4. Processus de déconstitution de la conscience et de la conscience de classe

Cet exposé reproduit une contribution « Convocation des “subjectivités” et destitution des sujets historiques », parue dans les Cahiers pour l’Analyse concrète n° 76-77. Peut-on parler de subjectivités de classes ? Centre de Sociologie Historique, 2016.

Remarques liminaires

Dans le cours sur les classes sociales, les contributions portaient pour l’essentiel sur la prise en considération des différentes classes au regard de leurs détermination “primaires”, c’est-à-dire au regard de la “place” qu’elles occupent au sein des rapports sociaux de production et d’échange. Le thème des représentations et conceptions que l’on se fait des différentes classes et catégories sociales, ou qu’elles se font d’elles-mêmes, n’était pris en compte que de façon incidente. Il était toutefois postulé que lors même qu’aucune représentation de la réalité des classes sociales ne soit ou ne puisse être exprimée, voire que l’on en vienne dans certaines conjonctures à en dénier jusqu’à l’existence, celles-ci n’en demeuraient pas moins “objectivement” déterminées, en tant qu’objets de la réalité sociale. Ce que le sociologue Raymond Aron signalait déjà en 1955.

« [Moins la situation historique favorise la prise de conscience entre être et conscience de classe] moins la classe [en elle-même] semble exister. Nous sommes dans cette situation, où la perte de “visibilité” sociale et politique semble, du moins pour les esprits tournés à l’immédiat, avoir aboli son être même, sa réalité et son rôle historique. » (*).

En portant l’accent sur la base “matérielle” de l’existence des classes, il n’était nullement question de nier l’effectivité de ce que l’on nommera ici les aspects “subjectifs” : représentations du monde et d’eux-mêmes que se font les individus et groupes humains constitués en sujets socialement identifiés, toujours au regard de la “place” qu’ils occupent au sein des grands rapports sociaux. A l’encontre de certains courants d’idées qui stipulaient que seule les représentations ou les opinions “font” les classes, ou que celles-ci ne se définissent que par leur “appartenance” à des “cultures” ou par des “habitus” spécifiques, on affirmait et l’on affirme toujours, que les “subjectivités de classe”, si l’on tient à cette formulation peu éclairante, ne peuvent être posées indépendamment des données “objectives”, substrats nécessaires, quoique non suffisants, pour que puissent être formés des “sujets collectifs”. Ce que Raymond Aron, dans la conjoncture intellectuelle des années 60 du précédent siècle, avait tenu à souligner. Selon lui en effet, les variables subjectives des différentes classes sont toujours à analyser en relation avec les variables objectives, lors même que la “conscience sociale” ne se confond pas avec “l’être social” dans son objectivité.

Dans ce chapitre, on portera l’accent sur les aspects “subjectifs” touchant aux diverses façons d’analyser les classes ou groupes sociaux (non sur les classes elles-mêmes), en s’interrogeant sur la notion de “subjectivité de classe”, et autres présumées “subjectivités” comme sur la relation entre positionnement sociaux “objectifs” et aspects “subjectifs”.

(*) Raymond Aron, « La classe comme représentation et comme volonté », Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 38, janv-juin 1965.

 

La mise en avant des “subjectivités” comme procès de déconstitution des sujets historiques et politiques

Quel sens donner à la formulation “subjectivités de classes” et plus généralement à la notion de “subjectivité” qui recouvre aujourd’hui des usages divers ? On peut en effet parler de “subjectivité de genre”, de “subjectivité occidentale”, de “subjectivité du désir d’Occident” (Badiou), voire de “subjectivité ethnique ou de race”, de “subjectivité de l’homme blanc”, ou encore de “subjectivité sociale mondiale”, etc., subjectivités censées régir de façon immanente les comportements et les luttes de présumés sujets collectifs difficilement identifiables. Comme si le mot de subjectivité ne renvoyait plus vraiment à des sujets institués, susceptibles comme tels de développer une conscience réflexive d’eux-mêmes et du monde.

