Emmanuel Faye, Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie (2005)

La plupart des critiques adressées à l’ouvrage d’Emmanuel Faye ne portent pas sur le fond. Parmi celles-ci, il en est une qui circule de bouche à oreille. Il est reproché à l’auteur d’être un spécialiste de Descartes, et non de Heidegger. Autrement dit, il aurait dû s’abstenir de s’affronter au “maître”, seuls les disciples sur lesquels s’est répandue la lumière divine étant autorisés à interpréter les facettes obscures de sa pensée (1). L’auteur de ce compte-rendu n’est spécialiste ni de l’un ni de l’autre de ces auteurs, il s’intéresse seulement à la question du fascisme, à ce qu’elle implique quant au rapport au politique et aux modes d’anéantissement de la conscience. à ce titre, le livre d’Emmanuel Faye lui apporte nombre d’éclaircissements.

Emmanuel Faye expose en effet dans son ouvrage la relation entre la pensée de Heidegger et le nazisme, la continuité de son engagement et les stratégies discursives qu’il met en œuvre en fonction du contexte historique d’ensemble. Sur cette base, il analyse plus particulièrement les séminaires inédits de 1933 à 1935 qu’il remet en perspective par rapport à l’ensemble de l’œuvre de Heidegger, notamment être et Temps et les écrits diffusés après 1945. Il reconsidère aussi la question des relations intellectuelles entre Martin Heidegger et d’autres penseurs éminents de la période nazie, notamment Carl Schmitt, Bauemler, Rothacker, Erik Wolf, Oskar Becker, Rudolf Stadelmann.

Emmanuel Faye met au jour diverses formes de la propagation de l’idéologie national-socialiste sous un habillage philosophique. L’implication politique de Heidegger dans le national-socialisme s’inscrit selon lui dans un processus de radicalisation de sa pensée bien antérieur à 1933. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, Heidegger a poursuivi sur le long terme une action concertée, si besoin était de manière souterraine. Son engagement n’a pas pris fin en 1934 après sa “démission du rectorat”, bien qu’à partir de 1936, il soit entré dans une nouvelle phase. Il s’est poursuivi après 1945, sous une forme cryptée qui a permis un essaimage de sa pensée dans différents domaines, notamment l’histoire. Toujours, selon Emmanuel Faye, les thèmes heideggériens popularisés dans ses écrits parus après 1945, notamment « Le tournant » (die Kehre), « L’autre commencement » (der andere Anfang), ont constitué des leurres qui répondaient à un double objectif : faire croire pour se disculper à un retournement dans son rapport au national-socialisme, et charger l’ensemble de la tradition philosophique occidentale de la responsabilité de l’industrie d’anéantissement du IIIe Reich. L’entreprise s’est perpétuée, plus particulièrement aujourd’hui, par la publication de la Gesamstausgabe.

Pour ne pas se laisser abuser, il faut voir, souligne Emmanuel Faye, que les seules mutations d’importance au cours des années 1942-1949, relèvent d’une motivation stratégique. Esquissée alors que se profile la défaite du nazisme, elles se précisent après celle-ci, qui signifie en même temps l’échec de son œuvre. Heidegger cependant n’accepte pas cette défaite, à la fois générale et personnelle. De là les manœuvres et stratagèmes en vue de faire admettre et diffuser son œuvre dans l’après-guerre, en en falsifiant les contenus (on peut à cet égard consulter la façon dont ont été édités en 1961 les cours sur Nietzsche des années 1936-1941). S’il y a un tournant chez Heidegger, il est de l’ordre de la falsification et non du revirement de la pensée. Une fois sa renommée mondiale assurée, à partir du milieu des années 1970, il pourra laisser rééditer ses cours tels qu’il les a professés, donnant ainsi à lire aujourd’hui son œuvre telle qu’il l’a estimée toujours opératoire.

En 1923, s’adressant à Jaspers, qu’il semblait vouloir entraîner dans ce qu’il nommait leur « communauté de combat », n’indiquait-il pas : « cela exige, une communauté invisible ».

Emmanuel Faye signale le danger de cette lame de fond qui, plus particulièrement en France, s’est emparée des esprits, supprimant chez nombre de philosophes et apprentis philosophes toute notion de résistance. Son travail se fonde sur une analyse approfondie des textes dont il restitue le plus souvent l’original allemand. Pour ma part, je rendrai compte ici de façon toute subjective de quelques facettes de ce travail en relation avec mes propres préoccupations. Je sélectionnerai ainsi quelques thèmes regroupés autour de la question de “l’être” tel que le conçoit Heidegger : le combat pour “l’être” et la destruction de l’universalisme et de « toute philosophie du moi », le combat pour “l’être” de la communauté allemande et son “espace vital”, l’auto affirmation de “l’être” et la question du politique (au fondement de la question ami / ennemi). J’ai bien conscience du caractère limité de cette sélection qui ne saurait rendre compte de l’analyse exigeante des textes, telle que la pratique Emmanuel Faye.

I — La continuité de l’engagement

Emmanuel Faye lie étroitement l’engagement politique de Heidegger et sa production intellectuelle. Avant d’en venir aux thèmes qui me préoccupent plus particulièrement, je propose de restituer quelques morceaux choisis liés à cet engagement politico-intellectuel.

Emmanuel Faye distingue nazisme et hitlérisme. Selon lui ces deux forces se sont unies dans la même entreprise de destruction, mais ne sont pas complètement identifiables. Le nazisme viserait la promotion d’une race pure dans la communauté du peuple et tendrait à la discrimination, puis à l’élimination physique de tout ce qui s’y oppose ou s’en distingue. L’hitlérisme prétendrait avant tout imposer la domination et la possession totale de chacun et de tous, la destruction des consciences par la volonté et l’esprit du Führer. Dans son analyse, Emmanuel Faye établit que Heidegger participe des deux courants, mais à notre avis aussi de courants plus anciens visant à l’affirmation mondiale de la « communauté du peuple » allemande.

Le radicalisme de Heidegger avant 1933

Heidegger adhère au parti national-socialiste le 1er mai 1933, le même jour que Carl Schmitt. Selon Faye, cette adhésion n’exprime pas un ralliement occasionnel d’un homme dont l’œuvre philosophique se serait développée de manière indépendante. En 1931, il aurait confié à un étudiant qu’il était convaincu que le national-socialisme était le seul mouvement capable de s’opposer de manière efficace au danger communiste, ce dont l’idéalisme démocratique se révélait incapable. Il indiquait aussi dans une lettre du 30 mars 1933, que son acquiescement à la force du processus reposait sur des analyses établies depuis longtemps.

Dès la fin de la première guerre mondiale, les écrits d’Heidegger révèlent la montée en puissance de thèmes que l’on retrouvera au coeur de ses textes des années 1933-1935. Dès 1919, s’appuyant sur Dilthey et Spengler (qui vient de publier le Déclin de l’Occident), et s’inscrivant au sein de la mouvance intellectuelle de tout un groupe de penseurs allemands, il critique, l’universalité comme inauthentique et marque un mépris pour l’idéal d’humanité. Au début des années 1920, il affirme le primat de la pure décision de l’existant face au néant, qu’aucun motif rationnel ne doit étayer, qu’aucune pusillanimité au regard de ses effets destructeurs, ne doit arrêter. La décision pure en vue d’une existence « authentique », qui ne s’autorise que d’elle-même, tend à nier toute délibération, et ne peut susciter qu’un programme de destruction de la tradition philosophique qui vise l’individualité humaine, ce qu’il énoncera en 1927 dans être et Temps.

Dans les Conférences qu’il prononce en 1925, Heidegger désigne déjà clairement ses adversaires. Il s’agit pour lui de récuser les conceptions étrangères, dont la philosophie cartésienne en tant que « philosophie du moi », mais aussi le néo-kantisme, la phénoménologie de Husserl, qui se caractériseraient par une perte de l’histoire (Geschichtslosigkeit), le mot histoire étant ici doté d’une signification anhistorique selon la tradition romantique allemande (notamment Savigny). Ces premières récusations se font au nom de ce qu’il nomme l’effectivité de la vie, qui le conduit à affirmer le primat du monde ambiant (Umwelt). à noter que ce même terme de Umwelt a été utilisé par Ludwig Clauss à propos de “l’âme nordique”, ce dernier appliquant la méthode de Husserl à la description de l’identité raciale (Artung), de l’empreinte (Prägung), de la communauté de destin (Schickalsgemeinschaft) du peuple. Dès ces Conférences, on peut dégager l’orientation de la pensée de Heidegger : travailler à l’élaboration d’un “sol” (boden), « s’emparer du passé là où nous pouvons trouver les racines authentiques de notre existence », de quoi intensifier les forces vitales de notre propre présent. Cette quête du sol, de l’enracinement authentique, de la libération des forces vitales, mobilise Heidegger dans son combat pour une vision du monde faussement historique, l’histoire n’étant pour lui que « l’advenir que nous sommes nous-mêmes », le « nous » ne pouvant valoir que pour désigner “nous les Allemands”.

