La menace de destruction, liée à la lutte de tous contre tous, conduisait à rechercher divers moyens dans le champ politique pour surmonter l’état de guerre perpétuel. Avec la formation historique des classes modernes et l’actualisation de leur lutte, la menace s’est révélée plus dangereuse encore. Pour maintenir un minimum de cohésion dans la société, éviter sa déconstitution, la nécessité s’impose de rechercher de nouveaux modes de résolution politique.
La lutte de classes, dès lors que les classes se constituent dans le champ politique, contraint les classes en présence à s’efforcer de dégager un intérêt général minimal, soit pour maintenir jusqu’à un certain point les rapports sociaux existants, en les “réformant” pour partie, soit pour créer les conditions de réalisation d’un intérêt général, véritablement général, tourné vers l’avenir, et qui conduit à révolutionner les rapports de base de la société.
Citation 19. Necker
Necker, on l’a vu, concevait clairement qu’il existe une lutte entre classes, au delà du conflit entre intérêts particuliers. Il préconisait l’adoption de lois générales capables de surmonter les antagonismes entre les différentes parties de la nation. Avant la Révolution, il proposait de rabattre les privilèges qui menaçaient l’intérêt général de la société, comme moyen d’éviter la révolution. Selon lui, le gouvernement devait à cet effet cesser de confondre les intérêts économiques généraux de la nation et ceux des différentes classes possédantes. Il convenait au contraire de privilégier les intérêts du peuple, même si celui-ci ne disposait pas de voix pour exposer publiquement ses plaintes. En premier lieu, indiquait-il, il faut que les privilèges de la propriété soient subordonnés à l’intérêt général, et qu’aucune fraction des classes possédantes ne doit être privilégiée.
« Les privilèges de la propriété ne peuvent se soutenir que s’ils contribuent à l’intérêt général de la société », sinon les lois peuvent être renversées, et « ce peuple que l’on tient en lisière au milieu de l’inégalité des propriétés », peut se muer en « lion qui rugit », dès lors qu’il « craint pour le nécessaire ».
« On ne saurait confondre intérêt des agriculteurs avec celui de l’agriculture, celui des fabricants avec celui de la fabrique, celui des négociants avec celui du commerce. Le gouvernement uniquement guidé par le voeu des différentes classes ne fait jamais qu’en favoriser une aux dépens de l’harmonie générale. »Les intérêts de ceux qui n’ont pas d’expression sociale doivent « surtout » [par dessus tout] être pris en considération.
C’est au milieu de ce choc continuel d’intérêts, de principes et d’opinions que le législateur doit chercher la vérité. […] Il doit s’élever par la pensée au-dessus des différents motifs qui remuent la société : Il doit la considérer dans toute son étendue, et lier […] tous les ordres de citoyens […], il doit surtout être le protecteur de cette multitude d’hommes qui n’ont point d’orateurs pour exprimer leurs plaintes.
Citation 20. Robespierre (1758-1794)
Ce n’est pas dans le cadre de la société d’Ancien Régime que les lois voulues par Necker sont parvenues à s’imposer. De telles lois heurtaient en effet les intérêts des classes possédantes, anciennes et nouvelles. Pour imposer des lois favorables au peuple, c’est-à-dire au plus universel, Robespierre revendique pour sa part la voie révolutionnaire. C’est en prenant le peuple pour appui, en lui donnant la place qui lui revient, celle de peuple souverain, que les intérêts particuliers pourront être subordonnés à la volonté générale.
« Quand la loi a pour principe d’intérêt public, elle a le peuple lui-même pour appui, et sa force et la force de tous les citoyens. »
« Le corps représentatif […] doit « commencer par soumettre en son sein les passions privées à la passion générale du bien public », sans « qu’aucun intérêt particulier et caché puisse usurper l’ascendant de la volonté générale ».
Citation 21.
Pour que le bien public puisse s’imposer, les droits de la propriété privée peuvent selon Robespierre, être subordonnés à la propriété commune de la société. Cette position n’est pas en tous points distincte, dans sa logique, des prises de position de la philosophie politique classique, celle de Bodin, celle de Bossuet. La différence tient aux moyens nécessaires pour l’imposer.
« La première loi sociale est donc celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister, toutes les autres sont subordonnées à celle-là. […] Il n’est pas vrai que la propriété puisse jamais être en opposition avec la subsistance des hommes. »
« Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. »
Citation 22.
Pour Robespierre, l’intérêt général de la société, n’est garanti que lorsque le gouvernement est la propriété du peuple souverain. Et celui-ci doit de prononcer de façon indépendante comme le voulait Rousseau. Ce qui suppose une organisation de classe indépendante de l’opinion des classes riches.
« Le peuple est le souverain : le gouvernement est son ouvrage et sa propriété. Les fonctionnaires publics sont ses commis. [Le souverain assemblé] doit jouir du droit d’exprimer sa volonté avec une entière liberté, elle […] indépendante de toutes les autorités constituées. »
« Toutes les manufactures d’esprit public ne fournissent que des poisons, c’est à l’opinion publique de juger les hommes qui gouvernent et non à ceux-ci de les maîtriser et de créer l’opinion publique. »
Tenant compte des divers intérêts de classe sans pour autant sacrifier ceux du peuple, Necker se situait encore dans le cadre du maintien de la société d’Ancien Régime, déjà modernisée. Robespierre prétendait révolutionner cette société afin de faire prévaloir l’intérêt public, identifié à celui d’un peuple, effectivement souverain. On va examiner comment les données du même problème ont pu se trouver abordées au sein de la conception de Marx.