L’exposé suit de près l’ouvrage de Régine Pernoud Les origines de la bourgeoisie (1). Des lecteurs très au fait du sujet peuvent critiquer ce choix excusif, ou le découpage thématique opéré. Bien que de multiples travaux aient été réalisés depuis la parution du livre de Régine Pernoud, que des points de détail puissent être contestés, cet ouvrage n’en constitue pas moins une base solide pour comprendre, dans ses grandes lignes, le processus de formation de la classe bourgeoise, plus spécialement en France. Pour une plus ample information, il est recommandé de se référer directement au livre lui-même, et dans la même collection, et du même auteur, La bourgeoisie, PUF, 1985. On peut aussi consulter, toujours de Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, I — Des origines aux temps modernes, 1960, et, II —Aux temps modernes, 1962.
Les bourgeois accordent une grande importance à l’administration de la vie civile et de la réglementation de la justice et des échanges, leur principale préoccupation avec celle des finances, ce qui conduit dans le courant du XIIIe siècle au développement d’hommes de loi de tous ordres : avocats, magistrats, juristes.
L’émergence d’une catégorie nouvelle : la bourgeoisie légiste
Les marchands ou simples citadins ont souvent recours à la justice pour la conduite de leurs affaires et leurs litiges. Au XVIe siècle nombre de bourgeois, orientent leurs fils vers l’étude du droit, escomptant qu’ils pourront les soutenir dans la défense de leurs intérêts.
Les légistes soutiennent l’intérêt de l’État, un État qu’ils conçoivent à la romaine, centralisé, unifié, laïque, où la puissance temporelle doit prendre le pas sur la puissance spirituelle, sur l’Église, en rupture avec la hiérarchie compliquée du mode d’organisation féodal et la répartition des pouvoirs qui le caractérise. En fonction d’une nouvelle conception de la justice, les légistes bourgeois évinceront les justices seigneuriales (au XVIe siècle, on interdit aux seigneurs de juger en personne, ce qui achève d’ôter à la noblesse sa raison d’être). La bourgeoisie, représentée par les Parlements, conquiert l’hégémonie en matière judiciaire. Ainsi, en travaillant à soutenir et étendre l’autorité du pouvoir central, les juristes ont travaillé pour eux.
L’évolution des formes de propriété et de la condition de la paysannerie
Le développement de la classe bourgeoise et de son influence va modifier le régime de propriété. Jusqu’alors, au Moyen Âge, sur une même terre il y avait plusieurs ayants droits, sans que l’on puisse déterminer un propriétaire véritable. Ce n’était pas le serf, bien qu’il soit assuré de vivre et de mourir sur la terre qu’il cultivait, la transmettre à ses enfants. Ce n’était pas non plus vraiment le seigneur, celui-ci tenait son fief d’un suzerain auquel il devait l’hommage, une foule de servitudes, de traditions l’empêchait d’en disposer à son gré. La possession des terres relevait de plusieurs catégories de propriétaires, disposant de droits coutumiers qu’ils ne pouvaient modifier. Ce régime de possessions multiples cadrait difficilement avec les conceptions du commerçant, qui achète et qui vend, et qui considère qu’il peut faire ce que bon lui semble de ce qu’il possède, du moment qu’il en a payé le prix. En outre, du fait que le régime du salariat s’était substitué peu à peu à celui de l’échange de services, et que la terre devenait une valeur marchande, celle-ci se devait d’être assise sur un régime stable de propriété, selon l’esprit bourgeois.
Les conditions d’établissement d’un régime bourgeois de propriété, gagé sur une propriété exclusive, privée, était aussi rendu nécessaire du fait des grands transferts de terres qui s’étaient opérés vers la fin du XIIIe siècle. Une partie de la noblesse avait péri ou s’était ruinée lors des Croisades, tandis que la bourgeoisie n’avait cessé de s’enrichir, plaçant une partie de sa fortune en terres ou biens immeubles. Les gens de justice, plus encore peut-être que les commerçants, devinrent aussi acquéreurs. Entre l’exploitant et le seigneur, ou à la place de ce dernier, s’interpose ainsi un autre personnage : le bourgeois de campagne qui fait travailler à son profit la terre. Par contrecoup un prolétariat paysan se forme, beaucoup de petits propriétaires se trouvant réduits par l’acquéreur bourgeois à l’état d’ouvriers agricoles ou de métayers, soit que leurs dettes les aient contraints à vendre leurs biens, soit que le nouveau mode d’exploitation s’accommode mieux du régime du salariat.
