Raymond Aron, « Le concept de classe » (1939)

Raymond Aron, Autour des notions classes, lutte des classes, classe dirigeante

Entre les années trente et les années soixante (XXe siècle), Raymond Aron publie plusieurs textes au sujet des classes, dans un souci théorique et empirique. À cette époque, l’URSS, aujourd’hui disparue, représentait un pôle visible d’émancipation populaire. Les classes ouvrières disposaient de partis et de syndicats puissants, engrangeant en France ou en Italie des succès électoraux massifs. Raymond Aron, gaulliste, libéral, se situe par rapport à ces pôles d’expression des classes populaires.

Curieusement, il fait remonter la théorie des classes à Marx, qui les aurait « pensées, peut-être avant qu’elles n’existent », sans en retenir ni le sens catégoriel ni la notion présente dans les grands textes de l’économie politique.

I — Comment Raymond Aron pose-t-il la question des Classes ?

— Nominalisme versus réalisme et implication pratique. Lutte et transformation impossible versus lutte et transformation possible.

Il est deux façons d’envisager les classes : par le « statut de prestige » et par la « totalité réelle ». La première conception, nous dit Aron, est nominaliste, dans la mesure où l’appartenance d’un individu à une classe dépend de « l’idée que se font les autres de la situation qu’il occupe ». La classe devient une discrimination sociale parmi d’autres, reposant sur la psychologie. Dans la seconde conception, une posture réaliste – matérialiste – est adoptée, elle consiste à considérer « la classe sociale comme un ensemble réel, défini à la fois par des faits matériels et par la conscience collective que des individus en prennent ». La stratification s’opère alors à l’intérieur de ces ensembles.

Cette différence d’approche a des implications pratiques. Si on nie le caractère réel des classes, on ne saurait envisager de luttes entre elles. « La définition réaliste, au contraire, suggère l’importance et la portée de la lutte de classes et la met en relation avec la lutte pour le pouvoir ».

Y a-t-il des critères communs de définition par-delà les lieux et les époques ? Comment les détermine-t-on ? Quelle est leur hiérarchie ? Eléments de définition.

La classe étant une catégorie centrale de la théorie marxiste, quiconque emploie ce mot se retrouve inscrit dans cette tradition, même si la notion, que l’on trouve au Moyen Âge sous le terme de divisio, préexiste à Marx. La définition en est complexe parce que la réalité l’est aussi : « vous pouvez considérer successivement la situation, l’attitude ou la conduite, l’état de conscience, la prise de conscience et le jugement que le milieu environnant porte sur le groupe lui-même. Ces différents aspects, ce n’est pas le sociologue qui les crée, ils sont dans la réalité. », professe Raymond Aron aux étudiants de son cours 1955-1956 sur les sociétés industrielles.

Définir la classe implique un choix entre des critères et leur pondération, ce qui fait, écrit-il, que l’on se retrouve « presque inévitablement solidaire d’une interprétation plus vaste de la réalité sociale ». La question est de savoir si la classe est “datée” dans le temps, si elle est caractéristique d’un lieu donné ou si au contraire elle est une catégorie commune à toutes les contrées et à toutes les époques. En cas de réponse affirmative, il faut « voir s’il y a des caractères communs aux classes appartenant à des sociétés de structure différente », trouver « l’identité profonde des phénomènes superficiellement différents » à de nombreux points de vue : statut juridique, relations entre eux, nature de l’activité, fondement de l’autorité de la classe supérieure, origine des distinctions sociales. Il est facile de savoir ce que la classe n’est pas (facteurs de religion, de parenté, de sang, de terre), il est moins facile de définir ce qu’elle est.

— Examen du critère économique (place dans les rapports de production, revenu), lutte pour la répartition de la richesse, passage à une dimension politique. Articulation de la théorie des classes à la théorie du pouvoir.

