V- Marx. Le rapport entre intérêt révolutionnaire de classe et intérêt général de la société.

Au début de l’exposé, on a signalé qu’il n’était pas exclu qu’on puisse mettre en relation les notions d’intérêt général et d’intérêt public, issu de la philosophie politique classique, et les théorisations de Marx relative aux classes et à la lutte de classes.
Ce qu’on peut dire, c’est que si Marx n’a pas fait de théorie d’ensemble de l’intérêt général ou public, il a fait usage des mots. Il peut ainsi parler de pouvoir public de la bourgeoisie, qui peut être organisé aux fins d’asservissement social (mais pas toujours). Il peut aussi parler d’affaires publiques, et de direction des affaires publiques, et du prolétariat prenant en main la direction de ces affaires publiques. Il y a aussi chez Marx, l’idée aussi, souvent oubliée, selon laquelle le prolétariat ne prend pas seulement en charge ses intérêts propres, mais aussi ceux de toute la société, donc en quelque sorte l’intérêt général.
Marx peut aussi user de la notion d’intérêts. Il applique à la bourgeoisie, comme au prolétariat, les notions d’intérêts de classe, d’intérêt commun de classe, et aussi d’intérêts immédiats, particuliers, privés, liés aux classes (ici aussi qu’il s’agisse du prolétariat ou de la bourgeoisie). Il développe un concept propre : celui d’intérêt révolutionnaire de la société, intérêt révolutionnaire, qui selon les époques ou conditions, peut être pris en charge par différentes classes. Ce qui signifie qu’au plan historique, l’intérêt révolutionnaire d’une classe, qui n’est pas nécessairement le prolétariat, a pu coïncider avec l’intérêt général de la société.
La république en France, issue d’une révolution bourgeoise, a pu ainsi, au cours de toute une période exposer un intérêt général de la société. Et bien qu’elle n’ait pas supprimé les contradictions du régime capitaliste, cette république a pu constituer, toujours selon Marx, le terrain sur lequel la lutte de classes trouvait à s’exprimer politiquement. Les intérêts, volontés, de chaque groupe ou classe en lutte, dans le cadre de cette république bourgeoise, pouvaient parvenir à l’expression politique, être rendus visibles à tous. Ainsi, les classes exploitées ont pu s’élever à des formes générales d’organisation et de lutte. La république en ce sens constitue un lieu où les volontés des différentes classes se donnent à voir face à toute la société.
La république et la notion d’intérêt général ont aussi été dénoncées par Marx, en tant que masque pour dissimuler une domination sociale. Ainsi, la forme républicaine serait tout à la fois écran, à même de dévoiler les contradictions sociales, et masque de ces contradictions, « étiquette républicaine collée sur l’ancien rouage de la machine ».
Dès que la bourgeoisie ne joue plus de rôle révolutionnaire, la république tend à se réduire à une effigie, qui peut nourrir des visées illusoires, la possibilité dans le cadre du régime de production, d’une amélioration durable de la situation de la classe ouvrière, sans qu soient transformés les rapports sociaux qui sont à la base de ce régime de production. Au cours de certaines périodes de l’histoire, le prolétariat, les classes populaires, peuvent viser une telle émancipation illusoire, imaginant parvenir à faire triompher leurs intérêts immédiats à côté de ceux de la bourgeoisie. Ils oublient alors, dit Marx, leur intérêt historique, qui est aussi l’intérêt révolutionnaire de la société elle-même. Il s’agit là, d’une « utopie qui se change en crime » dès que le prolétariat s’emploie à sa réalisation.

Citation 23. Marx (1818-1883).
Marx prend en compte les intérêts de la bourgeoisie, ses intérêts immédiats et ses intérêts historiques. Il distingue entre son intérêt commun de classe et les intérêts partiels et contradictoires en son sein. La bourgeoisie, tout en réalisant son intérêt national propre, a pu ainsi au cours sa période révolutionnaire, contribuer à dégager un intérêt national général, réunissant en un seul intérêt des intérêts de classes dispersés. Elle a alors, de façon légitime, utiliser à son profit l’idée d’intérêt national, placé au-dessus des intérêts étroits de classe.
La bourgeoisie a réuni au cours de sa période révolutionnaire des intérêts différents en un seul intérêt (national) de classe :

