1916. L’Islam et la politique des Alliés. Le problème du Khalifat

L’ouvrage d’Enrico Insabato, L’Islam et la politique des Alliés. L’Islam mystique et schismatique. Le problème du Khalifat, a été rédigé en 1916-1917 (publié par Berger-Levrault en 1920).

Dans la conjoncture de la Première guerre mondiale, l’objet de l’ouvrage est l’étude de l’Islam comme « ce précieux instrument, délicat à manier [mais] avec lequel on peut obtenir les plus admirables résultats, si on en connaît bien les rouages ». Cette étude de l’Islam s’inscrit dans le jeu des alliances entre puissances impérialistes, en guerre. Il s’agit pour l’auteur, comme pour d’autres alliés de l’Entente, de jouer la carte de l’Islam arabe contre le « panislamisme turc » (Empire ottoman).

On ne prend en compte dans ce bref compte-rendu que de l’Introduction et de la Conclusion de l’ouvrage.

Enrico Insabato pose la nécessité pour les alliés (principalement Italie, France) d’avoir une « politique musulmane », sous deux aspects : politique générale et politique coloniale. Cette politique suppose une bonne connaissance du « monde islamique », ses forces et faiblesses.

— La politique coloniale musulmane doit être diversifiée pour répondre à la diversité des populations, autant de « formes politiques » que de régions musulmanes (1).

— La politique musulmane générale se situe au-dessus des politiques musulmanes coloniales et relève d’une Weltpolitik Panislamique.

Fractionné par des « usurpations européennes », déchiré par des « nationalismes artificiellement créés », l’Islam, selon Insabato, résiste comme entité religieuse « à cause du caractère universel de sa civilisation » (2). La religion mahométane aurait créé un moyen « d’accord parfait » entre les races, les différences ethniques (Targui, Turc, Arabe, Berbère, Chinois, Albanais…). L’Islam serait le « meilleur moyen de communication spirituelle », c’est la raison de son extension.

Le monde musulman donne l’impression d’une grande unité. Les contrées perdent leur homogénéité et leurs frontières spécifiques, la terre d’Islam (Dar el islam) est unique, avec ses deux capitales Médine et Jérusalem.

Les liens et rapports avec les puissances européennes ne relèvent pas du même ordre (accord).

L’idée dominante de l’œuvre de Mahomet est « l’unification des pays musulmans dans une grande nation théocratique », le grand chérif de la Mecque symbolise cet état d’esprit.

Les Arabes [malgré leurs tentations nationalistes, artificielles, car venues d’Europe] ont « obscurément conscience que le relèvement de leur race est lié au relèvement de l’Islam ». La décadence de l’Islam aurait pour conséquence l’abaissement des Arabes. Les Arabes propagateurs et préférés de l’Islam ont leur patrie « au centre des territoires des autres peuples et sont eux-mêmes le centre vers lequel tout converge pour parvenir à l’unité ».

Les Turcs « barbares » ne peuvent comprendre ni le principe essentiel islamique, ni le but de Mahomet. Ils ont fait du panislamisme une « déformation monstrueuse de la pensée du prophète », l’amalgamant « aux idées impérialistes introduites par les Perses, les Byzantins, les Egyptiens ». Cela leur a servi à imposer la force brutale qui a porté au pouvoir « la horde touranienne ruée sur le monde civilisé ». C’est au nom de cet idéal politique que la Turquie a lancé son appel à la guerre sainte, appel que les Arabes ne peuvent entendre.

Si l’Empire arabe se constitue [contre l’Empire ottoman], il n’aura jamais pour conséquence selon Insabato, le panislamisme, épouvantail que l’on met faussement en avant. Les Musulmans appartiennent en effet à une civilisation antique et n’ont pu constituer une « solidarité matérielle constante » à l’imitation des peuples du Nord, des Slaves ou des Germains. Le Barbare (Germain, Slave) ne s’éloigne pas de son clan et quiconque ne fait pas partie de son clan est son ennemi héréditaire. C’est ce qui rend fort le Germain et le Slave, contre le Latin et l’Oriental (= non barbare).

Les civilisations latines et orientales [mises ici sur le même plan : civilisation contre barbarie], ont leur force intérieure et une faiblesse extérieure [tendance anarchique et non « solidarité matérielle » comme les Germains, les Slaves, les peuples du Nord].

Les Musulmans ne peuvent obéir qu’à trois mobiles puissants, qui, selon les cas, les portent à l’excès ou l’universalisme. Un mauvais usage de l’Islam [panislamisme Turc] peut les rendre dangereux.