Comme l’industrie et le commerce, l’agriculture prend au XVIIIe siècle une forme capitaliste, le mouvement de “rassembleurs de terres” s’amplifie aux dépens des petits exploitants. Dans cette nouvelle forme de grande propriété, les paysans n’ont plus aucune part à la possession du sol. Les conditions de vie des paysans ne sont pas améliorées par ces transferts, car les nouveaux maîtres visent à engranger des profits. Des protestations s’élèvent plus souvent dans les campagnes contre les propriétaires bourgeois que contre les nobles.
La transformation des formes de propriété dans le monde rural est étendue à la notion de propriété en général. Elle tend à se conformer aux formes romaines de propriété : individuelle, privée, absolue, illimitée dans son exercice, dépendant uniquement de la fortune financière du propriétaire. Le code Napoléon entérinera cette nouvelle conception.
La bourgeoisie commerçante et industrielle
Dès la deuxième partie du XIIIe siècle on assiste à la diffusion du mode capitaliste de production, plus spécialement dans les villes de Flandre, pays de draperie, la grande industrie du Moyen Âge. Dans ces villes, et en Italie, un petit nombre de grands marchands ont réduit les artisans tisserands au rang de salariés, payés à la pièce, pour des produits dont on leur fournit la matière première. En Angleterre, les “clothiers” sont à la fois producteurs de laine, filateurs, teinturiers, drapiers et marchands, ils concentrent en une seule main les bénéfices auparavant répartis entre plusieurs ateliers. Les débuts de cette concentration industrielle ne manquent pas de provoquer des réactions dans le monde du travail, l’histoire du XIVe siècle est remplie des luttes que mène le peuple contre ces bourgeois capitalistes.
C’est aussi au cours de ce siècle que la bourgeoisie prend clairement conscience de ses intérêts dans une période marquée par des calamités publiques : épidémies de peste, famines parfois générales, crise économique, guerre avec l’Angleterre et ses alliés. Le peuple subit durement la guerre, la vie chère et tous les fléaux. La bourgeoisie est la classe la moins atteinte par ces malheurs publics. Les commerçants, s’ils n’ont plus la ressource du grand négoce, prospèrent par le commerce intérieur, les fournitures d’armée et la spéculation. En France, la noblesse pour sa part perd au cours de ce siècle beaucoup de son importance et de son prestige, ruinée par l’affaiblissement du régime domanial, décimée à la guerre (à Courtrai et à Crécy).
Durant cette même période en France, la bourgeoisie va tenter de mettre la royauté et l’administration royale en tutelle. Il s’agit de mettre à profit les embarras financiers et militaires du pays pour obtenir une plus large participation au pouvoir. L’État est en effet gravement endetté. En 1355, le roi Jean le Bon (roi de 1350 à 1364) avait réuni les États généraux pour se faire attribuer des subsides. C’est l’occasion pour la bourgeoisie, plus spécialement les marchands, de manifester leur désir de contrôler la gestion financière dont ils sont les grands contributeurs (ils versent au roi un impôt sur la vente des marchandises, et une gabelle sur le sel). On a plus que jamais besoin de la bourgeoisie. Les bourgeois parisiens exigent de désigner eux-mêmes les receveurs et officiers chargés de la perception des impôts, sous le contrôle de députés nommés par eux. Ils veulent que l’argent recueilli soit versé directement aux “gens d’armes” et non aux officiers royaux. Enfin, ils veulent que leurs députés aient droit de regard sur l’organisation des troupes et la maîtrise des monnaies.