« La bourgeoisie supprime de plus en plus l’émiettement des moyens de production, de la propriété et de la population. […] Les provinces indépendantes, tout juste fédérées entre elles, ayant des intérêts, des lois, des gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une seule loi, un seul intérêt national de classe. »

Utilisation par la bourgeoisie de l’idée d’intérêt général :

« Tandis que, sous la monarchie, c’était une partie restreinte de la bourgeoisie qui avait régné au nom du roi, c’est, désormais, l’ensemble de la bourgeoisie qui doit régner au nom du peuple.
La division du travail, à l’intérieur de la société bourgeoise [crée] de nouveaux groupes d’intérêts […]. Chaque intérêt commun [partiel, particulier] fut immédiatement détaché de la société, opposé à-elle à titre d’intérêt supérieur général. »

Citation 24.
La forme républicaine bourgeoise en outre a permis de dégager un intérêt général de classe commun de la bourgeoisie, en neutralisant les intérêts particuliers des différentes fractions, ce qui a rendu sa domination plus complète.

« Le règne anonyme de la république était le seul sous lequel les deux fractions [de la bourgeoisie] pussent maintenir à pouvoir égal leur intérêt de classe commun sans renoncer à leurs rivalités réciproques. […]La réunion des différentes fractions bourgeoises au sein de la république, permet d’imposer le régime général de la classe bourgeoise et rend sa domination politique plus complète. »
« La république parlementaire permet la neutralisation des prétentions particulières et substitue à la domination d’une fraction privilégiée, la domination de toute la classe. La république parlementaire était la condition indispensable de leur domination commune, la seule forme d’État dans laquelle leur intérêt général de classe pouvait se subordonner à la fois les prétentions de ses différentes fractions et toutes les autres classes de la société. »

Citation 25.
Toutefois, Marx perçoit bien que la lutte entre fractions bourgeoises ne peut jamais être complètement neutralisée, compte tenu de leurs intérêts contradictoires et de leur concurrence interne. Chaque intérêt partiel défendu par les différentes fractions prétend, lorsqu’il n’est pas menacé par une menace commune (celle du prolétariat organisé) se poser en intérêt supérieur général. Cette rivalité, quand le prolétariat est affaibli et désorganisé, conduit les différentes fractions à « sacrifier leur intérêt général commun » à leurs intérêts immédiats privés en lutte.

« Chaque espèce de propriété, propriété foncière, finance grande industrie, voudraient régner seules et avoir la suprématie. »
« Leur rivalité [inhérente à la logique capitaliste], menace sans cesse cependant la réalisation d’un règne commun durable et pousse à la subordination à l’exécutif. Tôt ou tard les rivalités se réveillent, les prétentions particulières s’exacerbent, et la bourgeoisie se décompose en plan politique, sacrifiant son intérêt général, commun, politique, à ses intérêts immédiats, privés, les plus bornés. La bourgeoisie tout court, c’est-à-dire les différentes fractions du capital, s’oppose à la bourgeoisie en tant que genre, en tant que classe. »
« [A propos du parti de l’ordre]. Il prouvait que la lutte pour la défense de ses intérêts publics, de ses propres intérêts de classe, de son pouvoir politique, ne faisait que l’indisposer et l’importuner comme gênant ses affaires privées. […] Cette bourgeoisie […] à chaque instant, sacrifiait son propre intérêt général de classe, son intérêt politique, à ses intérêts particuliers les plus bornés, les plus malpropres. »

Citation 26.
Pour Marx, on l’a vu, la République bourgeoise peut constituer un terrain favorable à l’expression générale des intérêts des différentes classes, y compris pour les classes populaires. Un lieu où elles peuvent exposer publiquement leurs visées, être rendues visibles à tous. Lorsqu’au cours de la période révolutionnaire, la bourgeoisie en France avait besoin du peuple, elle a développé un cadre politique permettant aux classes populaires de poser publiquement leur intérêt général partiel, puis un intérêt général révolutionnaire pour toute la société.