Evacuation des rapports sociaux au profit des “rapports de domination

De par le radical sur lequel est formé le mot de “subjectivité”, il peut sembler aller de soi que, s’agissant d’êtres individuels ou d’êtres “collectifs”, toute subjectivité se rapporte d’une façon ou d’une autre à un “sujet”, capable de porter et exprimer cette subjectivité, les sujets se trouvant eux-mêmes identifiés au regard d’un certain nombre de caractérisations dans la réalité “objective”. Plus spécialement, lorsqu’il est question de sujets sociaux, tels les classes, on ne pourrait pas rendre compte de leurs “subjectivités” si l’on ignore à quels groupes sociaux ces subjectivités sont rapportées, et si l’on ne peut les définir en fonction de critères sociaux, (positionnement dans la société, au sein de rapports sociaux déterminés). Pour que l’on puisse parler de subjectivité de classe, la référence à un sujet “objectivement” défini se révèlerait donc indispensable.

Dans un article, « Classe sociale objective, classe sociale subjective et comportement électoral » (1), paru en 1971 dans le cadre d’une autre conjoncture intellectuelle et politique, c’est ainsi que se trouvait posée la question du lien entre positionnement social des différentes classes, et, dans certaines limites, leurs opinions, représentations et/ou comportements. La « classe sociale subjective » se trouvait mise en relation avec la « classe sociale objective », elle-même définie comme «  type de groupement constitué en fonction d’un ensemble de caractéristiques liées à la situation professionnelle de ceux qui en font partie : secteur et type d’activité (productive ou non productive, industrielle ou agricole, etc.), statut (“patron”, “indépendant” ou salarié), situation hiérarchique, nature et niveau de revenu (salaire, traitement, pension, bénéfice, gages, honoraires, rente, etc.) ». Le positionnement “objectif” des différentes classes ou catégories était ici conçu en termes de “rapports sociaux” de production et d’échange, déterminant de « vastes ensembles [humains] distincts par leur participation à la création et à la répartition du produit social » (2).

Dans la littérature contemporaine la mise en relation des données objectives et subjectives, [sans confusion entre les registres], n’est plus guère prisée. Les “subjectivités”, ou “nouvelles subjectivités” mises à l’avant scène ne semblent plus avoir pour support des sujets collectifs socialement ou historiquement identifiables. Les subjectivités se rapportent principalement à des assemblages humains, “transversaux”, “hétérogènes” au regard d’un positionnement social, souvent “fluctuants”, “précaires” et non “représentables”, agrégeant des êtres humains non individués, “anonymes”, en fonction de données immanentes, ou de “liens invisibles”, hors de tout processus d’institution en véritables sujets. Ce qui ferait lien résulterait d’identifications selon des “origines”, des “genres”, des substrats “biologiques”, des pulsions, des affects (3) ou “élans vitaux”, hors de toute emprise subjective consciente. Le sujet institué, se présente ici comme « pire ennemi de la subjectivité » (Guattari). Les “subjectivités” sont référées à des “cultures” particulières, voire à des continents, des “races”, des “orientations sexuelles”, se présentant comme autant de pseudo sujets. Et lors même que l’on peut encore (rarement) parler de “subjectivités” s’appliquant à des classes, celles-ci ne sont pas socialement définies, alors même lorsque l’on peut user de la formulation “rapports sociaux de classe” (4).

Les “rapports sociaux” en effet eux-mêmes ne se déterminent plus en fonction de l’architecture économique et sociale d’un régime de production, seules les relations de “domination” et de “pouvoir” (non les rapports d’exploitation) aux contours indécis, paraissent prises en compte. La délimitation des diverses subjectivités se décide au gré de la propre “subjectivité” de ceux qui en projettent les réalités “existentielles”, indépendamment de toute analyse de leur situation “objective” dans le champ économique, social et politique, toujours au seul regard du rapport dominant/dominé, lui-même construit tautologiquement en fonction de ce que l’on a présupposé. De la sorte, pour prendre un exemple simplifié, le summum de la domination imposée se trouve nécessairement du côté de l’homme blanc (5), le plus souvent hétérosexuel, participant du camp “occidental”. On peut sur cette base imaginer où se situe le summum de la domination subie. On tend ainsi à placer d’office dans le camp des “dominés” une femme africaine noire, fût-elle financière(e), ou haut(e) responsable politique, et dans le camp des “dominants”, un ouvrier ou un chômeur, français, blanc, participant de la subjectivité “occidentale”. Il s’agit là, on l’admet, de modèles caricaturaux. Toutefois, dès que l’on s’efforce d’ajouter ou combiner les critères censés caractériser les différentes “subjectivités”, au regard du rapport de domination, la mise en forme rationnelle des différents éléments se présente comme casse-tête insoluble.

