. Par là, Sieyès vise à s’opposer aux formes de propriété (surtout foncières) non liées au travail mais à la possession héréditaire, l’appartenance à un ordre, la naissance. Toute propriété ne devrait résulter face à cette propriété illégitime, que de l’usage de soi-même, sous la forme pourrait-on dire d’un usage de sa force de travail.
Le travail se présente donc comme seule source de la richesse utile qu’il forme. Il forme aussi la valeur vénale des produits (valeur d’échange, marchandises). Dans la société d’échanges libres, la valeur d’une chose est exprimée par la quantité et la qualité du travail employée à la produire, elle ne vient ni de la possession de la terre, ni de « l’échangeabilité », mais toujours de la peine et du temps nécessaire pour la produire. Elle vient aussi de son utilité. Tous les échanges (utiles et vénaux) sont ainsi fondés sur le travail. Nul homme ne peut jouir du travail d’autrui sans échange (contre un autre travail sous forme immédiate, ou de marchandise ou d’argent).
On pourrait, en prenant en compte ces premiers éléments, dire que pour Sieyès la propriété (légitime) est toujours issue d’un travail propre et ne peut résulter de l’exploitation du travail d’autrui, qu’elle est toujours échange d’un travail quelconque contre un autre travail, puisqu’aussi bien il pose que :
* La valeur d’une chose vient du travail qu’elle a coûté.
* Nul ne peut jouir du travail d’autrui sans échange.
Sieyès aurait ainsi formalisé les rapports de petits producteurs marchands individuels. Si l’on poursuit l’examen, en prêtant attention à ce qu’il peut exposer notamment à propos du « produit net », une forme particulière d’échange est toutefois esquissée, impliquant un autre rapport général, entre classes, dans la société.
Dans la production d’un bien quelconque, Sieyès fait état d’un produit en valeur qui excède la quantité nécessaire à la subsistance des travailleurs produisant ce bien : « ce qui est au-delà de ce qu’il faut pour leur subsistance ».
On peut ainsi dégager un rapport social lié à des formes distinctes de propriété et à un type d’usage particulier de la force de travail, qui dépend de ces formes distinctes, tout en respectant les lois de l’échange :
* Classe des propriétaires de forces de travail individuelles qui les vendent en échange de ce qui est nécessaire à leur subsistance, cette classe existant parce que des hommes « consentent » à recevoir d’autrui leur subsistance, en la payant par une autre forme de travail.
* Classe de ceux qui incorporent l’usage de cette force à la production, pour la faire produire au-delà de ce qu’elle coûte (de ce qui est nécessaire à la subsistance).
Un tel rapport, qui contient les germes d’un antagonisme, n’est pas développé par Sieyès, mais il peut être déduit des éléments qu’il pose en relation avec les notions de propriété et de produit net.
IV – Le schéma “libéral” dominant chez Sieyès, celui d’un régime politique conçu comme prolongement et moyen de conservation du mode de régulation de la société d’échanges libres (société marchande capitaliste), occulte les éléments d’une analyse des rapports de classes antagoniques de la société moderne, donnant aux contradictions sociales la forme d’une opposition fonctionnelle (nécessaire au bonheur commun), entre d’un côté, compétence, raison, apanage de la “classe politique”, et d’un autre côté ignorance, passions, attributs négatifs des classes populaires.
On peut toutefois dégager un autre schéma encore, schéma qui pose l’éventualité d’un développement de la société fondé sur une utilité directement sociale du travail, allant partiellement à l’encontre des conditions d’une société fondée sur les échanges de valeur. Le travail qui fournit le produit net, forme aussi selon Sieyès un produit disponible, sous l’angle des richesses utiles d’une société. Ne peut-on alors, s’interroge-t-il, envisager ce caractère de puissance sociale utile du travail sous l’angle politique ?
Les divers travaux des hommes, combinés, fournissent des besoins universels. Ne pourrait-on concevoir une direction des travaux publics, « commandée par le Souverain », voir la question du produit net du point de vue de l’État. Sous la direction du Souverain, la force productive combinée serait supérieure aux productions vénales, les forces seraient coordonnées directement pour la production publique, hors de la sphère des échanges vénaux immédiats. Il y aurait production publique utile, qui serait source de « jouissance gratis » pour le public.
Cette facette, que l’on pourrait presque qualifier de proto-socialiste, à peine esquissée, atteste du caractère composite de la pensée de Sieyès, dont on peut discerner les traces, non théorisées, présentes sous forme de notes s’échelonnant sur une période historique elle aussi composite, englobant l’avant-Révolution et la Révolution.
Quelques références :
Emmanuel Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État ?, Essai sur les privilèges, Quadrige, PUF, 1982.
Emmanuel Sieyès, Écrits politiques, édité par R. Zapperi, Éditions des Archives contemporaines, 1985.
Bronislaw Baczko, « Le contrat social des Français : Sieyès et Rousseau », in, The french Revolution and the creation of modern political culture, vol. III, Pergamon Press, Oxford, 1989.
Keith M. Baker, Article « Representation », même référence, et, articles « Sieyès et sa pensée », « Souveraineté », in, Dictionnaire critique de la Révolution française, Flammarion, 1988.
Paul Bastide, Sieyès et sa pensée, Paris, 1939.
Lucien Jaume, Échec au libéralisme, les Jacobins et l’État, Kimé, 1990.
Colette Clavreul, L’influence de la théorie d’Emmanuel Sieyès sur les origines de la représentation en droit public, Thèse, Paris I, 1982.
Pascale Pasquino, « Emmanuel Sieyès, Benjamin Constant et le “gouvernement des modernes” », Revue Française de Science politique, avril 1987.