Les deux expressions Intérêt général et Lutte de classes sont posées dans des registres différents.
Le premier terme, Intérêt général, est posé dans la théorie politique classique, qu’on l’estime ou non spécifiquement “bourgeoise”.
Le second terme, lutte de classes est censé relever principalement des conceptions marxistes.
Ce qui fait que l’on pense le plus souvent que ces deux registres sont inconciliables.
On va s’interroger sur la formulation : intérêt général.
Plus spécialement depuis 1968 dans le cadre français, on a pu affirmer que la notion d’Intérêt général relevait seulement de “l’idéologie”, ou dit autrement de la manipulation. En relation avec le thème des « appareils idéologiques d’État », on a pu ainsi parler de « l’idéologie de l’intérêt général » comme quelque chose de “bourgeois”, donc de négatif. L’idéologie de l’intérêt général serait liée au capitalisme. On pourra en discuter. On verra en effet que sa formulation a bien un rapport, sinon avec le capitalisme, du moins avec la généralisation des échanges marchands.
L’idéologie de l’intérêt général ne servirait que de « couverture pour le pouvoir », et c’est par elle qu’on pourrait « faire tenir ensemble », les membres d’une nation et d’un État, et non d’abord par des motifs d’ordre concret. Toutefois, pour faire vraiment “tenir ensemble” une société, on ne peut se contenter de considérer le côté “ruse” idéologique (ou symbolique). Il faut que l’intérêt général repose sur un minimum de réalités matérielles. Sinon, la société va à la destruction, et l’idéologie n’y changera rien. On doit aussi considérer que les gens ne “marchent pas” qu’à l’idéologie, sauf à les prendre pour des imbéciles.
Les manipulations de l’intérêt général ne sont pas d’abord une question d’idéologie. Elles se rapportent à la question : qui définit l’intérêt général. Un groupe particulier peut en effet imposer son intérêt particulier au nom de l’intérêt général. Il y a usurpation dans ce cas de l’intérêt général. Cette usurpation dans la définition d’un intérêt général est la question centrale. La question de la ruse, de la manipulation est secondaire.
L’expression d’intérêts particuliers se posant comme généraux ou supérieurs avait déjà été dénoncée par Rousseau (il parlait plutôt de volonté générale que d’intérêt général).
On doit en premier considérer que la possibilité de poser une volonté générale suppose déjà que les hommes qui la posent puissent être regroupés en un seul lieu commun où ils puissent exprimer une volonté unitaire :
« Tant que les hommes se considèrent comme appartenant à un seul corps, indique Rousseau, ils n’ont qu’une volonté générale ».
Si les hommes se considèrent comme appartenant à plusieurs corps particuliers, poursuit Rousseau, l’intérêt commun se dissout, la volonté générale ne peut parvenir à l’expression. Elle est “muette”. C’est alors la volonté de groupes particuliers, en général les riches, qui s’impose. Toutefois, pour que la société se maintienne, les riches, les puissants, doivent maintenir un minimum d’intérêt général objectif (par exemple la protection commune, contre des ennemis, contre le crime, un minimum de bien être de bien pour le public). Car s’il n’existe plus rien qui soit profitable à l’ensemble, au public, c’est toute la société, y compris les exploiteurs, qui courent à leur destruction.
Donc pour comprendre la question de l’intérêt général, indépendamment de son usage idéologique, il est utile de savoir :
— Ce que c’est que l’intérêt général dans la théorie politique. A quelle période historique correspond la diffusion de la notion.
— La contradiction interne de la formule : la difficulté de « généraliser » des intérêts particuliers.
— Les notions voisines, bien commun ou bien public.
Ce qu’est que l’intérêt général.
On va voir trois mots : général, particulier, intérêt.
— Général vient du mot genre. Général, c’est ce qui appartient à un même genre ou espèce. En politique, l’intérêt général, c’est celui qui vaudrait pour un ensemble ou les parties d’un ensemble : une Cité, un État, une nation. On ne peut poser un intérêt général que dans un cadre politique constitué, ayant assez d’indépendance, de souveraineté, pour qu’on puisse poser un intérêt convenant à la généralité.
Si l’on s’éloigne de la notion d’intérêt général dans un lieu politique institué, on peut à la rigueur parler “d’intérêt général” pour des “genres” plus restreints, des catégories : intérêt d’une corporation, intérêt général des fonctionnaires, du gouvernement, intérêt général de la bourgeoisie, du prolétariat, du peuple, etc. On verra plus loin, en interrogeant Marx ce que peut être un intérêt général commun de classe.
La première question à se poser n’en demeure pas moins : dans quel cadre (lieu unitaire) peut-on vraiment poser un intérêt général. Peut-on poser un intérêt général au sein de groupements non institués, non unifiés, historiquement et politiquement : une classe, une profession, un continent ? Par exemple peut-on vraiment poser un intérêt général européen ? De quel « genre » politique est l’Europe, constitue-t-elle un lieu politique unitaire, et, en conséquence est-il possible d’y poser un « intérêt général ?
– La notion de particulier. Le général se pose toujours en relation avec le particulier. Et dans le cadre des intérêts économiques et sociaux, l’intérêt particulier est un intérêt à part, c’est-à-dire l’intérêt d’une partie (d’où vient aussi le mot Parti). L’intérêt particulier peut être celui d’un individu ou d’un groupe considéré à part : par exemple intérêt d’une classe par rapport à celui d’une nation, d’une catégorie par rapport à une classe, d’une profession : par exemple intérêts particuliers des fonctionnaires, des salariés du privé, des ouvriers du privé, des ouvriers du public. etc.
Quel est le rapport entre les intérêts particuliers et l’intérêt général ? Suffit-il d’additionner les intérêts particuliers pour faire un intérêt général ? Additionner par exemple les intérêts des différentes classes dans une nation ? Ou, peut-on dégager un intérêt général pour les différents peuples au sein de l’Europe, en additionnant les intérêts ? Peut-on additionner les différents courants politiques (de gauche ou de droite) pour faire un intérêt général de la gauche ou de la droite ? Peut-on additionner les différentes tendances d’une même organisation pour faire un intérêt général ?
De quel intérêt général et de quel intérêt particulier parle-t-on à chaque fois, et plus généralement peut-on concilier ces intérêts particuliers et l’intérêt général ? Ce sont les questions posées.
— Ce qui nous conduit à examiner la notion d’Intérêt. Quand on parle d’intérêts particuliers, les mots sont en général mis au pluriel. La notion d’intérêt correspondait à l’idée de “prendre part” à quelque chose, de dommageable ou de profitable. Et par la suite, surtout à l’idée de réaliser un gain, un profit personnel, privé. Avec cette signification, on peut comprendre la contradiction interne qui affecte la notion d’intérêt général, qui se pose en relation avec celle d’intérêts particuliers (au pluriel).
On va voir comment dans la réalité historique, ces différentes notions se combinent. Ce sera le premier point : Généralisation de l’échange marchand et lutte entre intérêts particuliers.