Du moi individuel à la communauté de destin du peuple

En 1927, dans être et Temps, Heidegger, tout en récusant la catégorie de substance, va substantifier l’infinitif être et parler désormais de “l’être”. Le mot homme jugé trop déterminé est supprimé, il lui préfère le terme plus indéterminé d’existence. Face à cette formulation ambiguë, le lecteur peut penser qu’il s’agit d’une description de l’existence individuelle, mais il est question de tout autre chose. La ligne directrice de l’ouvrage vise à récuser toute pensée de l’universel, toute philosophie de l’individualité humaine. Au moi, Heidegger oppose le soi (Selbst) de l’existant, entendu comme un être en commun (Mitdasein). Cette authenticité du soi n’a rien d’individuel, elle n’est conquise que dans la temporalité et une [pseudo] historicité de l’existence, entendue comme destin (Schicksal). Ce destin est lui-même un advenir (Geschehen) et un sort (Geschick). L’existence authentique ne s’accomplit que comme un destin commun dan s »l’advenir de la communauté du peuple ».

Faut-il souligner que telles notions correspondent aux formulations national-socialistes de « communauté du peuple », « communauté de destin », la Gemeinschaft conçue comme Schickalsgemeinschaft et comme Volksgemeinschaft. Selon E. Faye, le véritable projet de être et Temps tient dans la volonté de détruire la pensée du moi pour laisser place à une “individuation” plus radicale qui ne se réalise pas dans l’individu mais dans l’indivisibilité organique du peuple (2). À partir de 1933 Heidegger va présenter ses conceptions de façon moins cryptée. Il propose aux étudiants, en guise de séminaire de philosophie un cours d’éducation politique national-socialiste, qui va identifier la question fondamentale de la philosophie à l’affirmation de soi du peuple et de la race, ce qu’il nomme dans son cours du semestre d’hiver 1933-1934, « les possibilités fondamentales de l’essence de la race originellement germanique ». La raison ou la culture mondialisée sont opposées à l’enracinement de l’homme dans la tradition “historique” de son peuple, issu du sang et du “sol”. Dans une lettre accompagnant son activité universitaire, il utilise aussi le mot “enjuivement” (Hitler parlera lui des universités “enjuivées”). Ce mot désigne la proportion relativement élevée de professeurs et d’étudiants juifs dans les universités et les milieux intellectuels, et au sens large, le libéralisme, la démocratie, le subjectivisme, signes d’une philosophie enjuivée.

« La mise au pas » et le nouveau droit des étudiants

Le 21 avril 1933. Heidegger est élu recteur de l’université de Fribourg, il s’intègre dans le dispositif de la mise au pas (Gleichschaltung ), dont l’intention directrice est d’ordre racial, il s’agit d’écarter les non aryens de la fonction publique et notamment de l’université. Cette mise au pas commence avec la loi pour la « reconstitution de la fonction publique » du 7 avril 1933 qui révoque les professeurs non aryens. Le 14 avril 1933, Husserl, professeur émérite à l’université de Fribourg, s’était ainsi vu retirer son éméritat. Pour protester, le précédent recteur avait démissionné, libérant la place pour Heidegger. En accédant au rectorat moins de dix jours après la révocation de Husserl, Heidegger accepte ainsi la situation nouvelle de l’université (on n’a pu faire état d’aucune protestation contre la suppression de l’éméritat de son ancien maître). Heidegger va se révéler un acteur décisif de la mise en place d’un des principaux volets de la « mise au pas », le principe du Führer dans les universités du pays de Bade.

Dans ses relations avec les associations d’étudiants, on découvre une autre facette de son activité. À l’université de Fribourg le nouveau recteur Heidegger prévoit de faire entrer en vigueur le nouveau droit des étudiants. Seule la corporation des étudiants allemands (dont les dirigeants sont membres du parti), est alors reconnue dans le nouveau droit, l’association des étudiants juifs a été contrainte de se dissoudre. Pour donner un aperçu de l’état d’esprit de ces associations, on peut relever de quelle façon ils participent en 1933 à une campagne antisémite.

A partir du 12 avril, une affiche antisémite rédigée en caractères gothiques rouges sur fond blanc avait été placardée dans les universités du Reich. Elle s’intitulait « Contre l’esprit non allemand ». Peu après s’étaient multipliés des autodafés d’ouvrages censés représenter cet esprit non allemand. Le 20 juin 1933 est annoncé un « autodafé symbolique de la littérature de souillure et de salissure » (Schmutz und Schundliteratur). Le jour prévu, le recteur Heidegger prononce ces mots : « Flamme, annonce-nous, éclaire nous, montre nous le chemin d’où il n’y a plus de retour », il prononce à cette occasion l’éloge de la corporation étudiante, parlant du « concept de la liberté des étudiants allemands » qui « est maintenant reconduit à sa vérité ».

Dans la publication qui lui est consacrée, en face du discours de Heidegger, on peut lire l’affiche contre « l’esprit non allemand ». En voici quelques passages significatifs :

1. Le langage et l’écriture sont enracinés dans le peuple.

Le peuple allemand porte la responsabilité de ce que sa langue et son écriture sont l’expression pure et non falsifiée de son être-peuple (Volkstum).

7. Nous entendons proscrire le juif en tant qu’étranger, et nous voulons prendre au sérieux l’être-peuple. C’est pourquoi nous exigeons de la censure : que les œuvres juives soient publiées en langue hébraïque.

11. Nous exigeons la sélection des étudiants et des professeurs en fonction de l’assurance à penser selon l’esprit allemand.

Les références de la corporation des étudiants au langage et à l’être-peuple ne sont pas sans rapport avec les positions de Heidegger qui parlait dans son discours du rectorat de « l’homme occidental » qui, à partir d’un être-peuple (Volkstum), et par la force de sa langue (Sprache), se dresse pour la première fois contre l’étant dans sa totalité.

La défense de la liberté de l’Université ?

On a pu avancer que Heidegger avait défendu l’Université contre l’emprise nazie. Il s’agit là d’un mythe. S’il a pu défendre l’affirmation de soi de l’université allemande, il convient de saisir la signification de cette formulation. Deux jours après son adhésion au parti nazi, le nouveau recteur prononce son premier discours public. Il commence en ces termes : le peuple allemand dans sa totalité s’est retrouvé lui-même sous une grande direction (Führung). Sous cette Führung, le peuple venu à lui-même se crée son État.

Dans ce cadre, ne peut-on penser que la défense de la « liberté » ou de l’autonomie » de l’Université doit être comprise en fonction de sa redéfinition du concept de liberté. Selon Heidegger en effet « la liberté ne signifie pas être libre à l’égard de… », « la liberté signifie être libre pour… la résolution en vue de l’engagement spirituel et commun pour le destin allemand ». L’un des “existentiaux” majeurs de être et Temps, la résolution (Entschlossenheit), est ici mobilisé et orienté dans le sens du destin spirituel de la communauté de peuple allemand, ce qu’il nomme dans son discours la communauté de combat et d’éducation (Kampf und Erziehungggemeinschaft). La racine de cet esprit c’est l’être-peuple ou Volkstum.

Le 20 mai Heidegger adresse à Hitler un télégramme qui porte sur l’accomplissement nécessaire de la “mise au pas” et prononce ensuite son discours sur l’affirmation de soi (Selbsbehauptung) de l’université allemande, qui n’est pas sans rapport avec cette “mise au pas”. Invité le 30 juin à Heidelberg à tenir la première conférence du programme d’éducation politique établie par la confédération des étudiants, il indique que la révolution allemande n’a pas encore atteint l’université, même si « la nouvelle vie dans les camps de travail » a ouvert la voie. L’université doit réintégrer la communauté du peuple et se rattacher à l’État. Il ne se place nullement du côté de la résistance spirituelle au régime, mais proclame au contraire que le danger vient de cette résistance, exaltant un enseignement et une recherche enracinés dans le “peuple”. Il s’agit de se battre comme « une race dure » (ein hartes Geschlecht), à partir des forces du nouveau Reich.

La « race dure », sa transmission, son expansion

Dans un discours tenu à l’institut d’anatomie pathologique de Fribourg, Heidegger pose que ce qui est sain et ce qui est malade est déterminé en fonction de l’appartenance de l’être humain à tel ou tel “peuple”. De la sorte, la notion humaine de santé est remplacée par le concept racial de « santé du peuple ». Sur la base de cette conception, on peut légitimer l’expansion du “peuple” allemand, qui doit pouvoir être assurée dans sa durée et dans son étendue. Heidegger ne va pas alors jusqu’à théoriser le rapport du peuple à son espace, question qu’il développera dans son séminaire inédit de l’hiver 1933-34.

