I. La formation de la bourgeoisie au sein du mode féodal

L’exposé suit de près l’ouvrage de Régine Pernoud Les origines de la bourgeoisie (collection Que sais-je?, PUF, 1947.). Des lecteurs très au fait du sujet peuvent critiquer ce choix exclusif, ou le découpage thématique opéré. Bien que de multiples travaux aient été réalisés depuis la parution du livre de Régine Pernoud, que des points de détail puissent être contestés, cet ouvrage n’en constitue pas moins une base solide pour comprendre, dans ses grandes lignes, le processus de formation de la classe bourgeoise, plus spécialement en France. Pour une plus ample information, il est recommandé de se référer directement au livre lui-même, et dans la même collection, et du même auteur, La bourgeoisie, PUF, 1985. On peut aussi consulter, toujours de Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, I — Des origines aux temps modernes, 1960, et, II —Aux temps modernes, 1962.

Selon Régine Pernoud, l’importance du processus social que constitue l’émergence de la bourgeoisie, au sein d’un monde marqué par des rapports de type féodal, ne peut être apprécié que si l’on a une idée de ce mode d’organisation, tel qu’on le trouve plus ou moins stabilisé en France dès le IXe siècle.
L’organisation féodale s’est élaborée selon Régine Pernoud, comme une construction empirique et non en fonction de principes posés à l’avance. Elle s’est formée sous la pression des faits dans les conditions de la ruine de la société antique, la chute de l’empire romain d’Occident, les invasions barbares.
Avec la destruction de l’organisation unifiée et relativement ordonnée qui était celle du monde romain, les divers éléments du peuple, isolés et sans appui, sont conduits à rechercher la protection de ceux qui sont parvenus à conserver l’unique richesse qui vaut en période d’insécurité : la terre, mais aussi les moyens de la défendre et de se protéger. Seuls les propriétaires de grands domaines peuvent assurer ce minimum de sécurité pour les catégories populaires ce qui va de pair avec la préservation de leur domaine. Ceux qui ne possèdent rien sont contraints “en échange” de cette protection d’employer leurs forces de travail au bénéfice des propriétaires de domaines.
À la fin du Ve siècle, sous l’égide du roi mérovingien, Clovis, le pouvoir se reconstitue, puis s’affaisse de nouveau. La reconquête d’une unité passagère n’a pas détruit les petites unités domaniales, qui se sont plutôt renforcées. En effet, les rois — ce sont alors en France les mérovingiens — rétribuent ceux qui remplissent pour eux diverses fonctions, en leur allouant des terres. Le nombre et l’importance des grands propriétaires fonciers, les seuls à détenir une puissance réelle, s’accroît. Avec les invasions germaniques et nordiques (Burgondes, Alamans, Wisigoths, Francs, etc.), un important transfert de population s’était opéré. Beaucoup de ces populations avaient des mœurs et modes de conduite très différents de ceux de l’ordre romain. Cet ordre toutefois n’avait pas été remis en cause en totalité, notamment pour ce qui a trait aux échanges. Avec l’invasion arabe, le mode ancien d’organisation se trouve brutalement bouleversé. Après avoir conquis l’Empire perse, les arabes arrachent à l’Empire d’Orient, la Syrie, l’Égypte et l’Afrique, avant d’entreprendre leurs incursions sur le continent européen. Ces invasions conduisent à un repli de ce continent sur lui-même. Désormais l’artère vitale de la vie économique, des échanges, ne se trouve plus axée autour de la Méditerranée, mais autour du Rhin.
En 732, Charles Martel, le maire du Palais, repousse les arabes à la bataille de Poitiers, ce qui permet la consolidation du royaume de France. Avec cette victoire, la lignée carolingienne, assise sur la grande propriété terrienne, accède aux charges héréditaires des maires du Palais, puis à la royauté. Maintenant qu’il est privé du commerce et des importations de l’Orient, le domaine carolingien se révèle suffisamment étendu, et riche de ressources variées, pour pouvoir développer son économie. Sous la domination carolingienne, plus particulièrement avec Charlemagne, le domaine est réorganisé en fonction de hiérarchies qui sauvegardent une certaine cohésion. Au lieu de combattre les puissances seigneuriales qui se sont consolidées, une autorité impériale leur est imposée, elle s’exerce par une multitude d’échelons : de l’empereur au suzerain, du suzerain au vassal, et ainsi de suite. L’ébauche d’une union administrative se superpose à une très relative unité au plan économique.
Dans le mode féodal d’organisation, chacun est pourvu d’une fonction déterminée, chacun se trouve “fixé” à un “état” auquel il lui est difficile d’échapper. Un certain nombre d’obligations et quelques droits, assignés par la tradition et la coutume, sont attachés à chaque fonction ou “état”. Les trois ordres sociaux — les seigneurs, le clergé, les paysans — ne se superposent pas à la classification moderne des classes. Leurs relations reposent sur ce qui s’apparente à une division immuable des fonctions : le seigneur a pour tâche de gouverner et de protéger son domaine et la population de ce domaine, il doit le service de ses armes et parfois de son sang ; le clergé doit prier et instruire ; les paysans doivent assurer les nécessités de la vie matérielle.