En 1939, dans « Le concept de classe », Raymond Aron formule une objection aux définitions se fondant sur le critère traditionnel de l’origine du revenu, tel qu’il est retenu par l’économie politique traditionnelle (Smith, Sismondi) et par Marx. D’abord, « on ne saurait passer d’une division pragmatique des sources typiques de revenus à une division sociologique des classes », parce que les individus disposant de la même source de revenu sont différents et se trouvent en concurrence. Si « [la] détermination des classes ne se confond pas avec celle des types de revenus », il admet que « les grands ensembles dans lesquels se distribuent les groupes sociaux, et qui jouent historiquement un rôle décisif, se caractérisent par « une place dans le système économique […] dans le capitalisme idéal, les divisions sociales dépendent des facteurs économiques, c’est-à-dire, plutôt que du chiffre des revenus ou de la qualité du métier, des rapports de production. Les une possèdent les instruments de production, les autres en sont réduits à louer leur force de travail ». Par contre, il rejette la théorie économique de Marx, tel qu’elle se pose dans le Capital : le lien entre le double caractère de la marchandise et la division en classes n’est pas établi.

Entre ces classes, écrit-il en 1962 « il y a une rivalité, légitime et inévitable, pour la répartition des ressources collectives ». Chaque classe réclamant la conservation ou l’amélioration de son sort, par la protestation ou la prise d’influence, voire la transformation du système, la lutte des classes n’est plus simplement économique mais devient politique. « La lutte des classes serait ainsi une donnée positive en un double sens : mais, qu’elle agisse sur la vie économique ou ait pour enjeu la destinée du système lui-même, à l’intérieur de l’ordre capitaliste, pour ou contre cet ordre, elle est essentiellement politique ».

— La conscience de classe ne préexiste pas à la classe ; elle n’émane pas non plus mécaniquement de l’appartenance à une classe.

Raymond Aron ne pense pas que “l’idée” préexiste à “la chose”. Mais à la différence de l’appartenance à un ordre – chacun savait s’il était noble ou vilain, la conscience individuelle d’appartenir à une classe est loin d’aller de soi.

Si on considère maintenant l’échelle collective, « des gens peuvent penser de la même façon sans avoir conscience de leur unité, bien qu’étant très différents à beaucoup d’égards. Il n’y a jamais d’unité complète ni de situation, ni d’attitude, ni d’état de conscience, ni de prise de conscience. »

Et quand bien même il y aurait conscience de l’unité, cela ne débouche pas nécessairement sur une révolution. Commentant la formule de Marx « le prolétariat sera révolutionnaire ou ne sera pas » *, Aron lui oppose le contre exemple du Labour Party anglais, composé d’ouvriers qui sont conscientes de leur unité sans vouloir mener une révolution.

Il est facile de définir les deux grandes classes sur un critère économique, mais qu’en est-il de ceux qui sont entre ces deux classes ?

Si la catégorie classe peut s’appliquer sans problème à la bourgeoisie et au prolétariat industriel, on rencontre un problème pour en faire de même avec les « groupes sociaux assez hétérogènes, situés entre le prolétariat industriel et la grande bourgeoisie ». Suivant Marx, il se pose la question : « Que deviennent les groupes qui ne participent pas directement à la lutte des deux forces rivales ? Quels sont leur place, leur rôle, leur attitude ? On se préoccupe des classes moyennes, lorsque la société est ébranlée et la structure sociale remise en question ». Elle ne saurait avoir d’unité qui ne serait « partielle et abstraite », et seule une idéologie serait susceptible de la lui conférer.

— C’est toujours une « minorité » / « oligarchie » / « catégories  dirigeantes » qui exercent le pouvoir (même en URSS) => transition vers

En langue anglaise, on parle d’establishment, de ruling class ou de power elite.

Raymond Aron pose l’existence de ces minorités dirigeantes dans toutes les sociétés.