Heidegger utilise les termes caractéristiques de la pensée raciale stylisée, telle que l’ont développée Clauss et Rothacker, les mots d’hérédité (Verebung), de style (Stil), et d’empreinte (Vererbung). La transmission cachée de l’hérédité du peuple, en tant qu’elle exprime la puissance et la loi de la nature et règle la santé du peuple, c’est l’unité du peuple fondée dans le sang et la race. Ce fond caché se manifeste par des puissances qui constituent le devenir-État du peuple : nature, histoire, technique, l’État lui-même qui constitue l’essence de la vérité. En imposant ces puissances, l’État en devenir renvoie le peuple dans les limites de sa vérité réelle. La caractérisation heideggérienne de la vérité comme dévoilement (aletheia) sert ainsi à désigner le passage de la transmission cachée de l’hérédité (Vererbung) à l’empreinte (Prägung).

Dans son cours sur la caverne de Platon, il rapporte l’être à ce qui est caché et voilé et la vérité à ce qui est dévoilé (Unverbogenheit). Il reprend ainsi le thème de « l’Allemagne cachée » (Geheimes Deutschland) visant à fonder le culte secret du peuple allemand pour son essence cachée.

L’apologie de la guerre et du combat spirituel

Le thème des discours, des conférences, des cours de Heidegger est celui du combat, tout à la fois guerre effective et combat spirituel. Lorsque la guerre militaire coïncide avec la victoire des armées du Reich, indique Emmanuel Faye, Heidegger élève les victoires militaires au rang d’une ordalie métaphysique, où se jouent l’essence des peuples et leurs destins historiques. Lorsqu’au contraire il doit faire face à la défaite, il soutient que la guerre ne décide rien. C’est ce qu’il avance en 1934 par rapport à la défaite allemande de 1918 : « la guerre n’a encore dans sa fin immédiate apporté aucune décision ». Il soutiendra le même point de vue après 1945 dans « Qu’appelle-t-on penser ? ».

Le thème heideggérien du combat spirituel est conçu comme venant relayer la guerre militaire. Comme il l’avait fait après 1918, il transpose sur le plan de l’esprit ou de la parole, un combat perdu sur le théâtre des armées.

évoquant en 1934, les deux millions de morts allemands de la Grande guerre, dont les tombes sans fin forment « une couronne mystérieuse autour des frontières du Reich et de l’Autriche allemande », il fait sienne à deux reprises la conception qui consiste à intégrer dans ce qu’il appelle notre race (unser Geschlecht) la communauté des camarades morts à la guerre selon un culte des morts destiné à préparer la guerre à venir. La Grande guerre est conçue non seulement comme un événement passé mais comme s’imposant présentement « au-dessus de nous », ce nous désignant le peuple allemand et la race allemande. Cette guerre, dit Heidegger, nous devons « la gagner spirituellement, c’est-à-dire que le combat devient la loi la plus intime de notre existence ».

Pour l’homme essentiel, le combat est la grande épreuve de tout être : dans lequel se décide si nous sommes nous-mêmes des esclaves ou des maîtres..

La démission du rectorat et la poursuite de l’engagement au service du régime national-socialiste

Selon Faye, la démission de Heidegger du rectorat le 23 avril 1934 n’est pas liée à un rejet de l’idéologie du régime, comme l’a établi Hugo Ott. Elle tient au contraire à son radicalisme à celui de son disciple Éric Wolf. Elle ne marque pas la fin de l’activité publique de Heidegger au service de la Führung hitlérienne (3). Les conférences du mois d’août 1934 sur l’université allemande ne marquent aucune atténuation de son engagement. Il affirme alors :

« Notre présent allemand est rempli d’un grand bouleversement qui s’empare de l’existence historique tout entière de notre peuple. Le commencement de ce bouleversement nous le voyons dans la révolution national-socialiste. »

II — le combat pour l’être de la « communauté du peuple » et la destruction de l’universalisme

Les critiques de Heidegger à l’égard de la réduction de la philosophie à l’anthropologie sont anciennes, elles ont été exprimées dans être et Temps en 1927, et dans Kant et le problème de la métaphysique en 1929. Dans son débat avec Kant, Heidegger veut montrer que la question « qu’est-ce que l’homme ? », ne doit pas être prise comme une interrogation mettant l’essence de l’homme au fondement de la métaphysique, mais comme le signe de la finitude de l’existence et de la nécessité de passer de la question de l’homme à la question de l’être, ce qu’il nomme le combat pour l’être. Selon Emmanuel Faye, le cours de mai-juin 1933 tend à confirmer ce que l’on pouvait déjà pressentir à la lecture du paragraphe 74 de être et Temps, à savoir que la question de l’être et la question politique du destin du “peuple” (volk) allemand ne font qu’un. Heidegger invoque la grandeur de l’instant historique dans lequel le peuple allemand dans sa totalité parvient jusqu’à soi-même, c’est-à-dire trouve sa Führung. Il s’en prend aux contemporains qui espèrent que tout va redevenir comme avant et n’ont pas compris que si « le nouvel État allemand n’est pas encore là, nous voulons et allons le créer ».

La philosophie est ainsi considérée sous l’angle de l’histoire d’un nous qui n’est autre que le “peuple” allemand (4), ce qu’il nomme la « métaphysique » du peuple allemand identifié à son destin.

« Nous sommes un peuple qui doit d’abord conquérir sa métaphysique et qui va la conquérir, ce qui veut dire que nous sommes un peuple qui a encore un destin. »

« Cette question, au travers de laquelle notre peuple supporte son existence historique, l’endure dans le danger, la porte jusqu’à la grandeur de sa mission, cette mission est son philosopher, sa philosophie. »

L’essentiel des cours des années 1933 et 1934 se réduit à cette obsession : identifier toute la philosophie présente à l’interrogation et à la décision (Entscheidung) du peuple allemand sur son histoire, son destin et son être. Cette Entscheidung n’est en aucune façon un choix réflexif faisant appel au libre-arbitre des individus mais une résolution et un combat face à la « dureté et l’obscurité de notre destin allemand ».

Le « nous » et l’unité cachée du “peuple” [völkisch]

Dans le cours du semestre d’été 1934 intitulé « La logique comme la question de l’essence du langage », la question de la logique conduit à celle de l’essence du langage, qui mène à poser la même question « qu’est-ce que l’homme ?. La réponse ici encore n’est pas dans le moi explicitement récusé, mais dans le nous. Le temps du moi, c’est le temps du libéralisme aujourd’hui révolu, voici venu le temps du nous. Ce nous c’est le peuple. À la question « qui sommes-nous nous-mêmes ? (Wer sind wir selbst), Heidegger répond « nous sommes le peuple » ; non pas d’abord un peuple mais le peuple, nous, en tant qu’existants, sommes ce peuple même, « notre être soi-même est le peuple ». L’auteur évoque l’action du mouvement völkisch qui veut « rétablir le peuple dans la pureté de sa race ». L’usage raciste du mot volk est accepté sans l’ombre d’une réserve, et parmi les différents sens acceptables, il soutient qu’il existe entre eux une « unité cachée » (ein verborgene Einheit).

Comment atteindre cette « unité cachée » du peuple ? Il ne s’agit pas de penser le peuple comme un « ensemble d’hommes pris un à un ». Heidegger indique « un autre chemin » : nous sommes ,

« accordés dans l’ordre et la volonté d’un État, nous sommes , accordés dans ce qui advient aujourd’hui dans l’appartenance à ce peuple, nous sommes ce peuple même. »

Il affirme que

« des concepts comme le peuple et l’État ne peuvent pour ainsi dire pas être définis, mais doivent être saisis comme relevant d’un être historique. »

Nous ne devons donc pas demander « qu’est-ce qu’un peuple » mais « quel est ce peuple que nous sommes nous-mêmes ? ». Tout le mouvement du cours est fait pour conduire les auditeurs à s’identifier résolument à ce “nous” du “peuple” allemand. On retrouve le terme de décision (Eintscheidung), l’appartenance commune au peuple est de l’ordre de la « décision ».

Récusation de Descartes et de toute “philosophie du moi”

Dans le cadre du cours dédié au destin du peuple allemand dans le nouvel État national-socialiste, une section critique est consacrée à Descartes. L’enseignement de Descartes est ramené à un « déchéance spirituelle ». Descartes est l’adversaire que Heidegger entend détruire, et à travers lui il vise toute philosophie attachée à défendre l’individualité humaine et l’esprit humain entendu comme intellect et comme raison.

« J’affirme que 1. Le radicalisme du doute cartésien et la rigueur des fondations nouvelles de la philosophie et du savoir en général sont une illusion et par conséquent la source de tromperies funestes qu’il est encore aujourd’hui difficile d’éradiquer. 2. Ce nouveau commencement prétendu de la philosophie des Temps modernes avec Descartes non seulement n’existe pas, mais est en vérité le début d’un déclin nouveau et essentiel de la philosophie. Descartes ne reconduit pas la philosophie à elle-même, à son fondement et à son sol, mais il la repousse encore plus loin du questionnement de sa question fondamentale.

