1929. La grande crise capitaliste Données économiques et effets politiques

En 1929, comme ce sera le cas 80 années plus tard, en 2008, un krach boursier qui affectent l’ensemble du monde, marque le début de la crise générale du capitalisme. Cette crise est elle-même l’aboutissement des crises de moindre ampleur, de celles qui se manifestent périodiquement et de façon inévitable dans le cadre du monde capitaliste. Quelques Etats du monde échappent alors aux effets destructeurs de cette crise : ceux n’étaient pas encore pleinement “entrés” dans l’aire de l’économie capitaliste, et surtout l’Union soviétique, immense pays qui en était alors “sorti” par un processus révolutionnaire. Depuis la révolution d’Octobre 1917, l’Union soviétique en effet travaillait à édifier une société capable de mettre à l’anarchie de ce mode de production et d’échange, en construisant les fondements d’une économie à finalité vraiment “sociale” : un mode socialiste de production.

Comme celle que l’on connaît aujourd’hui, la crise de 1929 n’en était pas moins globale, on dirait maintenant “mondialisée”. Contrairement aux “petites” crises, ses effets furent durables, ne trouvant un mode de résolution (si l’on peut dans ce cas parler de résolution), qu’avec la Seconde Guerre mondiale. La crise affecta la production, industrielle et agricole, entraînant faillites et chômage. Elle aggrava la lutte pour les marchés, les débouchés commerciaux entre puissances du monde. Le système monétaire fut désorganisé (endettement, crise des règlements internationaux, fragmentation du monde en blocs monétaires, dévaluations ouvertes ou déguisées). Les effets dévastateurs de cette crise affectèrent au premier chef sur les travailleurs, ouvriers, employés, agriculteurs, petits producteurs, des différents pays.

Cette crise eut aussi des effets au plan politique, affaiblissant les formes républicaines, portant la désorientation au sein des organisations politiques. Au niveau international, on assiste dans le même temps à l’exacerbation des contradictions entre puissances, la remise en cause des traités internationaux, la crise de la Société des Nations (ancêtre de l’ONU). Des troubles éclatèrent dans les métropoles et les pays colonisés, prélude à l’affrontement ouvert de la Seconde Guerre mondiale.

De par l’importance de son marché rural et colonial, d’une pratique modérée du crédit, la France fut plus tardivement touchée. Mais avec quelque retard, la crise touche gravement l’industrie, l’agriculture, les échanges, en contraste avec la situation d’essor relatif de l’après-guerre (marché intérieur prospère, développement de l’encaisse métallique, stabilisation du franc qui en faisait une valeur refuge et attirait les capitaux, bourse florissante favorisant dans une certaine mesure le gonflement de “bulles” spéculatives). Tandis qu’ouvriers, agriculteurs, petits industriels et commerçants, étant touchés de plein fouet, les privilèges financiers des grandes banques et entreprises se trouvent pour partie davantage protégés (baisse des charges fiscales sur les profits, aide directe de l’État aux grandes banques). De petits et moyens industriels furent cependant menacés, voire ruinés. La réponse gouvernementale se borna à défendre la monnaie et à tenter de réduire les déficits financiers, ceci dans un contexte de baisse de la production et d’aggravation de la concurrence entre puissances mondiales.

Les données de la crise économique en France

Les échanges commerciaux mondiaux s’effondrent : importante diminution du commerce international, fort abaissement de la demande et des prix. Hors les échanges en argent, les importations de l’étranger et des colonies passent d’environ 60 millions de francs en 1929 à 42 millions en 1931, 25 millions en 1936 (on constate cependant une remontée en 1938 : 46 millions). Pour les exportations, on passe d’environ 52 millions en 1929, à 30 millions en 1931, 15 en 1936, 15 ; puis remontée en 1938, à 31 millions.

Mêmes tendances concernant l’évolution des prix mondiaux des matières premières (base 100 en 1928), l’indice est de 52,4 pour 1931 ; 38,6 pour 1935 ; 41,1 pour 1938. Quant à l’indice des prix de détail (base 100 en 1930), il baisse dans un premier temps (1936 : 79,8), pour remonter en 1938 (113,4). La production industrielle accuse un affaissement sensible, succédant à l’essor enregistré entre les années 1920 et 30 (62 à 140 en valeur indicielle). Par rapport à 1928 (base 100), l’indice est en 1931 de 94 ; 79 en 1935 ; 85 en 1936 ; 83 en 1938.

Les reculs de production enregistrés diffèrent selon les branches (recul de 51 % dans le bâtiment, de 22 % dans le textile). La dépression touche la production de houille, d’acier, la fabrication des moyens de production. Il en résulte un taux de chômage important (selon les estimations, d’au moins 10 %), auquel s’ajoute le chômage partiel qui touche près de la moitié des salariés. (Comme l’indiquera Léon Blum, au moment de l’application de la loi sur les 40 h, une grande partie des ouvriers travaillaient déjà moins de 40 h par semaine à l’époque).

