III. La conquête par la classe bourgeoise d’un pouvoir général sur la société

L’exposé suit de près l’ouvrage de Régine Pernoud Les origines de la bourgeoisie (1). Des lecteurs très au fait du sujet peuvent critiquer ce choix excusif, ou le découpage thématique opéré. Bien que de multiples travaux aient été réalisés depuis la parution du livre de Régine Pernoud, que des points de détail puissent être contestés, cet ouvrage n’en constitue pas moins une base solide pour comprendre, dans ses grandes lignes, le processus de formation de la classe bourgeoise, plus spécialement en France. Pour une plus ample information, il est recommandé de se référer directement au livre lui-même, et dans la même collection, et du même auteur, La bourgeoisie, PUF, 1985. On peut aussi consulter, toujours de Régine Pernoud, Histoire de la bourgeoisie en France, I Des origines aux temps modernes, 1960, et, II —Aux temps modernes, 1962.

L’unification de la classe bourgeoise par la bourgeoisie philosophe

Du XVIe au XVIIIe siècle, l’influence de la bourgeoisie ne se limite pas à l’économie, la finance, l’administration, elle se déploie au niveau des idées. La bourgeoisie prétend devenir classe dirigeante dans le domaine de la pensée aussi. Dans le champ économique, les conceptions bourgeoises ne sont pas univoques, les théories qui prônent un développement réglementé de la production nationale ont dominé au xviie siècle, celles qui revendiquent la liberté totale des échanges, le laisser faire laisser passer au xviiie siècle, l’une et l’autre de ces conceptions peuvent prévaloir au sein des différentes fractions de la bourgeoisie.

L’apogée de l’influence des idées bourgeoises se manifeste dans la deuxième partie du xviiie siècle, dans le champ philosophique, par la médiation d’un courant d’idées à vocation universaliste, composite toutefois, où s’exposent sous forme générale les préoccupations et visées de la classe bourgeoise, au seuil de la conquête de son pouvoir sur l’ensemble de la société.

Si l’on va un peu au-delà du texte de Régine Pernoud, tout en s’appuyant sur ses données, il apparaît que la classe bourgeoise, comme toute classe visant à l’hégémonie, requérait une telle philosophie pour se constituer véritablement en classe, unifier ses différentes fractions autour de visées communes. Il s’agissait aussi de combattre les courants d’idées capables de remettre en cause sa légitimité, légitimité prenant appui sur des principes de liberté individuelle, de libération de toute contrainte, y compris dans la vie sociale. Sur cette base, l’Église, la religion (4), ont pu constituer des cibles privilégiées pour une partie des courants philosophiques bourgeois, auxquels la noblesse urbaine pouvait aussi adhérer (5). L’Église en effet, outre la défense de principes de moralité, privée et publique, ne cessait de poser, conformément à la doctrine aristotélicienne, que selon l’ordre naturel et divin, la production devait être subordonnée aux besoins humains, non au profit, surtout en argent. En outre, il n’était pas jugé possible que l’argent puisse produire de l’argent sans passer par la production (ce qui au demeurant est absolument vrai). La critique de la royauté par les philosophie était finalement moins essentielle. Ce sont surtout les parlementaires, une partie des fonctionnaires, et même une partie la noblesse déplorant d’avoir perdu sa prééminence, qui portèrent sur le pouvoir absolu les critiques les plus acerbes. La puissance grandissante de la bourgeoisie, la relative unification des aspirations des diverses fractions qui la composaient, devaient conduire à engager une lutte décisive pour une transformation d’ensemble de l’ordre social. Certes, les aspirations de la haute bourgeoisie, de la noblesse de robe, étaient différentes de celles des commerçants et des petits fonctionnaires, mais tous pouvaient s’accorder sur la nécessité d’une émancipation complète à l’égard de l’ordre sur lequel vivait encore l’Ancien Régime. Sous l’influence des idées philosophiques, ce n’étaient d’ailleurs pas seulement les bourgeois, mais une grande partie de la noblesse, du clergé qui réclamaient l’effacement du passé, et l’abolition de privilèges qui ne correspondaient plus à l’état présent. Une grande partie du peuple aspirait aussi à la suppression de tout vestige des charges féodales et à une égalisation des conditions. Alors que les autres ordres n’avaient qu’une idée assez vague de ce qui pourrait être substitué à l’Ancien Régime, la bourgeoisie, était consciente des buts à atteindre.