II — Une question particulière. Faut-il parler de « catégories dirigeantes » ou de « classe dirigeante ? »

— Qu’est-ce que diriger ? « avoir une influence sur le gouvernement de la société » (Aron) ; « la faculté d’exercer une influence notable sur les affaires de la collectivité » (Meynaud). Et pour donner la direction à l’ensemble de la société (sens 2), il faut avoir cette influence, cet exercice du pouvoir.

Dans son cours de 1955-56 (« Élite divisée et élite unifiée »), Raymond Aron explique que trois articulations sont envisageables entre la théorie des classes et la théorie du pouvoir : les « théoriciens des classes », marxistes ou non, voient les choses en termes de lutte entre les classes pour le pouvoir ; la sociologie empirique observe que chaque société est pourvue d’élites dirigeantes ; la théorie de la classe dirigeante (minorité de Machiavel, Pareto, Meynaud). Dans ce dernier cas, le mot « classe » a-t-il la même valeur que dans le syntagme « classe sociale », interroge Aron ?

Diriger, chez le penseur, c’est exercer le pouvoir. La « classe dirigeante », ce serait « cette minorité plus ou moins cohérente, consciente d’elle-même, qui règne sur toute la société ». Ce n’est pas donner la direction pour toute la société. Mais, ajouterait son contradicteur Jean Meynaud, s’emparer du pouvoir et l’exercer est indispensable pour imprimer une direction à la société.

— Contenu de ces catégories : classe politique, gestionnaires, fonctionnaires publics, syndicalistes et intellectuels ou cléricaux, et divisions internes qui sont sur le devant de la scène.

Les « catégories dirigeantes », selon Aron, se décomposent en deux : détenteurs d’un pouvoir temporel et d’un pouvoir spirituel, suivant Auguste Comte et aussi la distinction traditionnelle. Parmi les premiers, on trouve le personnel politique et la classe politique, les gestionnaires des moyens de production, les lobbies, les secrétaires de syndicats ou meneurs de masses. Parmi les seconds, on distingue les chefs des églises et les clercs ou intellectuels, dont les journalistes, les universitaires, les experts et les artistes ou écrivains. Toutes ces catégories, explique Aron, sont traversées par des rivalités, par exemple entre les gestionnaires et les fonctionnaires au service de la collectivité. Par ailleurs, malgré les multiples et fortes influences qui s’exercent dessus, ils sont susceptible de se constituer en corps intermédiaires – l’expression n’est pas d’Aron.

« En ce qui concerne la rivalité des hommes politiques, il faut comprendre qu’un système de partis multiples ne fonctionne bien que dans la mesure où la lutte, pour réelle qu’elle soit, camoufle un certain accord ». S’il y a désaccord sur un « problème vital, le fonctionnement du système devient difficile ». Par-delà les disputes de bas étage, les élites françaises seraient-elles rendues à une division sur des enjeux vitaux ?

— Peut-on appliquer le concept de classe à ces individus et groupes influents très différents. Y a-t-il des éléments communs absolus ? (Débat Aron-Meynaud 1963)