La production agricole est aussi affectée, la tendance essentielle est à la baisse des prix. Par rapport à 1930 (base 100), le prix du blé tombe à l’indice 51 en 1935, le vin à l’indice 75. Cette baisse des prix des produits agricoles va de pair avec un renchérissement des instruments de production. Le franc étant surévalué, les agriculteurs français se trouvent en outre pénalisés dans la concurrence pour l’exportation. La baisse des revenus est beaucoup plus importante dans le monde agricole que dans les autres secteurs. Par rapport à 1930 (base 100), l’indice est en 1932 de 75, en 1935 de 41. Les petits et moyens propriétaires exploitants sont les plus touchés, leurs revenus baissent d’environ 54 %. Endettés, perdant leurs débouchés, de nombreux agriculteurs sont ruinés. Les gros propriétaires fonciers acquièrent à vil prix les productions agricoles, et rachètent les terres, dépossédant les exploitants. La différenciation au sein de la paysannerie s’accentue.

La diminution des emplois, le chômage, sont des phénomènes qui affectent l’ensemble des travailleurs. Entre 1931 et 1936 la population active globale passe de 21,6 millions à environ 20 millions. Cette diminution touche de plein fouet la population non agricole. Les actifs ouvriers enregistrent une baisse de 1,4 million entre 1931 et 1936 (de 9,14 à 7,72 millions), les employés subissent une baisse d’effectifs moins importante (1931, 2,6 ; 1936, 2,47 millions). Quant à la population agricole active, elle passe de 7,7 à 7, 2 millions.

Les salaires horaires sont en légère progression de 1930 à 1936, et plus encore de 1936 à 1938, mais il faut tenir compte que le nombre d’heures travaillées diminue, ce qui se traduit par une diminution moyenne des revenus salariaux d’environ 12,5 %.

Le chômage ordinaire, le chômage partiel, la crainte de la perte d’emploi, ne favorisent pas les revendications salariales. Les conditions de travail se détériorent, flexibilité des horaires, augmentation des cadences, de l’intensité du travail. Du côté des tenants du régime social, on impute le chômage, non aux contradictions du régime capitaliste en crise, mais, au premier chef, aux étrangers (on en compte près de trois millions en 1931, ils représentent 6,7 % des actifs). Des mesures d’expulsion sont prises (500 000 en 1932). On observe aussi une tendance à exclure les femmes du monde du travail.

La situation de la petite industrie et du commerce est désastreuse. La moyenne mensuelle des faillites et liquidations judiciaires est de 1 254 en 1934, (près du double de celle enregistrée en 1929). Un nombre important de petites entreprises et de commerces disparaissent entre 1930 et 1934 (1934 : 160 000 faillites). Face à la crise des débouchés, la concurrence, l’endettement, les petites entreprises se trouvent à la merci des banques et du capital financier qui acquièrent à prix bradés des PME et imposent leurs conditions. Nombre de petits patrons perdent leurs biens et leurs moyens de subsistance, des couches entières des « classes moyennes » disparaissent.

Les fonctionnaires sont relativement peu touchés. Toutefois la politique de réduction des déficits budgétaires et de défense du franc conduit à une baisse de leur pouvoir d’achat dès 1932. Ils sont désignés à la vindicte comme étant « budgétivores ». Les revenus des anciens combattants sont eux aussi touchés par les mesures gouvernementales. La crise affecte assez peu, semble-t-il, les valeurs mobilières, les revenus fonciers et des propriétés bâties. Les cadres, les ingénieurs, enregistrent une sensible amélioration de leur pouvoir d’achat.

Les effets de la crise dans le domaine politique

Ces quelques données donnent un aperçu de la situation des différentes classes, ouvriers; agriculteurs, petits entrepreneurs et commerçants, fonctionnaires. On constate, au-delà des différences entre classes et catégories sociales, une dégradation des conditions de travail et de vie affectant la majorité des travailleurs, dégradation susceptible d’entraîner une radicalisation des comportements. Il faut aussi avoir à l’esprit que cette dégradation intervient après une phase de prospérité relative, ce qui ne peut manquer d’infléchir les contenus de la radicalisation.

Pour les prolétaires (ouvriers, employés, une partie de la paysannerie), les plus touchés en permanence par les effets des contradictions capitalistes, la radicalisation peut conduire à une volonté de “s’attaquer au mal à la racine”, c’est-à-dire au mode anarchique de développement du capitalisme.

Pour les catégories intermédiaires, petite et moyenne bourgeoisie (d’ancien et de nouveau type), il s’agit moins de viser à changer de régime de production et d’échange que d’espérer “revenir en arrière”, lorsque ce régime, dans ses périodes fastes, leur offrait un meilleur sort. Les fonctionnaires, si l’on excepte les instituteurs et quelques individualités organisées, seront alors peu actifs politiquement.