L’incursion de la bourgeoisie dans l’organisation féodale. Marchands et bourgs marchands
Une fois les invasions repoussées, plusieurs pays européens semblent trouver au cours de la deuxième partie du Xe siècle leur point d’équilibre. Deux facteurs ont favorisé le rétablissement d’une relative cohésion : la restauration de l’empire romain d’Occident sous la dynastie des Ottonides, et s’agissant de la France, la reprise du royaume de Charles le chauve par les Capétiens. Une atmosphère de sécurité et de détente en est résultée, favorisant la renaissance économique. On se met à bâtir et d’un domaine à l’autre on commence à circuler et échanger.
C’est dans ce contexte qu’une nouvelle catégorie sociale voit le jour : le marchand. Il circule d’un lieu à l’autre, transporte ses marchandises, le plus souvent de pacotille, à dos d’homme ou à dos de mulets, il les présente devant châtelains ou villageois. Dans un univers où l’on apprécie plus que tout la stabilité qu’assure la propriété de biens fonciers, ce statut d’ambulant relève d’une nécessité. Dans le monde où il s’active, le marchand ne vit pas du produit de son travail, mais de l’échange de biens qu’il n’a pas produit, son activité est liée à la nécessité de vendre, de faire circuler les marchandises, de rechercher des gains en argent.
Lorsqu’ils ne peuvent circuler en raison des intempéries, les marchands se fixent dans des villes, de préférence celles qui sont situées au carrefour de routes ou aux débouchés des fleuves. Des villes neuves, des bourgs, se créent sous les citadelles, d’autres s’érigent aux emplacements les mieux situés. De ces bourgs qu’ils s’empressent de fortifier pour assurer la sécurité de leur commerce, vient le nom de burgensis qu’on donne aux marchands, mot attesté dans une charte communale en l’an 1007. Ce mot de bourgeois prendra par la suite un sens plus général.
La croissance urbaine se produit d’abord en Italie. En France, en plus des villes maritimes (Marseille, Montpellier, Nantes etc.) ou fluviales (comme Paris ou Orléans), d’autres se développent. Les marchands s’y rencontrent. Des grandes foires voient le jour, notamment en Champagne. Le mode d’existence de la société en est transformé. Avec le commerce des marchandises se développe aussi le commerce des idées. Les villes, surtout aux XIIe et XIIIe siècles, connaissent une animation qu’aucune cité antique n’avait connue. Sur les marchés des villes se concentrent les matières premières et les débouchés, attirant aussi des artisans. Aux petits métiers ruraux se substituent progressivement des activités industrieuses plus larges, premier pas vers la révolution économique. Pour la paysannerie, des débouchés nouveaux s’ouvrent. Les paysans jusqu’alors ne travaillaient que pour eux-mêmes, ou pour le seigneur laïque ou ecclésiastique, la population des villes a désormais besoin d’eux, ce qui entraîne une extension des terres cultivées, à tel point que l’étendue de ces terres atteint au XIIe, et surtout au XIIIe siècle, une proportion inégalée jusqu’à nos jours.
Le mouvement des échanges au Moyen Âge est aussi dominé par le grand commerce. Les produits de l’Inde ou de l’Asie Mineure, transportés par des caravanes jusqu’aux ports ou aux cités commerçantes de Syrie, d’Égypte, d’Afrique du Nord sont proposés sur les marchés européens. Une circulation intense se déploie sur les routes et les fleuves.