Déconstitution des sujets historiques et déferlement “barbare” de « multiplicités subjectives »

Si l’on se reporte un demi-siècle en arrière, dans le cadre de la formation historique française, les mots et les notions de subjectif ou de subjectivité (caractère de ce qui est subjectif), se rapportaient d’une manière ou d’une autre, dans la langue ordinaire et savante, à la notion de sujet : qu’il s’agisse de sujets individuels, du sujet (humain) de la connaissance, de sujets historiques et politiques (dont les classes sociales). La notion de sujet (subjectum, hupokeinemon) valait elle-même le plus couramment pour désigner une entité sous-jacente, relativement stable, identifiable, persistant au travers des multiples déterminations ou accidents qui peuvent l’affecter. Une capacité de conscience réflexive se trouvait aussi rapportée à la notion de sujet. Les sujets humains se trouvaient posés en tant que supports de représentations, et comme tels capables tout à la fois de penser le monde extérieur et de se penser eux-mêmes comme objets. Le sujet ne se concevait pas dans une confusion ou adhérence entre facteurs subjectifs et objectifs, en tant que simple flux de “vécus”, de “ressentis”, de simples “vouloirs vivre” et instincts vitaux, ou de “collection disparate d’idées” sans principe interne d’unification (6). L’institution d’un être en sujet (ou processus de subjectivation) supposait une relative maîtrise consciente de ses actes, l’établissement d’un lien entre connaissance et volonté, la subordination de la conscience de soi à une connaissance de soi et du monde (7). Quant à la subjectivité, elle valait comme fonction synthétique, conférant unité aux représentations et visées du sujet. C’est ainsi que, sur le substrat d’une unité “naturelle”, pouvaient s’instituer (se construire) des sujets individués. On pouvait aussi concevoir que des sujets collectifs (“unité par construction”) puissent se constituer de par une pratique historique commune : tels le peuple, la bourgeoisie, le prolétariat, ou encore la nation. En fonction d’une telle conception du sujet, la notion de “subjectivité” pouvait être rapportée à des sujets individuels comme à des sujets collectifs, pourvu qu’ils soient socialement, historiquement et politiquement institués. En ce sens on pouvait parler de « conscience de classe » ou de « classe pour soi » se développant en relation avec un support, la « classe en soi ». Celle-ci toutefois ne pouvait se définir par un « autoréférencement » solipsiste immanent (comme le postule, entre autre le tandem Guattari/Deleuze), mais par la connaissance de son positionnement objectif au sein des rapports de classes, dans le cadre d’un régime social déterminé.

Dans la conjoncture des années 60, ces significations basiques des termes sujet, sujet social et historique, et subjectivité, se sont trouvées progressivement subverties, en même temps que la notion de classe elle-même paraissait se poser indépendamment de tout substrat social. Des courants d’idées se revendiquant eux-mêmes de visées “déconstructrices” furent les vecteurs d’une telle subversion dans le sillage de mouvances para philosophiques, pour partie “allogènes” (8) (notamment heideggérienne ou schmittienne, plus ou moins recyclées dans le style français), pour partie redevables des idéologues de la contre-révolution française (9). Ces courants d’idées se propagèrent dans la moyenne et petite intelligentsia, sans que l’on perçoive toujours d’où jaillissait la source, ni que l’on comprenne la signification littérale, mais aussi historique et politique d’une telle “déconstruction”. L’offensive sur le terrain de l’idéologie relayait en effet des menées moins idéelles, qui, dans la pratique, visaient à destituer des sujets historiques concrets (tels le peuple, le prolétariat, les nations, les régimes sociaux hors de l’orbe capitaliste (10), à fin d’y substituer des ensembles humains informes, et, comme tels peu susceptibles de se constituer en sujets, et sujets souverains, capables de remettre en cause les fondements de l’ordre établi. Cela se fit parfois en toute conscience pour les principaux auteurs participant de cette mouvance, souvent “à l’insu de leur plein gré” et de celui de leurs émules.