— Le mobile de la nécessité. Mais quand celle-ci est trop puissante, les musulmans peuvent « obéir momentanément à une cause secondaire », « pour se distraire de l’état d’irritation que leur vaut cette nécessité ». Ce qui peut les rendre mauvais, dangereux, insupportables. Quand ils obéissent à ces deux mobiles ils sont capables de tous les vices et excès. Le troisième mobile pour sa part subjugue corps et âmes, c’est la « religiosité islamique ». Il s’agit alors plus de romantisme sincère que de fanatisme religieux.

— Le panislamisme [“politique” des Turcs] veut se servir de l’universalité de l’Islam pour en faire un instrument de domination, ou pour pratiquer « un chantage envers les puissances européennes ».

Mais l’universalité [politisante] de l’Islam est aussi un moyen pour coaliser les peuples de langues et tendances diverses. L’Islam est un « merveilleux instrument de fraternisation des peuples et des races ». Il est source d’un art universaliste qui n’entrave pas la libre évolution du génie particulier de chaque peuple musulman, sert seulement à le régler.

L’universalité de l’Islam a institué entre les Musulmans du monde entier de puissants liens spirituels, un « état d’âme supérieur aux intérêts matériels et locaux », pour qu’il ne tourne pas à l’excès, il doit être dirigé avec les formules spéciales d’une « politique philo islamique ».

Une politique philo islamique par une nation non musulmane peut être conduite pour peu que l’on comprenne le théorème suivant :

« Une nation non musulmane — pourvu qu’elle procède selon une attitude et d’après des sentiments philo islamiques intelligents —, peut être l’amie et l’alliée de toutes les nations et de toutes les populations musulmanes », dans la mesure où « une puissance musulmane ne peut être en accord permanent avec une autre puissance musulmane à moins d’un péril grave, urgent et imprévu ».

D’où l’impossibilité, selon l’auteur, d’une sérieuse conjuration panislamique.

Le panislamisme n’existe que comme épouvantail et instrument de chantage au profit du gouvernement turc.

— Les enseignements à en tirer pour une Weltpolitik :

« Les phénomènes dits panislamiques », n’ont rien de périlleux, ils « peuvent rendre d’immenses services à la civilisation » « pourvu que l’on sache s’en servir ».

Le monde musulman n’est pas composé de sectateurs fanatiques, toujours prêts à exterminer des infidèles, il est plus semblable à la Rome antique, civilisation qui accueille les esprits les plus disparates, et fait coopérer les races les plus différentes.

« Ce qui manque aujourd’hui [à l’Islam] c’est l’appui sincère d’une nation européenne [l’Italie, la France ?] servant d’anneau, de trait d’union et l’amenant à jouir des bienfaits de la civilisation européenne », sans avoir à redouter un esclavage politique et économique caché.

— Le monde musulman : Un marché prometteur.

En dix et vingt ans, « l’opinion collective musulmane » sera l’expression de la huitième partie de toute l’espèce humaine. La position économique du monde musulman s’affirmera avec ses conquêtes, ses monopoles, ses exclusions et ses ententes, ses ouvertures et ses fermetures de marché, qui pourront être la fortune ou le désastre des nations se trouvent en relation avec lui » [potentiel du marché évalué à 50 milliards or].

« Il paraît évident que l’Italie et la France perdraient ni leur temps ni leur peine en organisant une politique musulmane qui assurerait des rapports amicaux et productifs avec l’Islam, comme l’Angleterre a déjà commencé à le faire » (3).

*****

L’ouvrage porte ensuite sur l’histoire de l’Islam, ses différentes versions, les principes généraux et particuliers, les conflits, sa Structure politique : le pouvoir politique repose sur trois bases, les Oulémas (les savants), les Khouan (les affiliés et membres des confréries), et le Khalifat (le gouvernement). Le Khalifat est l’expression de l’armée, de l’administration, du pouvoir exécutif. Les Oulémas représentent la science religieuse, traditionnelle, littéraire, politico sociale. Les Khouans incarnent l’émotivité religieuse et la conscience populaire.

En dépit d’une opinion généralement répandue, les dissemblances religieuses entre Musulmans et Européens ne constituent pas, pour l’auteur, une véritable « source d’hostilité et d’irréductibilité ». Des différences de rites peuvent créer un obstacle à l’intimité des esprits, sans nuire à l’alliance des sentiments et des intérêts.