Les revendications des bourgeois. Le mouvement communal
L’essor économique, le développement des échanges a entraîné la croissance de la population. Et parmi celle-ci, la bourgeoisie trouve à se faire une place en tant que nouvelle classe sociale, distincte de l’ordre féodal. Dans la société médiévale, chaque état ou catégorie sociale était tenu à des devoirs, certains jouissaient aussi de privilèges inhérents à leur état, les bourgeois prétendent eux-aussi pouvoir en disposer. Ils veulent en premier lieu la liberté de circulation, que, dans certaines limites, ils obtiendront. Comme le commerce exige la sécurité, les bourgeois veulent aussi disposer de moyens propres pour se défendre, sans devoir recourir à la protection des seigneurs. Ils revendiquent aussi le droit de construire des remparts, fortifier les villes. Le fait de résider en ville assurera à tous les bourgeois (résidents des bourgs) les droits d’abord obtenus dans l’intérêt des marchands. Enfin, les commerçants, pour trancher leurs litiges, ont besoin de tribunaux qui connaissent les affaires du commerce, davantage que les cours de justice existantes (ecclésiastiques ou laïques). Avec la création de ces tribunaux, de nouvelles catégories sociales se développent.
Le mouvement communal se forme sur la base de ces revendications. La plus grande diversité règne, ce sont les besoins et les intérêts locaux des bourgeois qui déterminent l’évolution des différentes communes. L’octroi de franchises pour la commune résulte le plus souvent de transactions à l’amiable visant à limiter l’autorité du seigneur (pour celui-ci cependant il n’est pas sans intérêt de voir une ville ou un marché se développer sur son domaine). Dans les seigneuries laïques, les recours à la violence sont rares, ils sont plus nombreux dans les seigneuries ecclésiastiques ou les villes où réside l’évêque, où se multiplient les causes de désaccords.
En France, la position de la royauté à l’égard de la bourgeoisie n’est pas clairement définie. Les Capétiens directs n’ont pas adopté une ligne de conduite uniforme. Les rois ne sont pas hostiles au principe des franchises communales, ils agissent à peu près comme les autres seigneurs, cherchant à tirer parti d’un mouvement dont ils ne peuvent sous-estimer l’importance, ils ne s’opposent à ce mouvement que lorsqu’ils estiment que leurs intérêts sont lésés.

Les conflits avec l’Église
Les principes du christianisme imprègnent alors profondément les différentes catégories de la population, y compris les bourgeois. Ces principes touchent à l’organisation de la cité, mais aussi aux rapports économiques : établissement d’un “juste prix” pour les marchandises, subordination du régime du travail à des prescriptions morales. Cet esprit anime les confréries, les associations de métiers, les associations hospitalières, etc. L’église intervient dans ces différents domaines (ainsi, au milieu du XIIIe siècle, elle étend le repos hebdomadaire au samedi après-midi et aux veilles de fêtes).
Plus généralement, l’Église considère que l’économie doit respecter certains principes, et en tout premier lieu la subordination de la production aux besoins des hommes.
Les mesures de réglementation de l’économie urbaine par l’Église sont souvent contestées. Le motif principal des conflits avec l’Église touchent aux visées que poursuivent les bourgeois commerçants : la recherche du gain, une telle recherche ne s’accorde pas spontanément avec la norme d’une économie centrée sur la satisfaction des besoins. Au sein des communes, des luttes plus ou moins violentes, ne cessent de se manifester à ce sujet entre l’Église et la bourgeoisie.

La coupure avec le peuple
Au cours de son processus d’expansion, la bourgeoisie entre aussi en contradiction avec le peuple. Si, au début de la formation des communes, les désaccords sont peu apparents, des conflits ne tardent pas à éclater, ils prennent un caractère grave dès le milieu du XIIIe siècle. Très vite, la classe bourgeoise proprement dite s’est formée autour de gros commerçants, qui se sont coupés du monde du travail et détachés des conditions de vie du peuple, au contraire des petits entrepreneurs et artisans.
Dans les villes de Flandre qui sont devenues, grâce aux importations des laines d’Angleterre, les capitales européennes de la draperie, l’industrie se trouve dès le XIIe siècle aux mains de quelques gros marchands qui achètent la matière première, la distribuent aux tisserands, pour ensuite vendre et tirer profit des produits manufacturés. Avec l’accroissement de leur fortune, ils peuvent acquérir des terres, des maisons, et s’approprier l’administration de la cité et de la justice. Les communes sont le théâtre de véritables luttes sociales : les riches bourgeois forment une caste, qui exerce le pouvoir à peu près sans contrôle, ils s’arrogent les premières places, dans l’échevinage, dans les confréries et associations de travail. Les petits artisans pour pouvoir se défendre forment à leur tour des coalitions, qui ne tardent pas à être prohibées.
Au cours de sa lutte contre la bourgeoisie, le peuple a pu trouver des alliés auprès de la noblesse et du clergé. Aux Pays-Bas notamment, où les conflits sont aigus, les nobles et les ordres religieux soutiennent le parti populaire contre les organisations bourgeoises, partout où ils en ont l’occasion, pour de bonnes ou mauvaises raisons.

(Contribution Société Populaire d’Éducation)

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