Avec le désastre militaire de Poitiers (en 1356) et la captivité de Jean le Bon en Angleterre, les difficultés du royaume s’aggravent encore. Les six principaux corps de métiers marchands de Paris estiment être devenus les véritables maîtres, le moment paraît favorable pour prendre en main l’administration financière et mettre la royauté en tutelle. La noblesse, ou ce qu’il en reste, n’a plus vraiment voix au chapitre. Et, le dauphin Charles, en raison de la captivité de son père en Angleterre, doit recourir à une nouvelle altération de la monnaie, mesure qui porte à son comble l’exaspération des marchands. En 1357, Étienne Marcel, le prévôt des marchands de Paris, défend d’accepter la monnaie royale et déclenche le soulèvement des bourgeois de Paris. La tension monte entre ces bourgeois en rébellion et le peuple, qui soutient la légitimité royale. Étienne Marcel ne parvient pas à imposer par la force sa domination, et doit chercher recours dans le renforcement de son alliance avec Charles le Mauvais (roi de Navarre, allié à l’ennemi anglais). Il fait appel à des chefs de bande auxquels il prétend livrer Paris. Une insurrection populaire met à mal Étienne Marcel et le parti bourgeois favorable aux Anglais, la ville est restituée au dauphin. Le premier essai de “révolution” bourgeoise se termine par une victoire de la royauté en alliance avec le peuple.
La haute bourgeoisie marchande ne se relève pas de cet échec, elle est pratiquement éliminée du gouvernement municipal, qui est repris en main par des magistrats et conseillers du roi. À la mort de Charles V (roi de 1364 à 1380), de nouveaux troubles éclatent. Mais la bourgeoisie s’est divisée, c’est maintenant sa partie moyenne qui joue le rôle principal, des industriels, petits commerçants, ils iront piller les demeures des grands bourgeois et s’en prendront aux collecteurs d’impôts, réclamant le retrait de toutes les impositions établies depuis Philippe le Bel.
L’alliance de la royauté avec la bourgeoisie
Après cette période de désordres, le besoin de sécurité inhérent à la classe bourgeoise se fait plus que jamais sentir. Les rois de leur côté perçoivent que la noblesse n’est pas un appui sûr, en raison de ses tendances centrifuges, le peuple reste pour sa part toujours dangereux à manier. La royauté a tout à gagner d’une alliance avec une bourgeoisie assagie que Louis XI symbolisera. Dans son administration et sa politique et par goût personnel, Louis XI (roi de 1461 à 1483) se conduit lui-même en négociant, en spéculateur, en homme d’épargne, prudent, parcimonieux, habile au marchandage. Il organise la nation en fonction de la classe bourgeoise et modèle l’État à l’image d’une maison de commerce, soucieuse du bon état de ses finances. Il manifeste tout l’intérêt qu’il porte à la classe bourgeoise, en se faisant recevoir compagnon de la Grande Confrérie des bourgeois de Paris, en multipliant les interventions du pouvoir dans l’administration des métiers.
Louis XI fait entrer les grands bourgeois en masse dans l’échevinage, ce qui contribue à en éliminer l’élément ouvrier et populaire. En retour beaucoup est exigé des bourgeois : le montant de la taille quintuple. Sous son règne se crée aussi une sorte de garde nationale (les milices bourgeoises existaient déjà, mais Louis XI leur donne à Paris leur véritable organisation). La fonction militaire n’est plus le monopole de la noblesse.
La bourgeoisie n’aura pas lieu de se plaindre d’avoir remis son sort entre les mains de la monarchie, rien n’est négligé pour assurer sa prospérité. La navigation sur le Rhône est affranchie d’une foule de péages, les voies fluviales sont améliorées, des traités sont conclus avec l’étranger, le commerce est renoué avec l’Angleterre au grand profit des viticulteurs du bordelais, des foires sont créées, dont celle de Lyon qui prend une grande importance sur le marché européen. Les initiatives de Louis XI vont au-delà des vues de la bourgeoisie. Le pouvoir royal s’est fait bourgeois, il est devenu industriel et commerçant, une vaste firme s’est montée, qui englobe le pays tout entier. Cette tendance s’affirme au XVIe siècle, elle prévaudra au XVIIe avec la politique de Colbert.
Une nouvelle catégorie bourgeoise prendra de l’extension, le capitaliste qui “fait des affaires”, mais ne travaille pas lui-même, se contentant d’acheter et vendre des marchandises et des matières premières. En France, ces “capitalistes” sont encore peu nombreux : la règle générale veut que le patron demeure un travailleur dans le secteur de la production.