Faisant écho aux théories contre-révolutionnaires d’un Bonald, et dans une continuité parfaite avec être et Temps, Heidegger ne pardonne pas à Descartes d’être parti du moi et non du soi (selbst) de l’homme, cette distinction entre le moi et le soi de l’homme, prenant un sens problématique dans la mesure où le soi est identifié à “l’être en commun”, la communauté. Le recul jusqu’au moi ne serait qu’une illusion de radicalité. On ne considère pas si le soi de l’homme n’est pas quelque chose de plus originel que le moi. Bref, ce qui est reproché à Descartes est d’avoir déterminé l’essence du moi comme conscience (Bewusstein), manquant par là « l’historicité de l’homme et son lien essentiel à son être en commun ». Descartes a voulu penser l’homme à partir de sa conscience individuelle et non à partir de l’existence de la « communauté historique du peuple ». En prenant appui sur le moi et sur la conscience, il fait ainsi obstacle à la question fondamentale de la philosophie qui, selon Heidegger, porte sur le peuple allemand dans son destin et sa décision historique dans le mouvement.

On a pu dire que Heidegger avait voulu spiritualiser le national-socialisme, encore s’agit-il d’entendre ce qu’est pour lui “l’esprit”. Selon lui, l’esprit ne doit pas être compris comme « l’agitation sans fin de l’analyse et de la décomposition par l’entendement », ni comme « l’activité débridée d’une raison prétendument universelle ».

« L’esprit est depuis longtemps le souffle, le vent, la tempête (Sturm), l’engagement et la résolution. Nous n’avons pas besoin de spiritualiser aujourd’hui le grand mouvement de notre peuple. L’esprit est déjà là. »

Il est déjà là pour nous qui pouvons saisir l’histoire allemande dans « la grandeur du commencement de notre existence spirituelle-völkisch ». Cet esprit völkisch ne fait qu’un avec l’engagement du peuple allemand dans la “révolution” nazie.

En fonction d’une telle conception, Heidegger affirme son opposition à l’ensemble de la philosophie telle qu’elle a pu se constituer à partir de Descartes, mais aussi à l’ensemble des nations et des peuples qui s’opposent à cette “révolution”.

III — Le combat pour l’Être et ses enjeux mondiaux

En 1929, Heidegger aurait dit à Cassirer que « la philosophie n’a pas pour tâche de fournir une vision du monde », qu’à l’inverse c’est plutôt « la vision du monde qui est la condition de l’acte de philosopher ». C’était reconnaître que pour lui la pensée philosophique n’est nullement fondatrice, qu’elle dérive d’une vision du monde déjà donnée.

La “décision” du ”nous” [germanique] et la « transformation totale du monde »

Dans le cours du semestre d’hiver 1933-1934 intitulé « L’essence de la vérité », cette prise de position est actualisée. Il identifie alors la question de l’essence de la vérité et la question d « l’histoire de l’essence de l’homme ». Encore s’agit-il d’examiner ce qu’il entend par l’essence (Wesen) de l’homme. Cette essence en effet ne repose plus pour lui sur une possible définition de l’homme, mais dans la « décision » sur soi-même, par le savoir que « l’homme est un soi », et que dans cette « décision » il en va de son être. On ne demande plus « qu’est-ce que l’homme ? », mais « qui est l’homme ? » Cette transformation ne marque pas l’abandon du vocabulaire de l’essence. Heidegger identifie l’être de l’homme au souci, ajoutant que sur le fondement de « l’être comme souci », l’homme est d’une essence non seulement historique mais aussi “politique”. Cette essence [pseudo] “historique” et [pseudo] “politique” réside dans le combat pour « la grande transformation de l’existence de l’homme », un combat dont l’adversaire est identifié tantôt à « l’asiatique » [à l’époque le juif], tantôt au libéralisme.

Dans le cours de l’hiver 1933-1934, demander « qui est l’homme ? », c’est demander « qui sommes-nous ? » et demander « qui sommes-nous ? » c’est se décider pour ce que Heidegger nomme « les possibilités fondamentales de l’essence et de la souche originellement germanique ». Et cela a à voir avec des enjeux mondiaux.

« Lorsque aujourd’hui le Führer parle sans cesse de la rééducation en direction de la vision du monde national-socialiste, cela ne signifie pas inculquer n’importe quel slogan, mais produire une transformation totale, un projet mondial, sur le fondement duquel il éduque le peuple tout entier. Le national-socialisme n’est pas n’importe quelle doctrine, mais la transformation fondamentale du monde allemand et, comme nous le croyons, du monde européen. »

Concept de “race” contre la « biologie libérale » et projet mondial de l’Allemagne

En se fondant sur certains textes et déclarations de Heidegger, plusieurs commentateurs ont fait état de sa non adhésion à la doctrine raciale du national-socialisme. Selon Emmanuel Faye pourtant, le concept de race n’est pas vraiment récusé par Heidegger (5), mais il pose que la race doit être pensée à partir de l’existence et non pas à partir de ce qu’il nomme avec mépris la « biologie libérale », à laquelle il oppose l « biologie de la forme » d’origine allemande. Ce qu’il récuse dans cette biologie n’est pas la discrimination raciale, mais le fait qu’il s’agit d’une science qui n’est pas d’origine allemande, fondée sur la doctrine de Darwin, donc sur une compréhension libérale de l’homme et de la société humaine. De la même façon il émet des réserves à l’égard des mots qui ne sont pas d’origine allemande (römische Wörter), dont le mot race. Il lui préfère le terme germanique équivalent de Geschlecht, qui dans des contextes où il l’utilise ne peut signifier que race. L’expression Blut and Boden, clairement associée à la notion de race, est d’ailleurs assumée dans les discours et cours des années 1933 et 1934. Il n’y a pas d’incompatibilité chez Heidegger, entre le vocabulaire du sang et celui de l’esprit (Geist), mais une conjonction des deux. Ce vocabulaire de l’esprit (Geist, geistig, Geistesleben) appartient d’ailleurs à la littérature nazie de l’époque autant que le vocabulaire du sang et de la race.

Le “peuple”, l’état völkisch et le Führer

Durant l’hiver 1933-1934, Heidegger propose un séminaire d’éducation politique pour étudiants avancés, « Sur l’essence et les concepts de nature, d’histoire et d’état ». Lorsqu’il y évoque la notion du politique, Heidegger mentionne deux conceptions, celle de Carl Schmitt et celle de Bismarck. De Bismarck, il retient sa conception de la politique comme « l’art du possible », le possible étant posé non comme le résultat d’un choix, mais comme « l’unique possible », qui doit « par essence et nécessité jaillir d’une situation historique », un possible imposé par le destin. Ce destin s’identifie au « projet créateur du grand homme d’État », qui se fixe un but « dont il ne déviera jamais », il s’agit d’un décisionnisme sans justification rationnelle.

Par rapport à Schmitt, qui insiste davantage sur le rôle du « mouvement », c’est-à-dire du parti, et sur celui du conseil du Führer (Führerrat), à l’exemple du Conseil institué par Goering en Prusse, Heidegger mobilise ce qui est au coeur de sa doctrine, à savoir la différence ontologique de l’être et de l’étant, pour la mettre au service de la conception du rapport entre l’État du Führer et le peuple. La relation entre l’État et le peuple (Staat et Volk), est identifiée à la relation entre l’être et l’étant (Sein-Seiende) « le peuple, l’étant, entretient une relation très précise avec son être, avec l’État ».

L’État ne doit plus être conçu comme une institution juridique, mais comme un fondement invisible et occulte,

« ancré (verankert) dans l’être politique des hommes, lorsque l’existence et la supériorité du Führer se sont enfoncés (eingesunken) dans l’être, dans l’âme du peuple. »

La volonté du peuple a le caractère impérieux d’une poussée, d’un affect. Il s’agit de présenter la volonté et l’amour (eros) du peuple à l’égard de son état comme aussi impératif que la volonté pour chaque homme de vivre et d’être là.

« Le peuple aime et veut l’État ; c’est là son genre et sa modalité d’être en tant que peuple. Le peuple est régi par la poussée, par l’éros envers l’État. »

N’est-il pas aussi régi par une autre « poussée » qui conduit à poser la relation entre les notions de “peuple” et d’espace vital ?