Du côté ouvrier, des grèves importantes ont eu lieu avant le rassemblement populaire de 1935-1936, dans les charbonnages, la métallurgie, le textile, dans de grandes fermes par les ouvriers agricoles, mais cela ne suffit pas à définir une situation révolutionnaire. Il n’est pas certain que mûrisse au cours de cette période une telle visée au sein de l’ensemble prolétarien en France. On doit aussi noter aussi que les organisations ouvrières sont divisées entre une tendance mi-révolutionnaire, mi-anarcho-syndicaliste et une tendance réformiste, majoritaire, favorable à une planification, projet qui, dans le cadre capitaliste, et dans les conditions de la crise, se révélera inadapté.

En outre, la classe ouvrière et ses organisations ne jouent pas vraiment un rôle dirigeant à l’égard des mouvements de la petite bourgeoisie productrice et de la paysannerie. Au centre gauche, c’est encore le Parti radical, qui, bien qu’en perte de vitesse, demeure un pivot pour l’organisation politique de la petite bourgeoisie. Lors des importantes manifestations paysannes (notamment en 1933 où 15 000 agriculteurs manifestent à Paris), ce sont essentiellement les petits commerçants, les classes moyennes qui s’associent à leur agitation.

Avec le discrédit de la droite traditionnelle, les scandales, des courants politiques radicalisés sont en essor et recrutent dans les classes moyennes traditionnelles, comme auprès des ingénieurs et techniciens, des anciens combattants, mais aussi des intellectuels. Ces courants tendent à se tourner vers le modèle fasciste, les régimes forts, critiquent l’impuissance du régime parlementaire, les partis, (on dirait aujourd’hui “le système”) et plus encore le communisme, dans la mesure où celui-ci exerce alors une certaine influence sur les ouvriers et les catégories populaires. Les Croix de feu, la Solidarité française, l’Action française, les Jeunesses patriotes, dispensent un discours tout à la fois anticapitaliste et anticommuniste : contre la finance internationale, les étrangers, l’internationale marxiste. Une partie du patronat incite ou soutient cette “recomposition” de la droite, ses visée antiparlementaires, et anti-rouges, Avec la Ligue des contribuables, l’Union nationale des anciens combattants, le mouvement Haut les fourches de Dorgères, ces organisations regroupent plusieurs millions de membres et sympathisants, dont certains constitués en groupes de combat.

Cette recomposition des organisations situées plutôt “à droite”, lors de l’avènement au pouvoir, en 1933 en Allemagne, de Hitler et du national-socialisme incite “à gauche” et “au centre” à un mouvement de regroupement des classes populaires, rassemblant, au-delà du prolétariat industriel, des salariés de diverses catégories et une partie du monde rural. Ce mouvement se concrétise au plan organisationnel par la conclusion d’un pacte entre le Parti Socialiste (SFIO), le Parti communiste et le Parti radical. Rompant avec la tactique de relatif isolement du prolétariat, le Parti communiste admet la nécessité de « barrer la route à la réaction et au fascisme ». Une telle tactique suppose la réalisation d’alliances, incluant non seulement une alliance avec le Parti socialiste, mais aussi avec le Parti radical, dans la mesure où celui-ci exerce une influence sur la paysannerie et la petite bourgeoisie républicaine. [A noter que ce pacte avec le Parti radical sera d’ailleurs remis en cause par Trotski en même temps que sa condamnation du Front populaire].

Aux élections de 1936, le pacte d’unité d’action (relative) permet un ralliement d’une part importante de la paysannerie et des classes moyennes à la classe ouvrière au sein de la coalition de Front populaire. L’alliance sociale entre salariés, principalement ouvriers, et non salariés (paysans et autres indépendants) se rompt après 1936. Seuls les premiers semblent en effet avoir bénéficié d’avantages sociaux. La déception domine pour les petits patrons, agriculteurs, commerçants qui s’étaient ralliés à la politique du Front populaire, ils estiment n’avoir rien obtenu de tangible. De plus, les lois sociales en faveur des ouvriers touchent les intérêts des petits entrepreneurs et des rentiers. Pour beaucoup de membres de ces classes moyennes, le Front populaire signifie grèves, émeutes, déficit accru, vie chère. Cet état d’esprit, fortement stimulé, facilite l’instauration, dans les années 1937-1939, d’un climat de guerre civile larvée contre la classe ouvrière (répression, licenciements, mesures de police, coups de main). Par des campagnes de presse, encouragées par des formations de droite, mais aussi une partie des radicaux et quelques fractions de gauche, le Parti communiste, se trouve désigné comme l’ennemi à abattre. La campagne idéologique de stigmatisation prépare sa prochaine mise hors la loi dès le début de la guerre.

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