La période de crise qui accompagne la guerre de cent ans avait replié les pays d’Europe sur eux-mêmes, mais dès le début du XVe siècle, l’esprit d’entreprise et d’ouverture au monde s’épanouit. En 1492, c’est la découverte du continent américain et la création des premiers empires coloniaux, en 1535 la fondation de la première association pour le commerce des Indes. Ce sont les expéditions de Jacques Cartier au Canada, de Villegagnon au Brésil, de Jean Ribaut en Floride. Le commerce s’élargit. Mais, au contraire de ce qui se passait au Moyen Âge, on ne cherche plus seulement à échanger, acheter, vendre des marchandises, la recherche d’un profit direct prime, il prend la forme d’une main mise sur l’or des Amériques et on n’hésite pas à recourir à la force pour se le procurer. Au XVIIe siècle, les grands ports de l’Atlantique et de la Manche, ressemblent plus à des repaires de corsaires qu’à des entrepôts pour négociants. Dans les pays d’Europe l’afflux d’or est considérable, les premiers bénéficiaires des explorations du nouveau mode de colonisation sont les compagnies marchandes. Il s’ensuit une baisse de la valeur de l’argent, et, par contrecoup, l’enchérissement des denrées. Cette montée des prix, profitable pour la bourgeoisie financière débouche sur une crise terrible pour le petit peuple, dont les salaires ne se sont pas élevés en rapport avec le coût de la vie.
Production et commerce bourgeois dans leur rapport à l’État national
La classe des commerçants et des entrepreneurs exerce une influence grandissante sur l’État. Elle bénéficie de l’appui de la monarchie absolue et soutient en retour les progrès de l’étatisme et de la centralisation. Poursuivant l’impulsion donnée par Louis XI, la monarchie forge les prémisses d’un programme d’économie nationale destiné à faire la fortune d’un État unifié et centralisé.
La première, l’Angleterre avait donné l’exemple de cet exclusivisme national, étranger au monde médiéval. En 1381 un acte royal y réservait la navigation aux bateaux anglais. Les diverses mesures prises en ce sens témoignent d’un changement profond visant à rendre chaque État fermé. Les premières mesures protectionnistes sont à l’ordre du jour, ainsi les lois somptuaires de 1495 et 1572, qui, sous couvert de réprimer le luxe, interdisent les soieries et tissus d’or et d’argent importés d’Italie. Le tarif douanier de 1581 impose ainsi un droit de sortie élevé sur les matières premières. On commence à faire des distinctions entre ouvriers français et ouvriers étrangers. En 1572, un édit spécifie que les compagnons imprimeurs de Paris et de Lyon seront « préférés aux étrangers nés hors l’obéissance du roi ».
Par ailleurs, le pouvoir central favorise le commerce intérieur. Le régime des péages qui constituait une entrave à la circulation des marchandises est réformé. En 1540, un tarif d’évaluation uniforme est appliqué. Plus tard, Colbert à son tour restreindra le régime des péages. Des efforts ont favorisé la circulation des marchandises, par la construction et l’entretien de routes et de canaux, aboutissant à faire du réseau routier français l’un des premiers du monde.
Les légistes reconnaissent au prince un domaine éminent sur les richesses naturelles du royaume, dont les eaux et forêts. Ils favorisent aussi la mainmise du pouvoir public sur l’industrie. L’imprimerie est précocement concernée. Louis XI déjà avait mis les premiers imprimeurs sous la sauvegarde du prévôt royal. De nouvelles facilités leur sont accordées : c’est aux frais du Trésor que Claude Garamond installe la première fonderie de caractères typographiques. Plusieurs ordonnances à la fin du XVIe siècle font valoir le droit de l’État à surveiller l’imprimerie et la librairie. L’action du pouvoir central s’applique encore à l’une des industries les plus actives de France, la draperie. Une ordonnance royale applicable à tout le royaume fixe des dimensions et qualités légales pour les pièces de drap.
Les relations établies entre l’État et l’activité commerciale ou industrielle ont de profonds effets sur le monde de la production et l’organisation du travail. On considère que l’intérêt de l’État est supérieur à celui des particuliers, au risque de l’identifier à l’intérêt du commerce et de l’industrie. Bien qu’en principe il s’agisse de contribuer à l’enrichissement de la nation, dont toutes les classes devraient bénéficier, la tentation peut-être forte de sacrifier les classes pauvres à la bonne marche des affaires.