« Lorsque nous nous interrogeons sur le peuple dans l’espace, il nous faut commencer par éliminer deux représentations erronées. Lorsque nous entendons ces deux termes, nous pensons tout d’abord à un slogan contemporain : “peuple sans espace”. Si nous entendons par là l’espace vital, il ne fait pas de doute que c’est trop dire. On pourrait peut-être dire peuple sans espace vital suffisant, nécessaire à son déploiement positif. Nous ne devons jamais oublier que, nécessairement, l’espace est toujours corollaire du peuple dans son être concret, que, littéralement, il n’existe pas de peuple sans espace. »

En liant peuple et espace, Heidegger reprend à son compte la thèse de la « corrélation de l’homme et du monde » de Rothaker (ou relation essentielle entre le Dasein et son monde environnant, selon ses formulations), le Lebensraum n’est qu’une autre formulation pour l’Umwelt. Poursuivant cette essentialisation de l’espace, il affirme que la maîtrise de l’espace et le fait d’être caractérisé par lui, appartiennent à l’essence et au mode d’être d’un peuple.

Il utilise ensuite toutes les ressources de son vocabulaire pour introduire la notion d’empire (Reich), affirmant que l’espace de l’État est en un certain sens l’espace du peuple autochtone, compris comme le déploiement effectif de sa « circulation » dans le commerce et le trafic, l’étendue (Be-reich) de son pouvoir et l’empire (Reich) de son régime et de sa loi. D’où la conclusion selon laquelle nous ne pouvons parler d’État que lorsque la volonté d’expansion, la « circulation », s’ajoute à l’enracinement dans le sol ou caractère autochtone (Bodenständigkeit).

Le combat pour « l’être » et l’anéantissement de l’ennemi

En dépit de divergences secondaires, Emmanuel Faye discerne une convergence dans l’évolution de la pensée de Heidegger et de Schmitt depuis sa Théorie de la constitution de 1928 jusqu’à ses écrits de l’année 1933. Cette évolution peut être mise en rapport avec celle qui va de être et Temps jusqu’aux cours, discours et conférences des années 1933-1935. Carl Schmitt toutefois se montre plus explicite que Heidegger. Ce dernier publie ainsi en 1933 à propos de la “mise au pas”, un commentaire intitulé « Le bon droit de la révolution allemande », révélant sa visée antisémite et raciste.

Dans sa production, Schmitt a usé du mot gleich qui peut signifier à la fois égal et identique, et qu’on peut faire correspondre au concept démocratique d’égalité (politique et sociale). Mais il emploie en outre le terme de Homogeneïtat comme un synonyme de Gleichartigkeit, et il apparaît que ce qu’il nomme dans sa Théorie de la constitution, « l’homogénéité substantielle du peuple » (die substantielle Gleichartigkeit des Volkes) ne peut ainsi renvoyer à l’égalité sociale, mais à une référence d’ordre racial.

La Gleichschaltung ainsi conçue ne peut être comprise comme une simple “mise au pas” politique, elle vise à la reconstitution de l’homogénéité raciale, par l’exclusion des éléments non aryens de la vie publique. Ce qui constitue en effet l’objet de la loi pour la reconstitution de la fonction publique du 7 avril 1933, qui ne sera qu’une “ouverture”, suivie par les lois raciales de Nuremberg (15 septembre 1935), dont Schmitt se fera le commentateur enthousiaste, dans un écrit intitulé « La constitution de la liberté », puis la nuit de cristal de 1938, et la solution finale décidée en 1942. Cet enchaînement n’était-il pas annoncé déjà lorsqu’en 1926, Carl Schmitt envisageait « l’anéantissement » des éléments dits « hétérogènes ».

En 1933, Schmitt envoie à Heidegger la troisième édition du Concept du politique. Heidegger exprime dans une lettre à Schmitt tout le bien qu’il pense de cette version, où le terme le plus central de l’analytique existentielle de être et Temps est repris, confirmant l’analyse de ceux qui rapprochent la distinction heideggérienne entre existence propre et existence impropre (ou authentique et inauthentique) et la discrimination schmittienne entre ami et ennemi. Parler de discrimination « proprement politique », c’est indiquer que ce sont ceux qui savent distinguer l’ennemi qui possèdent la conception « propre » de l’existence politique, tandis que la conception libérale de la politique, qui tend à la résolution pacifique des conflits dans la discussion, serait « impropre ».

Pour sa part, Heidegger ici encore tend à dissimuler sous des termes en apparence indéterminés comme « être », « essence » ou « existence » (Dasein), le contenu racial [ou au moins communautariste, c’est-à-dire non politique] de la distinction ami/ennemi. On trouve cependant un écho des considérations de Schmitt dans le cours qu’il professe sur « L’essence de la vérité » (hiver 1933-1934). À la suite du passage où Schmitt précise que l’ennemi politique est l’autre, l’étranger, il ajoute une série de considérations qui, lorsqu’on connaît le vocabulaire racial de l’époque, montrent que les mots amis et ennemis sont des termes raciaux. L’ami est identifié comme étant de la même race (gleichgeartet) et l’ennemi comme d’une autre race (andersgeartet). Le vocabulaire racial de l’homogénéité (Gleichartigkeit) et le vocabulaire existentiel du propre, de l’authenticité (Eigentlichkeit) et de l’existence, commun à Heidegger et à Schmitt, se rejoignent et se confondent pour justifier la radicalité du conflit politique : l’ennemi est existentiellement tel, c’est-à-dire, par son essence même, un étranger, alors le conflit ami / ennemi est existentiel au sens où c’est l’existence de l’autre qui est en jeu, sans qu’aucune médiation, ne soit possible, ni par des normes, ni par un tiers. L’anéantissement de l’ennemi devient non seulement justifié, mais existentiellement nécessaire.

Le combat pour “l’essence de l’étant”. Désigner l’ennemi et s’ériger contre lui

Toujours dans l’édition de 1933 du Concept du politique, Carl Schmitt évoque la relation entre le combat, le politique et la guerre, en se référant notamment à Héraclite. La question de l’ennemi (Feind) est entendue par Schmitt comme hostis et non comme inimicus, elle est envisagée en relation avec la guerre. Seule une guerre entre les Hellènes et Barbares qui, écrit Schmitt, sont « ennemis de nature », est une guerre véritable. Il n’y a donc pour lui de guerre véritable qu’entre “peuples” opposés, ennemis de nature, c’est-à-dire qui ne sont pas de la même race, et la guerre doit aboutir à l’anéantissement de l’ennemi. Dans sa correspondance avec Jünger, il cite le mot de Léon Bloy : « la guerre est dénuée de sens quand elle n’est pas exterminatrice ».

Schmitt fait aussi référence à l’ouvrage de Baeumler, Frédéric Nietzsche le philosophe et le politique, publié en 1931. Baeumler reprend à Nietzsche la notion d’une justice immanente au combat, dont Heidegger fera l’un des cinq mots clés de la métaphysique de Nietzsche. La critique de la romanité, celle du monde sans combat, qui vise le christianisme et la démocratie, l’exaltation d’Héraclite dont la parole est identifiée à la conception originalement germanique, ces points se retrouveront dans les cours de Heidegger sur Nietzsche, et celui de l’hiver 1933-1934. Voici ce qu’écrivait Baeumler :

« Les présupposés de la justice sont l’inégalité et le combat. Cette justice ne règne pas sur le monde, elle ne règne pas sur le tumulte des parties en conflit, elle ne connaît ni culpabilité ni responsabilité, ni procédure de justice ni prononcé de jugement : elle est immanente au combat. C’est la raison pour laquelle elle n’est pas possible dans un monde pacifique. La justice ne peut exister que là où les forces se mesurent librement les unes aux autres. Sous une autorité absolue, dans un ordre des choses qui reconnaît un maître divin, dans le domaine de la Pax Romana, il n’y a plus de justice, car il n’y a plus de combat. Le monde se pétrifie alors en une forme conventionnelle. Nietzsche en revanche affirme : du combat lui-même la justice se ré-engendre à chaque instant, le combat est le père de toutes choses, c’est lui qui fait du maître le maître et de l’esclave l’esclave. Ainsi parle Héraclite d’Éphèse. Mais c’est aussi là une conception originalement germanique : c’est dans le combat que se révèle qui est noble et qui ne l’est pas ; c’est par son courage inné que le maître devient le maître, et c’est par sa lâcheté que l’esclave devient l’esclave. Et c’est justement par là que s’exprime l’éternelle justice : elle structure et sépare, elle crée l’ordre du monde. »

Dans son cours du semestre d’hiver « L’essence de la vérité », Heidegger consacre un paragraphe à « la sentence d’Héraclite », le combat comme essence de l’étant. Il voit lui aussi en Héraclite « le nom d’une puissance originelle de l’existence historique occidentale et germanique ».