« Le régime parlementaire vit de la discussion. Chaque intérêt, chaque institution sociale, y sont transformés en idées générales, discutées en tant qu’idées. La lutte oratoire à la tribune provoque des polémiques de presse. Le club de discussion au Parlement trouve son complément nécessaire dans les clubs de discussions […]. Les représentants qui en appellent constamment à l’opinion publique, lui donnent le droit de s’exprimer au moyen de pétitions. […] Quand, au sommet de l’État, on joue du violon, comment ne pas s’attendre que ceux qui sont en bas se mettent à danser. »

Cet “acquis” républicains de la révolution bourgeoise toutefois peut parfois se retourner contre les intérêts de classe de la bourgeoisie.C’est pourquoi, elle se trouve toujours conduite à les réduire, puis à déconstituer le cadre républicain lui-même, qui ne demeure qu’en effigie.

« La bourgeoisie se rendait très bien compte que toutes les armes qu’elle avait forgé contre le féodalisme se retournaient maintenant contre elle-même, que tous les moyens d’instruction qu’elle avait instituées se retournaient contre sa propre culture, […] toutes ces prétendues libertés civiques et institutions de progrès attaquaient et menaçaient sa domination de classe, à la fois dans sa base sociale et à son sommet politique.»

On va maintenant considérer plus précisément comment Marx pose la question des intérêts de classe du prolétariat. Il distingue, comme pour la bourgeoisie, deux types d’intérêts : intérêts particuliers immédiats ; intérêts généraux historiques.
— Dans le premier cas, il peut parler d’un « intérêt égoïste » de classe, quand le prolétariat, ou ses différentes fractions, prétendent parvenir à se faire une place privée au sein de la société bourgeoise, telle qu’elle est, sans prendre en charge l’avenir de l’ensemble de la société.
— Dans le second cas ; il parle de « l’intérêt historique » de classe, celui-ci suppose la transformation des rapports sociaux fondamentaux et la prise en charge de l’ensemble de la société par le prolétariat, à la place de la bourgeoisie. Selon Marx, les communistes ont à se positionner en fonction d’un tel intérêt historique.

Citation 27.
Dans le Manifeste communiste, Marx indique que les communistes ne luttent pas seulement pour les intérêts immédiats du mouvement, mais aussi pour l’avenir de celui-ci, dans son ensemble. Pour mettre en œuvre un tel principe, ce sont les intérêts communs à tout le prolétariat qui doivent être mis en avant, en prenant en compte la totalité du mouvement historique. Cela peut impliquer la subordination des intérêts partiels de telle ou telle catégorie prolétarienne à l’intérêt commun.

« Les communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux points 1/ Dans les différentes luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts […] communs à tout le prolétariat. 2/ Dans les différentes phases que traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité. »
« [Les communistes] combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière ; mais dans le mouvement présent, ils défendent et représentent en même temps l’avenir du mouvement. »

En outre, selon Marx, l’intérêt de classe révolutionnaire « concentre » en lui « les intérêts révolutionnaires de la société ». Autrement dit l’intérêt général historique commun de la classe est dans l’intérêt général de la société.

Citation 28.
Selon les phases de l’histoire, l’intérêt révolutionnaire historique du prolétariat peut se trouver sacrifié à des intérêts immédiats particuliers, ou de fractions particulières, qui expriment un espoir immédiat d’affranchissement dans le cadre du régime social existant. Cela inévitablement aboutit à l’échec. Le prolétariat perd alors l’initiative historique.

« Le prolétariat se jette dans des expériences doctrinaires, banques d’échanges et associations ouvrières, c’est-à-dire dans un mouvement où il renonce à transformer le vieux monde à l’aide des grands moyens qui lui sont propres, mais cherche, tout au contraire, à réaliser son affranchissement, pour ainsi dire, derrière le dos de la société, de façon privée, dans les limites restreintes de ses conditions d’existence, et, par conséquent, échoue nécessairement. »
« [La loi électorale du 31 mai 1850] rejetait les ouvriers dans la situation de parias qu’ils occupaient avant la révolution de février. En se laissant diriger par les démocrates, et en allant jusqu’à oublier l’intérêt révolutionnaire de leur classe pour un bien-être passager, les ouvriers renonçaient à l’honneur d’être une classe conquérante, ils s’abandonnaient à leur sort, prouvant […] que le processus historique devait de nouveau se poursuivre par-dessus leur tête. »

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