Les bourgeois capitalistes et le prolétariat industriel
Le divorce n’a cessé de s’accroître entre les travailleurs manuels et les entrepreneurs bourgeois. Déjà, dans le cadre de la corporation, les maîtres tendaient à se former en une sorte de caste, héréditaire comme la noblesse, tout aussi fermée qu’elle, empêchant les compagnons ouvriers d’y accéder. Avec le mode capitaliste de production, une séparation totale va se créer entre la bourgeoisie industrielle et les ouvriers, surtout avec le développement du machinisme.
Les progrès techniques vont s’imposer dans la production et l’intérêt pour la science prend un caractère pratique, au service de l’industrie capitaliste. On recherche les procédés mécaniques qui permettent d’obtenir un rendement maximum. En 1724 on prescrit au bureau du commerce de se tenir en relation avec l’Académie des sciences pour être au fait de toutes les inventions.
Dans le domaine des idées, le courant du libéralisme économique se diffuse au XVIIIe siècle. L’impulsion est venue d’Angleterre. En France, l’école de Gournay et des physiocrates s’oppose à toute espèce de réglementation. Ils jugent que le libre échange, la libre circulation des marchandises, la libre concurrence, sont les stimulants naturels de la production. Il doit en être de même pour la liberté des contrats passés entre patrons et employés. Le courant mercantiliste exposait une assimilation entre le l’État national et la bourgeoisie industrielle et commerçante, mettant au premier plan l’intérêt du pays. Avec les théories libérales, une partie de la bourgeoisie, sûre de sa force, semble désormais affirmer qu’elle peut et veut se passer d’un cadre étatique dont elle n’a plus besoin, du moins pour leur pratique économique (il n’en est pas de même pour ce qui regarde le nécessaire encadrement politique du peuple).
Le développement d’une catégorie de la classe bourgeoise : les fonctionnaires
Avec les travailleurs, les commerçants, les industriels, formaient dans la nation la force productive active, avec les ouvriers. Si grande qu’ait été l’influence de ces catégories bourgeoises, et la place qu’ils tenaient dans la société, ils ne bénéficiaient cependant pas du plus haut prestige social. En France surtout, la bourgeoisie manifestait de ce fait un goût particulier pour les postes d’État, conduisant à un développement notable de cette catégorie sociale. Les fonctionnaires, recrutés au sein de la bourgeoisie ne cesseront de gagner en nombre et en importance, au détriment parfois des forces vives de la production.
Vers la fin du XIIe siècle, un personnage nouveau était apparu : le bailli, en quelque sorte le premier “fonctionnaire”. Représentant du roi, le bailli était un agent d’autorité publique dont la charge n’était plus héréditaire, il pouvait aussi être révoqué et devait rendre compte de sa gestion. Il était rémunéré en argent par le pouvoir central, non en terres. Ses fonctions étaient multiples : agent politique, administrateur, receveur des finances, officier d’armes et de justice. La royauté avait besoin de cet auxiliaire pour représenter l’autorité centrale auprès des prévôts, des châtelains, des maires et échevins, porter les ordres dans les provinces les plus éloignées.
Par la suite, le corps de fonctionnaires le plus éminent se trouva représenté dans les Parlements. Cet ensemble de magistrats et de juristes, détaché de l’ancienne cour royale, s’était fixé à Paris dans le courant du XIIIe siècle. Du fait de l’extension de la puissance royale, son importance s’accrut considérablement. Sous le règne de Louis XIV, la bourgeoisie fonctionnaire accède aux plus hauts postes de l’État, les grands serviteurs de l’État monarchique sont tous des bourgeois. Le XVIIe siècle représente l’apogée de cette catégorie bourgeoise particulière dans son union avec la royauté. Au siècle suivant pourtant, cette même catégorie bourgeoise prétendra se débarrasser de la monarchie, comme d’une protection devenue inutile et pesante.
Avec l’unification révolutionnaire, puis le Premier Empire, le nombre et l’importance des fonctionnaires s’étend plus encore, du fait de la distribution du territoire en départements, l’administration uniforme dans chaque ville, chaque arrondissement, chaque commune, la prise en charge par l’État de nouvelles responsabilités, telles que l’enseignement, l’état civil, etc. On peut dire que ces fonctionnaires composent au XIXe siècle la grande majorité de la classe bourgeoise.