« Avec grandeur et simplicité figure au commencement de la sentence polemos, guerre (Krieg). Ce qui est ainsi désigné n’est pas l’événement extérieur ou la mise en avant du « militaire », mais ce qui est décisif : se dresser contre l’ennemi. Nous avons traduit par « combat » (Kampf) pour saisir l’essentiel ; mais il importe de réfléchir à ceci : il n’est pas dit agon, lutte, compétition, dans laquelle deux adversaires amis (freundliche) mesurent leurs forces, mais il s’agit du combat, du polemos, de la guerre ; ce qui veut dire qu’il y a du sérieux dans le combat, l’adversaire n’est pas un partenaire, mais un ennemi. Le combat comme tenir tête à l’ennemi, plus précisément : comme l’endurance dans la confrontation. »

Heidegger introduit son interprétation du fragment de Héraclite par l’évocation de la Grande Guerre, faisant de la « guerre mondiale » la « grande épreuve pour chaque peuple », la question posée à tous les peuples pour savoir s’ils « veulent se rajeunir ou bien vieillir ». Il s’agit alors de repérer et débusquer l’ennemi à la racine la plus intime de l’existence d’un peuple, de le démasquer pour mieux l’anéantir : « L’ennemi est celui-là […] qui fait planer une menace essentielle contre l’existence du peuple. » Il peut sembler qu’il n’y a pas d’ennemis, l’exigence radicale est alors de trouver l’ennemi, de le mettre en lumière ou peut-être même de le créer, afin qu’ait lieu ce surgissement contre l’ennemi.

Ce qui diffère par rapport au discours de Schmitt, est l’insistance sur le « tenir tête » ou le fait de s’ériger (Stehen) contre l’ennemi. Heidegger va user de toutes les variations autour de ce mot, pour faire du combat le « surgissement dans l’être », « l’origine jaillissante de l’être » et la manifestation de la « vérité ». C’est en cela que, selon Faye, Heidegger est plus dangereux que Schmitt, car son ontologisation de la violence et du combat, qu’il inscrit au cœur même de l’être, donne à cette doctrine une fausse allure de « noblesse » existentielle qui séduit et peut tromper un nombre considérable de lecteurs.

Erik Wolf, Le droit et “l’esprit du peuple”

Selon Jean-Michel Palmier, Heidegger se serait montré critique à l’égard de « l’idéologie » national-socialiste, et se serait opposé à son fondement même, « en attaquant le totalitarisme dans la personne du grand juriste nazi, Carl Schmitt ». Il précise en outre que le professeur Éric Wolf, dont l’activité fut liée à celle de Heidegger, fut sans doute « l’un des plus grands adversaires du droit national-socialiste et du totalitarisme dont Carl Schmitt était le représentant officiel ». S’inscrivant en faux contre cette affirmation, Emmanuel Faye reconsidère à partir des textes ce qu’il en est de l’anti-nazisme d’Erik Wolf.

Celui-ci a rencontré Heidegger en 1928. Il a repris et développé certaines notions mises en œuvre par le “maître”, faisant référence à « l’essence originelle de l’homme même » (ursprünglichen Wesen des Menschen selbst), reprenant la notion d’ « être au monde pour former un nouvel existential » : « l’être dans le monde du droit » (In-der-Welt-des-Rechts-Sein). Le terme Mensch disparaît chez lui comme chez Heidegger pour laisser place au mot Dasein, rapportant l’essentiel de notre existence (ou Dasein) au « destin de la communauté populaire allemande ».

De même que Heidegger, Erik Wolf pose la notion de race, en ne la limitant pas à la seule biologie, sur laquelle s’appuie trop exclusivement la nouvelle anthropologie, à laquelle il oppose la référence existentielle à « l’être authentique » des Allemands. La communauté de race est conçue comme étant également communauté de langage, d’esprit. On retrouve cela dans la plupart des écrits et discours des nazis de l’époque, surtout dans les premières années, le mot Geist étant alors plus souvent évoqué que le mot rasse. Pour Erik Wolf « l’esprit du peuple » (formé « sans l’intervention essentielle d’aucun élément de race étrangère ») devient directement source de droit : le Volksrecht s’alimente au Volksgeist. Et cet « esprit du peuple » souffle plus spécialement dans les mouvements S.A., S.S., et la Hitlerjugend.

Il utilise la notion « d’honneur » (centrale chez Rosenberg et Schmitt), qui, dans l’état total, a pris la place de l’égalité juridique propre aux états de droit. « L’honneur du peuple » (Volksehre), s’incarne dans le Führer lui-même.

« Dans le combat contre les tumeurs malfaisantes de l’âge du libéralisme, il importe […] d’éradiquer sans égard l’égoïsme asocial et toute attitude originale étrangère au peuple (Volksfremdheit), mais aussi, d’autre part, de cultiver la liberté morale, spirituelle et juridique de la communauté de droit, car là se trouvent les racines dispensatrices de vie des principes authentiques que sont le principe du Führer et le principe de l’héroïsme, y compris dans le champ du renouvellement völkisch du droit. »

Erik Wolf va s’attacher à préciser le contenu de ce nouveau droit fondé non plus sur l’égalité juridique des citoyens, mais sur « l’honneur ». Il fait correspondre, à la triade remaniée du peuple de l’État et du mouvement, la partition du sang, de l’État ou du rang (Stand) et de l’histoire. Ce qui est prôné est « une conception du droit qui voit dans l’esprit du peuple la racine du droit, et dans le service rendu à l’être-peuple (Volkstum) son but ». Désormais, il n’y a plus de réalité du droit hors de la communauté völkisch, plus de droit des gens (droit international).

De la même façon, Heidegger pose que la question du droit et de l’État ne saurait être déterminée par les juristes. La définition de l’État ne procède pas du « droit des juristes, il a un sens métaphysique ». Il va identifier, indique Emmanuel Faye, tous les concepts et des liens gravitant autour de sa doctrine de l’État, de manière à montrer que chacun d’eux ne dit rien d’autre que l’être. Il procède à une réduction tautologique de tous les concepts à l’affirmation pure de l’être et du soi, où savoir = vouloir = liberté = droit = État = puissance absolue = esprit du peuple = affirmation de soi du peuple et de la race.

« à propos du savoir (Wissen), Heidegger écrit ainsi : « le savoir appartient au vouloir ».

« Le simple savoir dépourvu de vouloir est simple connaissance (Kenntnis) et n’est pas un savoir au sens de l’être et d’être dans la chose. »

Le savoir, au sens que lui donne Heidegger, ne renvoie ni à la connaissance, ni au discernement de la pensée, mais à l’être. Ce n’est donc pas un concept philosophique, mais un mot discriminatoire : ne sait que celui qui est tel par son être.

« Nous disons par exemple […] “je me sais décidé”, ainsi, le savoir n’est pas pris au sens de la connaissance, mais au sens où “je me sais résolu à cela, je suis cela”. »

On retrouve la position constante de Heidegger déjà présente dans être et Temps, la « décision », la « résolution », et désormais le « savoir », n’expriment pas l’usage par l’être humain du libre arbitre et de la faculté de discerner, ils ne font que manifester son être. Ne peut « décider », être résolu ou savoir, que celui qui est tel par son « être ». La « constitution » se trouve réduite au « savoir de soi-même » de l’être authentique. Par cette ontologisation du mot constitution se trouve supprimée toute possibilité de réflexion juridique sur la formation effective du droit constitutionnel. Ici encore [un peu à la manière de la théorie contre-révolutionnaire de Bonald], il ne peut y avoir à proprement parler de constitution que pour l’être affirmé comme authentique.

IV — Le combat pour « l’affirmation de soi et le débat sur « l’essence du politique »

On a pu opposer Schmitt et Heidegger, à propos de la question de « l’essence du politique ». Pourtant le débat selon Faye ne porte pas sur l’opposition ami / ennemi, mais sur son fondement. Dans le séminaire « Hegel, sur l’état », professé en collaboration avec Erik Wolf pendant le semestre 1934-1935, Heidegger expose en effet une conception du politique comme étant d’abord affirmation de soi (Selbstbehauptung) d’un “peuple”, cette affirmation étant présentée comme plus originaire que la discrimination entre l’ami et l’ennemi.

Rapportant le mot politique à polis, l’explicitation heideggérienne récuse le terme latin status d’où vient le mot moderne état. Cette récusation vise Schmitt qui, au début de l’édition de 1932 du Concept du politique, faisait de l’État, au sens strict du terme et dans son apparition historique, le statut par excellence… « Status signifie état, status rei publicae = état de la chose publique (dans l’acception moderne, d’abord apparue dans l’italien stato) ».

Or, selon Heidegger, la question de la définition du politique doit en revenir à la signification de la polis. Polis n’est pas la communauté de la politeiaa. « Ce qu’est la polis, dit Heidegger, nous l’apprenons déjà d’Homère, de l’Odyssée ». « Autour de la polis, il construisit (fit édifier) une enceinte et bâtit des maisons, les temples des dieux et fit le partage des terres. »

« Polis est donc le milieu authentique de l’empire de l’existence. Ce milieu est proprement le temple et le marché, où l’assemblée de la politeia trouve place. La polis est le milieu authentique et déterminant de l’existence historique d’un peuple, d’une race, d’un clan ; ce autour de quoi la vie se déroule ; le milieu à quoi tout se rapporte, dont la protection comme affirmation de soi importe. L’essentiel de l’existence est affirmation de soi. Enceinte, maison, terre, Dieu. C’est à partir de là que l’on doit saisir l’essence du politique. »

Pour Heidegger, cela revient à soutenir que l’affirmation d’existence est première et que c’est à partir d’elle que se produit la lutte pour la vie. Toujours selon Emmanuel Faye, c’est en cela qu’il critique le concept schmittien du politique, non pour le récuser complètement, mais pour dire qu’il est second et dérivé, que la discrimination entre l’ami et l’ennemi vient seulement après l’affirmation de soi. Dans les deux cas pourtant c’est le combat pour l’être qui est mis au cœur du politique (6). Heidegger indique :

« Récemment est apparue la relation ami-ennemi comme l’essence du politique. Elle présuppose l’affirmation de soi et est donc une conséquence essentielle du politique.