En 1963 se tient à l’Association française de Science politique une table ronde, marquée par une controverse entre l’italianiste Jean Meynaud, auteur d’un Rapport sur la classe dirigeante italienne (1964) et Raymond Aron, pour qui l’hétérogénéité de ses éléments est insurmontable, ce qui le conduit à préférer l’appellation de « catégories dirigeantes », définies comme ces « minorités qui occupent des positions ou accomplissent des fonctions telles qu’elles ne peuvent pas ne pas avoir une influence sur le gouvernement de la société ». Afin de défendre la pertinence de la notion de « classe dirigeante » – « classe » prenant chez lui le sens de « structure oligarchique d’influence », Meynaud examine, pour le cas italien, chaque catégorie la composant pour ensuite tenter une définition générale : « La classe dirigeante, c’est donc une couche de provenance, plus la structure oligarchique d’influence (le terme incluant l’autorité) qui anime et surveille le déroulement de la vie sociale dans ses grandes lignes. En son sens le plus précis et le plus significatif, l’étude de la classe dirigeante ainsi définie revient à analyser l’exercice de l’autorité sous l’angle de la stratification sociale ». Cependant, à plusieurs endroits de son rapport, il retombe sur l’immense hétérogénéité de cette « classe dirigeante » : « la composition de la structure oligarchique et l’influence respective des divers éléments qui la constituent ne sont pas uniformes ». Le problème n’est pas tranché pour Raymond Aron, qui objecte « La multiplication des catégories dirigeantes étant donnée dans toutes les sociétés industrielles, la notion de classe dirigeante dissimule le problème plutôt qu’elle ne l’éclaire. » Et de proposer une méthode d’analyse fine : « Il convient d’étudier, en chaque collectivité, comment s’organisent les catégories dirigeantes, jusqu’à quel point elles sont séparées ou unifiées, quel est leur style et leur compétition ». Cette méthode peut être appliquée au regard du critère de l’économie politique classique de l’origine du revenu et de son mode d’appropriation.

— Problème de l’autonomie de ces catégories par rapport aux classes déterminantes (bourgeoisie et prolétariat) ? Par rapport à des éléments de ces classes (par exemple lobby pharmaceutique ?)

Meynaud comme Aron accordent énormément d’importance à la notion d’influence. Mais on ne saurait dire qu’une classe influe directement sur les hommes politiques, par exemple. En ce sens, Aron refuse de suivre l’idée de la manipulation par une ploutocratie, pour la simple raison qu’au sein de cet ensemble, les intérêts divergent : industriels, banquiers et lobbies essayent d’influencer les politiques, mais chacun de leur côté. En d’autres termes, la possession des moyens de production n’est pas la source unique du pouvoir. Dans un régime démocratique, il y a même dissociation entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui détiennent les moyens de production, les premiers pouvant constituer des corps intermédiaires autonomes.

Ces questionnements nous conduisent à revenir à deux conceptions du politique. Soit les élites politiques satisfont tour à tour aux pressions de groupes aux visées contradictoires dans une logique d’addition, soit elles font l’effort de pondérer ces influences en fonction de l’intérêt commun.

— Problème de la représentation : ces catégories/cette classe est intermédiaire entre le souverain (sujet qui donne la loi) et le souverain (sujet sur lequel s’appliquent les lois).

Raymond Aron part de l’idée que jamais le peuple (Contrat social) ni le prolétariat (Lénine) n’exercent effectivement le pouvoir, défini comme « l’ensemble de ceux qui commandent à la société tout entière au nom de tous ». Mais alors, « le pouvoir d’une minorité dirigeante était-il compatible avec la théorie de la volonté générale ? » et « quelles sont les relations entre ceux qui prennent les décisions et les autres ? »

SOURCES
Aron, Raymond, « Le concept de classe », in Inventaires, III, Classes moyennes, Paris, Félix Alcan, 1939, p. 7-27. Recueilli dans Les sociétés modernes, Paris, PUF, 2006 [1972], p. 461-472.
Aron, Raymond, La lutte de classes. Nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Paris, Gallimard, 1964
Aron, Raymond, « Catégories dirigeantes ou classe dirigeante », in Revue française de science politique, XV, 1, 1965, p. 7-22. Recueilli dans Les sociétés modernes, Paris, PUF, 2006 [1972], p. 545-564.
Meynaud, Jean, « Rapport sur la classe dirigeante italienne », Lausanne, 1964, Collection Études de science politique , n° 9. http://classiques.uqac.ca/contemporains/meynaud_jean/rapport_classe_italienne/rapport_classe_dirigeante_italienne.doc#_[p._282]_I.
Genieys, William, « Nouveaux regards sur les élites du politique. », Revue française de science politique 1/2006 (Vol. 56) , p. 121-147
URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2006-1-page-121.htm

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