La grande guerre a changé la physionomie et l’intellectualité islamique, éveillant les masses. Dans les moments difficiles, elles s’étaient guidées en fonction de la tradition. Le « retour à l’intelligence, l’instruction publique, les revendications de progrès scientifique », n’ont rien d’anti-religieux chez les Musulmans. La décadence intellectuelle de l’Orient n’était due qu’au despotisme gouvernemental « extra-islamite » mongol [= Turc], byzantin et persan.

« Il s’agit donc, dès le réveil de prendre place dans l’Orient intellectuel, de développer, de suivre et d’aiguiller son mouvement, dans un sens favorable à la fois pour lui et pour nous ».

En sachant que l’action diplomatique ne laisse pas de traces assez profondes, la victoire commerciale non plus (les marchés sont variables), alors que la prépondérance obtenue « par une bonne méthode d’éducation » est définitive. « Elle permet à l’Oriental, qui témoigne toujours de beaucoup d’attachement à son éducateur, de connaître tous les centres de pensée active, de nouer des relations solides avec les élites… ». En sachant aussi que « hormis les liens “religioso-intellectuels”, toutes les autres attaches sont sans pouvoir dans l’Orient musulman ». L’influence obtenue par la force brutale et la contrainte dure quelques mois, par le commerce quelques années, tandis que celle qui est obtenue par « l’apanage de l’intelligence » persiste pendant des siècles.

Il convient donc de créer un mouvement rationnel et méthodique, « basé sur une parfaite connaissance de l’Islam », des “mentalités orientales”.

Les Allemands ont déjà commencé. Ils possèdent les ressources pécuniaires et l’appui gouvernemental. Mais malgré cela, ils seront « fatalement battus par une intervention latine », car la psychologie de l’Islam leur reste inconnue.

Les Orientaux, « en dépit des rêvasseries nationalistes » de quelques-uns, savent « qu’ils ne peuvent se suffire à eux-mêmes « et qu’ils ont « besoin de l’enseignement de l’Europe ». C’est en leur donnant, dès le début cette éducation [à la façon “latine”], sous une forme facilement assimilable, qu’on « pourra tenir la tête de l’avenir islamique et fonder un empire colonial impérissable » [Empire “latin” : italo-Français ?]. On objectera contre cette perspective, l’action des Jeunes Turcs. Mais ceux-ci représentent une fausse élite, en marge de la tradition, ce sont de simples commis-voyageurs de quelques “laissés-pour-compte européens” [les Allemands ?]. Ils ne peuvent remplir cette tâche.

On doit s’adresser à d’autres élites : oulémas, intellectuels indépendants, sur leur propre terrain. « En leur portant secours et protection, en les groupant et les fortifiant, nous obtiendrons les plus précieux des collaborateurs politiques ».

Il y a plusieurs tentatives européennes pour les réforme en Orient. Les Anglais visent la partie administrative, c’est insuffisant. Les Français préconisent le développement intellectuel et l’étude des sciences, c’est mieux. Mais il faut aussi lier Science et Foi.

« Pour atteindre ce but, il conviendra de leur expliquer [aux musulmans] leurs propres livres anciens avec une méthode modernisée ».

La connaissance de l’Islam est le clé de toute psychologie orientale.

« C’est par cette voie que nous pénétrerons dans le futur esprit du monde islamique, pour le diriger dans ses éléments intellectuels multipliés, jusqu’à pouvoir contrebalancer le pouvoir exécutif. »

Etant le seul lien possible entre la science et la foi, dans une communauté religieuse de 300 millions d’âmes, « nous conduirons à la fois les cerveaux profanes et les cœurs pieux ».

« La régénérescence de l’Orient musulman doit se faire au nom de l’Islam et par l’Islam. »

La condition formelle de notre parfait accord avec l’Islam : « donner des buts d’action islamiques aux Musulmans. »

 

NOTES

(1) A titre d’exemple, Insabato parle de la nécessité de politiques différentes pour l’Asie mineure, la Cyrénaïque ou la Tripolitaine, ou d’une « politique albanaise musulmane » particulière, etc. Ceci en fonction des doctrines et schismes religieux locaux.

(2) L’Islam « pénètre toute la vie dans son domaine intégral », il en est la norme et la synthèse, associant « particularisme ardent et universalisme résolu ». L’auteur évoque la « facilité et l’universalité des formules musulmanes religieuses » qui renferment le secret de « l’entente entre tous les musulmans ».

(3) La France dispose alors d’un Office de l’Islam, annexe de la Présidence du Conseil, une Conférence interministérielle de l’Afrique, pour préparer et mûrir une politique musulmane.

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