Il n’y a d’ami et d’ennemi que là où il y a affirmation de soi. L’affirmation de soi prise en ce sens exige une conception déterminée de l’être historique du peuple et de l’État lui-même. Parce que l’État est cette affirmation de soi de l’être historique d’un peuple et parce que l’on peut appeler l’état polis, le politique apparaît en conséquence comme la relation ami/ennemi ; mais cette relation n’est pas le politique. »

On peut noter que le mot « affirmation de soi » choisi par Heidegger pour définir le politique avait été utilisé par Baeumler à propos de sa vision de l’histoire mondiale.

« Le combat du Führer contre Versailles était le combat contre le mythe démocratique juif. Ce fut la tâche de Rosenberg de conduire ce combat à son terme au niveau du fondamental. Le compagnon d’armes du Führer résolvait la tâche en prouvant que l’histoire mondiale ne peut pas être comprise comme un développement imaginaire d’un but imaginaire, mais comme l’affirmation de soi (Selbsbehauptung) et le combat les uns contre les autres des mythes qui façonnent l’être. »

Les fondements de la politique  et la domination mondiale de l’essence allemande

La définition heideggérienne du politique comme affirmation de soi est inspirée de la définition de Spengler, la politique comme la modalité d’existence qui afflue s’affirme, grandit, triomphe des autres courants vitaux. Il transpose dans un vocabulaire existentiel et ontologique ce que Spengler énonce dans un vocabulaire plus vitaliste. Là où Spengler parle « d’histoire des courants de l’existence humaine » « dès que nous les envisageons comme mouvement : race, ordre, peuple, nation », Heidegger insiste sur la défense de ce qu’il nomme dans son cours du semestre d’été 1934, les possibilités créatrices et les auto affirmations de la force du peuple allemand. Pour cela il faut puiser dans ce qu’il nomme les possibilités fondamentales de l’essence de la race originellement germanique.

En 1939, il reprend sans aucune distance, le développement suivant de Spengler :

« La politique est la modalité où l’existence humaine qui afflue s’affirme (sich behauptet), grandit, triomphe des autres courants vitaux. La vie entière est politique, dans chacun de ses traits instinctifs, jusqu’à la moelle la plus intérieure. Ce que nous qualifions aujourd’hui volontiers d’énergie vitale, ce qui est en nous, qui veut avancer et monter à tout prix, notre élan aveugle, cosmique, nostalgique vers la reconnaissance et la puissance, qui reste lié à la terre comme une plante, à la patrie par sa race, existence dirigée et nécessité de l’action… »

L’affirmation de soi doit ainsi se déployer par la reconnaissance de la puissance, contre les autres courants “vitaux”, qu’il s’agit d’identifier et de combattre. Dès son livre sur Kant et le problème de la métaphysique, Heidegger avait opposé les « fous de l’organisation » aux « amis de l’essentiel ». Sous le mot organisation, il visait les régimes politiques opposés à la communauté, qu’il s’agisse du bolchevisme soviétique ou du libéralisme de l’Ouest.

Cet enjeu de puissance entre les démocraties et le Reich sera plus spécialement défini en 1940.

« Les puissances de l’Ouest avaient porté à la plus haute clarté et l’acuité la plus haute leur volonté jusque-là exprimée de maintenir en leur possession la puissance mondiale au sens des démocraties nationales. Chez nous, ce n’est que dans le pressentiment des guerriers essentiels que le pressentiment a commencé à passer à la certitude qu’un changement dans la manière de posséder la puissance mondiale se préparait. Les puissances de l’Ouest luttent pour sauver le passé, nous luttons pour la formation d’un futur. »

« Dans la prochaine zone de décision, la lutte porte uniquement sur la puissance mondiale, et cela non pas tant au sens de la seule possession de la puissance, que bien plutôt comme la capacité à maintenir dans la puissance la puissance comme essence de la réalité, et cela veut toujours dire ici : l’augmenter. »

« La décision consiste avant tout à savoir si les “empires” démocratiques (Angleterre, Amérique) demeurent capables de puissance ou si la dictature impériale de l’armement absolu pour l’armement devient capable de puissance. »

La distinction entre e »l’accomplissement de la métaphysique » et la « vérité de l’être » commence à révéler sa signification cachée. En 1940, la guerre mondiale doit se poursuivre et la puissance d’armement du Reich se mesurer aux démocraties. Ce n’est pas seulement, parce qu’il s’agirait d’opposer le « socialisme allemand » à la « ploutocratie de l’Ouest » : les justifications idéologiques anciennes ne suffisent plus. La puissance du Reich allemand doit l’emporter parce qu’elle seule combat pour la configuration d’un futur. Invoquer l’espace vital nécessaire à 80 millions d’Allemands ne suffit pas non plus, car ce n’est pas une question de nombre d’individus. Heidegger invoque quelque chose de plus fondamental à ses yeux, à savoir ce qu’il nomme « notre » croyance au lien caché entre la « force essentielle des Allemands » et la « vérité de l’être ».

Sous le nom de métaphysique, c’est l’exaltation de la puissance et de la domination de l’Allemagne hitlérienne qu’Heidegger a faite sienne (7). Mais cela ne se limite pas à la période 1933-1945. Il faut se présenter comme celui qui est en mesure de voir plus loin, au-delà même du siècle à venir, cette décision est seulement une décision préliminaire, son règlement peut exiger un siècle ou plus.

« C’est seulement si le lieu d’une telle décision est atteint que l’âge de l’époque moderne peut être considéré comme surmonté. Que la force de l’essence cachée et non encore purifiée des Allemands s’étende aussi loin, telle est notre croyance. »

à la suite de la défaite, Heidegger modifie son discours, affirmant comme en 1918 que « la guerre n’a rien décidé ». Il laisse alors entendre, ce qui sera développé par ses épigones, que la métaphysique elle-même et la subjectivité cartésienne en particulier, seraient les véritables responsables du déchaînement planétaire de la technique, les chambres à gaz et les camps d’anéantissement nazi n’étant présentés eux-mêmes dans les conférences de Brême de 1949, que comme une particularité parmi d’autres du dis-positif (Ge-stell) de la technique moderne.

Le négationnisme ontologique des conférences de Brême

On a beaucoup parlé du silence d’Heidegger concernant l’anéantissement des juifs d’Europe par les nazis. En réalité, indique Emmanuel Faye, il ne s’est pas tu. En réponse à une lettre de Herbert Marcuse qui attend de son ancien maître une déclaration dans laquelle il reconnaîtrait son erreur passée, Heidegger répond le 20 janvier 1948.

Après avoir affirmé « combien il est difficile de discuter avec des personnes qui n’étaient plus en Allemagne depuis 1933 », (sans faire état des motifs pour lesquels Marcuse a dû fuir de l’Allemagne), il commence par justifier son adhésion publique de 1933 en des termes qui montrent qu’il croit qu’il est toujours dans son bon droit, n’attendait-il pas du national-socialisme un « renouvellement spirituel de la totalité de la vie ». Il affirme cependant avoir reconnu dès 1934 ce qu’il nomme son erreur politique. Puis, s’abritant derrière un mot de Jaspers selon lequel « avoir survécu, telle est notre faute », il déclare que son enseignement de 1933-1945 a préservé ses étudiants de l’idéologie nazie. Il se borne en guise de repentir à reprendre une phrase de son correspondant sur les millions de juifs anéantis par les nazis, pour dire qu’on peut maintenant ajouter qu’au lieu de juifs, on aurait pu écrire Allemands de l’Est, avec cette différence que ce qu’a fait (l’Union soviétique) depuis 1945 est mondialement connu, alors que ce qu’avaient fait les nazis demeurait caché au peuple allemand.

Ainsi, alors que la politique d’extermination nazie n’appelait chez Heidegger aucun sursaut de révolte, c’est seulement lorsque « l’essence des Allemand » lui semble menacée dans son être, après la défaite, qu’il exprime une crainte radicale. Il identifie ainsi l’essence de l’homme au seul destin des Allemands de souche et sa croyance en l’avenir de cette “essence ”demeure inentamée. Comme il l’écrit dans une phrase obscure à Rudolf Stadelmann : « Nous, Allemands, nous ne pouvons pas décliner parce que nous ne nous sommes pas encore élevés et que nous devons tout d’abord traverser la nuit ».