Au plan des idées, la propagation de ces visées déconstructrices, a marqué, comme le signale Frédéric Rambeau (11) une rupture, avec l’histoire, la causalité historique, les motifs conscients de pratiques politiques humaines, orientées en vue de finalités d’ordre historique (12). La mise en mouvement des “subjectivités”, chaque “subjectivité” “auto référencée” s’opposant à d’autres “subjectivités” inaugurait la retombée dans le règne barbare de la guerre de tous contre tous, sur le modèle de Carl Schmitt du combat entre “ennemis existentiels”.

Au plan des luttes concrètes, l’évacuation des sujets politiques et historiques devait laisser place au déferlement, plus ou moins anarchique, de forces aveugles (ou aveuglées), dont on cherchait à mobiliser “l’élan vital” contre toute “institution”, c’est-à-dire contre les institutions politiques de classe et les formations historiquement constituées (nations, Etats souverains), et plus spécialement encore contre les « grands sujets mondiaux » (dans un premier temps, il s’agissait de l’URSS (13) et du grand Satan capitaliste : l’Empire, les Etats-Unis d’Amérique). En langue d’Esope, ces visées déconstructrices contre les entités mondiales instituées (qu’on admette ou non leur légitimité), se posaient comme mouvement non entravé de la « multitude mondialisée », ou expression multiforme d’une « subjectivité mondiale, porteuse de vie et de désir », « transversale aux ensembles institutionnels […] qui prétendent gouverner le monde », ou encore au prétexte de mobiliser, contre toute institution, tous ceux que l’on plaçait d’office en position de dominés (parfois en usant d’un verbiage “révolutionnaire”, “anticapitaliste”, ou sur le terrain d’un marxisme subverti). Il s’agissait par une stratégie réticulaire (“rhizomes”) de travailler à dissoudre les formations historiques et d’étendre la barbarie, au-delà même de ses « anciens limes de délimitation » (14). C’est en ce sens que Félix Guattari pouvait exalter le déploiement de marginalités, “multiplicités subjectives” participant de la “subjectivité contemporaine”, à fin de légitimer toute modalité de subversion contre les ensembles institués (Etats, mais aussi organisations de classe), y compris les modalités violentes et terroristes de combat.

« Les Palestiniens, les Polonais de Solidarnosc, les Iraniens fanatiques de Khomeiny, chacun à leur façon, se mettent en travers de l’histoire. C’est même leur façon de faire l’histoire. Et aussi les terroristes de Beyrouth, ces gens impossibles, condamnables en tout point, mais qui n’en sont pas moins porteurs de traits inconscients de la subjectivité contemporaine » (15).

Depuis lors, les choses bien sûr ont évolué. Tandis que se trouvaient destitués les sujets (politiques, historiques), la “production” de subjectivités porteuses de “fanatisation” s’est déployée dans “l’espace mondial”, et jusqu’à l’intérieur des frontières antiques qui marquaient la séparation entre civilisation et barbarie. Nous sommes enfin entrés dans cette « troisième voie » que requérait Guattari le prophète, celle du combat multipolaire, informe, de “subjectivités” “processuelles”, “auto référencés » contre toute institution. La troisième voie du «  compromis barbare » s’est projetée « au grand large de la société mondiale » (16).