La convocation des États généraux pour 1788 devait confirmer ces tendances. Théoriquement, les États généraux réunissaient les représentants des trois ordres de la nation : noblesse, clergé, tiers-état. Mais on ne pouvait considérer que les délégués du tiers-état représentaient l’ensemble du peuple. Si l’on examine les listes des délégués aux États Généraux, on constate que, même dans les campagnes, ce sont des bourgeois, les petits propriétaires fonciers, les collecteurs d’impôts, etc., qui sont élus.

Un des objectifs de la bourgeoisie était d’abolir les privilèges de la naissance ou du rang. Les privilèges nobiliaires représentaient un héritage du passé, devenu anachronique, les privilèges avaient cessé depuis longtemps de correspondre à des devoirs, aucun des représentants des trois ordres n’y était vraiment attaché. À l’unanimité, ils y renoncèrent la nuit du 4 août 1789. Ce brusque rejet du passé se présentait comme à même de renforcer l’autorité du pouvoir royal. Mais la Constituante attribua tous les pouvoirs à l’Assemblée législative élue, ne laissant au roi pas même l’ombre d’une souveraineté. Il ne pouvait ni dissoudre l’Assemblée, ni choisir ses ministres et ses agents d’exécution. L’administration de la nation lui échappait complètement, donnant l’occasion à la bourgeoisie de prendre en mains la direction de la justice, de l’administration, des finances, de l’armée (tous auraient désormais accès au corps des officiers).

L’ensemble des mesures prises se présentait comme des plus démocratiques : tous les citoyens, par le vote, pouvaient participer aux affaires publiques et parvenir aux plus hauts emplois. Avec une restriction cependant : « seuls les propriétaires, déclare la Constituante, peuvent être vraiment citoyens ». De la sorte, le peuple n’a pas accès au pouvoir, ou alors il lui faut d’abord devenir bourgeois. Les citoyens actifs sont distingués des citoyens passifs, les premiers ont seuls le droit d’être électeurs au premier degré [ceux dont la contribution est égale à trois journées de travail]. Ne peuvent cependant être élus et faire partie des assemblées départementales que ceux dont la contribution est égale dix journées de travail. C’est en quelque sorte un nouveau privilège que l’on érige à la place de ceux qu’on avait abolis : le privilège de la fortune évalué en argent. Les élections deviennent un monopole bourgeois, qui permet à cette classe de s’approprier la direction politique, administrative et judiciaire de la nation.

Avec le Directoire (1795-1799), élu au suffrage censitaire, la bourgeoisie libérale achève de prendre en mains le pouvoir. Mais la situation difficile dans laquelle se trouve la France, la détresse financière, ne sont pas faites pour apaiser les esprits qui tendent à se porter vers les solutions extrêmes. L’histoire du Directoire se présente ainsi comme une succession de coups d’État, et les membres du Directoire ne seront pas longs à ressentir le besoin de s’appuyer sur l’armée, pour rétablir l’ordre contre plusieurs catégories d’adversaires, les royalistes, les catégories populaires (avec la Conjuration des égaux  – 1796).

Ils font appel à Bonaparte lors du coup d’État du 18 fructidor (1797), dirigé contre les royalistes. Le coup d’État du 18 Brumaire, est pour sa part dirigé contre les membres du Directoire eux-mêmes. Bonaparte écarte la Constitution préparée par Sieyès, le Directoire est remplacé par le Consulat (1799-1804). Sous le Consulat, puis sous l’Empire napoléonien, la plus grande partie des conquêtes de la Révolution est consolidée. Dès le Consulat, l’organisation administrative et judiciaire de la France se trouve fixée dans les grandes lignes. La Banque de France est créée, le pays est doté d’un Code civil, aboutissement d’une évolution de plusieurs siècles. Enfin, les principales institutions ébauchées durant la Convention prennent définitivement corps : l’Institut, les grandes écoles, l’université, les lycées.

C’est par cet ensemble de créations que se marque l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir sur l’ensemble de la société.

NOTES

(4) La condamnation de la religion est loin d’être partagée par un Rousseau ou un Robespierre, plus proches du peuple, et que l’on ne peut pas considérer comme représentants de l’idéologie bourgeoise.

(5) La défense par les philosophes, par certains plus que d’autres, des principes d’égalité des êtres humains ne pouvait pour sa part entrer en contradictions avec les fondements de la religion, cette égalité étant au principe du christianisme.

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