La bourgeoisie financière, le crédit, la dette publique
On identifie souvent bourgeoisie et capitalisme, ce qui peut s’expliquer par le fait que, dès son apparition, l’existence de la bourgeoisie s’est trouvée liée à l’argent, au capital argent, et que cette classe a toujours porté intérêt aux questions financières. Jusque vers la fin du XIIIe siècle cependant, les différences de fortune entre la bourgeoisie et les catégories populaires (artisans notamment) ne sont pas très importantes. À mesure que l’on avance dans le temps, les grosses fortunes deviennent plus nombreuses, et tendent à s’orienter vers la finance et la spéculation. Le XVIIIe siècle sera le siècle de la banque et de l’agiotage. Pour toutes les catégories bourgeoises, mais aussi dans l’ensemble de la société, on accorde au capital argent une importance croissante. L’argent, davantage que la production, apparaît plus que jamais comme le principe de la richesse, la condition de toute puissance, et le nerf de la vie économique et sociale. Jusque dans les classes populaires le goût de la spéculation se manifeste. Un grand bouleversement financier s’opère qui se traduit par un déplacement des fortunes.
L’industrie, l’agriculture, la vie économique en général prennent nettement la forme capitaliste : la part du travail est de plus en plus restreinte dans la répartition des bénéfices, tandis que la part du capital y est prédominante. Le rôle spécifique joué par la finance gagne toujours en importance, et avec la finance, les opérations de crédit et de financement de la dette publique du royaume.
Au Moyen Âge, les premières opérations de crédit avaient été le fait de banquiers juifs ou lombards plus ou moins supplantés par les Templiers, auxquels l’Église, puis les rois de France et d’Angleterre avaient confié la garde de leur trésor pour servir de gage pour leurs emprunts. Au XVe siècle, c’est en Italie que s’établit le premier établissement de crédit. Au XVIe siècle, les opérations de change vont prendre une large extension, toute une partie de la bourgeoisie s’y intéresse désormais. Au XVIIIe siècle, les établissements de crédit se multiplient.
L’importance du rôle joué par le crédit s’explique en partie par les transformations économiques liées à la découverte de l’Amérique et l’exploitation de ses richesses. En France, l’orientation de plus en plus centralisée prise par la monarchie contribue à cet essor. La monarchie en effet va associer la bourgeoisie à la fortune de l’État en lui faisant financer sa dette publique, de laquelle cette classe escompte retirer des profits substantiels (2). Outre les besoins liés à la guerre, la centralisation des monnaies, des transports publics, l’armement, la marine multiplient les recours de l’État à la bourgeoisie financière.
Dans ce contexte, l’hostilité que l’Église avait toujours manifestée à l’égard de la bourgeoisie financière et du trafic d’argent, aboutit à un conflit aigu. La lutte se cristallise sur la question du prêt à intérêt. Déjà au XVIIe siècle, la papauté avait protesté contre la diffusion du crédit. La position de l’Église au sujet des prêts consentis à l’État était celle-ci : « S’ils prêtent, c’est à leur profit et à la ruine de l’État, qui, pour rembourser les fonds que les capitalistes lui ont fournis, [sont] forcés de multiplier les impôts » (3). En 1745, le pape Benoît XIV formule plus précisément la doctrine de l’Église sur le crédit en général, en se fondant sur la distinction scolastique entre le prêt de consommation, improductif, pour lequel l’intérêt est illicite, et le prêt productif — celui qui sert à donner de l’extension à une affaire industrielle, à construire de nouveaux bâtiments, etc. Dans ce cas, un intérêt raisonnable peut-être perçu.
(Contribution Société Populaire d’Éducation)
NOTES
(1) Les origines de la bourgeoisie, collection Que sais-je ?, PUF, 1947.
(2) Déjà avant 1522, année où se trouve inauguré le principe d’une dette publique, les besoins militaires du royaume avaient donné l’occasion à des particuliers de réaliser de gros bénéfices. Ces services donnaient prise à la spéculation et se trouvaient à l’origine de trafics, car l’ancien système fiscal ne correspondait pas aux besoins du pouvoir central, celui-ci devait sans cesse recourir à des expédients, le principal consistant à emprunter à l’avance sur le revenu des impôts (plus ça change… plus c’est la même chose, selon le dicton).
(3) Turgot n’a pas la même opinion sur le crédit : « Sans intérêt, point de prêt à jour, sans prêt à jour point d’argent, sans argent point de commerce, point d’affaires. »