Dans les conférences de Brême en 1949, la négation heideggérienne de la singularité du génocide nazi revêt une expression plus radicale. Heidegger s’est gardé d’en publier certains passages de son vivant (le premier texte a été supprimé dans la première édition en 1962 et n’a été révélé qu’en 1983, il ne paraîtra qu’en 1994). Il se sert du caractère planétaire de la technique moderne pour nier la spécificité irréductible du génocide nazi et l’associer à l’une des manifestations les plus banalisées de la technicisation de l’existence, la transformation de l’agriculture en industrie.

« L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée, dans son essence la même chose que la fabrication de cadavres dans les chambres à gaz et les camps d’anéantissement, la même chose que le blocus et la réduction de pays à la famine, la même chose que la fabrication de bombes à hydrogène. »

Dans la conférence « le Danger », publiée en 1994, tout se passe comme si Heidegger s’en prenait à l’être même des victimes (8). Il énonce en effet que pouvoir mourir signifie avoir la possibilité de cette démarche.

« C’est pourquoi l’homme peut mourir si et seulement si l’être lui-même approprie l’essence de l’homme dans l’essence de l’être à partir de la vérité de son essence. La mort est l’abri de l’être dans le poème du monde. Pouvoir la mort dans son essence signifie : pouvoir mourir. Seuls ceux qui peuvent mourir sont les mortels au sens porteur de ce mot. »

Les formulations utilisées, « vérité de l’être », « poème du monde », masquent l’atrocité du propos, souligne Emmanuel Faye. Ainsi, personne ne serait mort dans les camps d’anéantissement, parce que personne de ceux qui furent exterminés ne portait dans son essence la possibilité de la mort. Ceux qui ont disparu ne pouvaient pas être sauvés par « l’être », parce qu’ils n’étaient pas des mortels, qu’ils n’étaient donc pas des hommes.

La postérité de l’œuvre et sa portée destructrice

Parmi ceux qui admirent le contenu de l’œuvre d’Heidegger, indique Emmanuel Faye, certains ne partagent pas la conception national-socialiste, d’autres, qui n’ont certainement en eux rien de nazi, s’en tiennent à la surface de l’œuvre, et ne cherchent pas à l’analyser en profondeur. Mais une fois que l’on a compris que son œuvre constitue le prolongement de l’hitlérisme et du nazisme dans la pensée, il faut, insiste-t-il, lui résister avec la même détermination que celle qui fut nécessaire pour résister au nazisme, faute de quoi on se laisse imprégner, et dominer par elle. Sinon, toute personne qui se laisse posséder par le culte de Heidegger, au point de voir en lui un grand penseur, ne risque-t-elle pas à mesure qu’elle découvre l’intensité de son nazisme, d’en conclure qu’il doit y avoir quelque chose de grand dans cette doctrine et cette pratique.

Plusieurs stratégies ont été à l’œuvre pour ériger une statue virginale à la gloire du “grand penseur”. Tantôt on a minimisé la question de l’antisémitisme, tantôt on a prétendu que le nazisme comprenait un noyau rationnel comme le fit Ernst Nolte. Le nazisme ne serait que la réaction d’auto-défense de « l’existence allemande » menacée par le bolchevisme. Dans son ouvrage, Heidegger, Politik und Geschichte im Leben und Denken (1992), Nolte justifie l’engagement nazi de Heidegger, comme relevant de son « droit historique », séparant l’histoire de toute morale humaine pour forger l’expression « droit historique », par laquelle il entend justifier l’inexcusable. Le nazisme devient un phénomène historiquement légitime, dont on peut simplement regretter qu’il ait mal tourné pour ses promoteurs. Bref, c’est la défaite de 1945, c’est l’écroulement de l’Allemagne nazie et non pas le processus d’extermination que l’on doit déplorer.

De la même façon, Heidegger avait disqualifié toute référence à la moralité. Une fois détruite l’attitude morale, il n’y a plus de limite infranchissable entre ce qui est humainement acceptable et ce qui ne l’est pas. On peut alors sans états d’âme intempestifs, en usant d’expressions aussi indéterminées que la « vérité de l’être » ou le « droit historique », promouvoir progressivement — ou brutalement si l’histoire s’accélère — les réalités les plus discriminatoires et les plus meurtrières.

Christian Tilitzki, qui se présente comme un disciple de Nolte, publie en 2002, Die deutsche Universitätphilosophie in der Weimarer Republik und im Dritten Reich, où il développe ces mêmes thèses révisionnistes. Il soutient que la position allemande de 1918 à 1945 était politiquement légitime dans une situation internationale décrite en termes de « guerre civile ». La vision du monde national-socialiste est présentée pour sa part comme contenant un « noyau rationnel », qui consiste dans « l’opposition de la particularité et de l’universalité ». Pour rendre moins inacceptable son entreprise, il affirme que le racisme n’est qu’un élément du particularisme, cette particularité n’étant autre que celle « de l’existence völkisch contre tous les universalismes ».

*

La boucle semble bouclée, lorsqu’un des admirateurs de Heidegger, François Nebout, critiquant les interprétations d’Emmanuel Faye, propose, comme pour les confirmer, cette phrase qui semble presque codée, du “plus grand philosophe du xxe siècle” :

« La patience : ce calme pressentiment qui s’éveille tandis que nous prenons fidèlement en garde ce que nous devons vouloir qu’il soit. C’est le souci se détournant de toute préoccupation bruyante pour faire retour vers le tout du Dasein. […]. La vraie patience est l’une des vertus fondamentales du philosopher, celle qui comprend que nous devons constamment dresser le bûcher avec du bois approprié et choisi, jusqu’à ce qu’il prenne feu enfin  (9).

NOTES

(*) Emmanuel Faye, L’Introduction du nazisme dans la Philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935. Paris, Bibliothèque Albin Michel Idées, 2005. Compte-rendu de Hourya Fontnova, publié dans les Cahiers pour l’Analyse concrète, 57-58.
(1) Le « questionnement » de l’œuvre d’Heidegger est réservé aux seuls herméneutes agréés, tel est le point de vue qu’expose François Nebout, lorsqu’il décrète qu’Emmanuel Faye n’a pas vraiment “lu” Heidegger.
(2) La destruction de l’ontologie cartésienne annoncée dans le plan du livre ne sera pas publiée, mais la force persuasive de la rhétorique de Heidegger, indique E. Faye, a suffi pour que des lecteurs aient tenu ce projet pour un acquis. C’est ainsi que Habermas a pu faire l’éloge de être et Temps comme accomplissant « un pas décisif sur le chemin de l’argumentation qui permettra de dépasser la philosophie de la conscience ».
(3) Après sa démission du rectorat, Heidegger participe à la création de la « Commission pour la philosophie du Droit de l’Académie pour le droit allemand », dans laquelle siègent Hans Frank, Carl Schmitt, Julius Strecher, Alfred Rosenberg. Il y joue un rôle actif au moins jusqu’en 1936 (on peut noter que cette Académie a participé à l’élaboration des lois racistes de Nuremberg de septembre 1935). à partir de 1936, il participe aux travaux des Archives Nietzsche que Hitler a honorées comme un haut lieu du nazisme.
(4) Faut-il le préciser, il ne s’agit pas du mot peuple, au sens social et politique, mais bien au sens racial, ou ethnique et “culturel”
(5) Notons à cet égard que le 13 avril 1934 peu de jours avant que sa démission du rectorat ne prenne effet, Heidegger écrit au ministère de Karlsruhe pour exiger la création qu’il réclame « depuis des mois » d’une chaire de « professeur ordinaire de doctrine raciale et de biologie héréditaire ».
(6) Ce “paradigme” de « l’auto-affirmation » est passé à la postérité, servant de fondement à toutes les logiques de “fierté” identitaire (ethnique, culturelle, religieuse, de “genre”), logiques qui impliquent le combat contre ce qui s’oppose à cette auto-affirmation, et que l’on doit alors désigner comme “l’ennemi”.
(7) La « motorisation de la Wehrmacht » est entendue par Heidegger comme « acte métaphysique », la « sélection raciale » est qualifiée de « métaphysiquement nécessaire », la défaite de la France par les armées du Reich nazi, est commentée comme le « jour où un peuple n’est plus à la hauteur de la métaphysique surgie de sa propre histoire », bref est métaphysique tout ce qui va dans le sens de l’accomplissement de la domination planétaire de l’Allemagne nazie.
(8) Notons que l’interprétation de ce texte par Emmanuel Faye est la plus vivement contestée, dans la mesure où il semble que le questionnement ou “décodage” des propos du maître doive demeurer, et pour cause, domaine réservé.
(9) Heidegger, « La philosophie de l’esprit » de Hegel, c’est nous qui soulignons.

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