Il serait inéquitable de rapporter la “production” des processus de fanatisation aux seuls discours d’un Guattari ou d’un Deleuze, voire même à la “multitude” des idéologues qui ont participé de cette offensive sur le terrain de l’idéologie. Comme eux-mêmes, porte-parole d’un courant de pensée, sans doute en voie d’épuisement historique, ils n’ont fait, selon leurs propres thèses, qu’exprimer les visées de combats beaucoup moins idéels contre les formes de groupement humain historiquement instituées. Ces combats pourtant ne sont pas vraiment portés par la ou les subjectivité(s) de la “multitude mondiale”, ou du moins ils se posent en extériorité par rapport à « la cause du peuple », des peuples. Ils répondent, plus vraisemblablement, à des visées de redistribution de “l’espace mondial” entre puissances, pour lesquelles la mise en branle de forces pulsionnelles se trouve requise. Ce qu’un Carl Schmitt en son temps, nommait une guerre ayant pour enjeu « l’ordre spatial » mondial (espace tout autant économique et politique), qu’on voudrait voir « libéré de toute chaîne », notamment des chaînes d’un droit international institué, à vocation universelle, bref pour que l’on puisse revenir au “libre jeu” du combat entre hordes.

La mise en branle de “subjectivités” mondialisées fait en effet écho au thème du combat de partisans, tel que l’exposait Carl Schmitt. Pour imposer un ordre “nouveau” du monde [nouveau Nomos de la terre], il s’agissait en effet de mobiliser « l’arme des faibles », des « victimes », sous la figure du partisan, être “tellurique”, doué de “force vitale”, et comme tel capable de jouer un rôle décisif pour imposer une nouvelle répartition de l’espace mondial, ceci par le moyen d’une « guerre civile mondiale », contre « l’ennemi », c’est-à-dire contre tous ceux, qui, de par leurs prétentions universalistes, s’opposaient au déploiement « existentiel » des forces “telluriques” en mouvement.

« La liberté, c’est la liberté de mouvement, il n’y en a point d’autre. Qu’il est épouvantable le monde où il n’y a plus de l’étranger [à combattre], mais seulement l’intérieur, plus d’issue vers la liberté au dehors, plus de champ libre où les forces se mesurent et s’éprouvent librement ». (Nomos de la terre)

Ceci dit en passant, car tel n’est pas l’objet de ce Cours. Revenons à nos moutons, les aspects subjectifs de l’analyse des classes.

 

Mise au premier plan de “subjectivités autoréférencées” et persistance des rapports sociaux de classe

La production et la promotion, en idée, de “nouvelles subjectivités” ne modifie pas la nature des rapports sociaux dans les sociétés modernes. Elle ne fait pas disparaître les classes, telles qu’elles sont produites et reproduites par le régime capitaliste de production. Poser en idée la prévalence des rapports de domination, ou l’inégalité entre sexes ou genres, ne fait disparaître ni le rapport d’exploitation d’une classe par une (ou des) autre(s), ni les inégalités d’ordre économique, politique et social qui se manifestent entre êtres humains ordinaires (quelle que soit leur “subjectivité” selon le genre, le sexe, ou “l’origine”). On ne peut ainsi considérer comme obsolète l’objet de ce cours qui porte sur les relations toutes prosaïques que l’on peut établir entre représentations du monde social, intérêts, aspirations des différentes classes et catégories sociales, et, leurs caractérisations sociales “objectives” au sein de ce monde.

Analyser, ou simplement décrire cette relation ne constitue pas une nouveauté. On en proposera ici un aperçu succinct. Sous l’Ancien régime, plusieurs auteurs ont posé cette relation. Certains d’entre eux ont aussi mis en scène les souhaits, désirs, vouloirs, de différents groupes sociaux, en tant qu’expression de sujets collectifs doués de conscience et de volonté propres.

Ainsi, en 1422, Alain Chartier, dans son Quadrilogue invectif, donne la parole aux trois états de la société du temps, les nobles (les chevaliers), les clercs et le peuple. Il fait aussi entendre la personne “France”, dont le discours expose la nécessité de viser une finalité commune pour maintenir l’unité de la nation : viser le « bien public » pour la « commune salvation ». Ce qui, selon la locutrice France, menace ce bien public, ce sont alors les périls extérieurs, et plus encore les “discords” entre les trois états, chacun luttant pour ses intérêts propres. Dans ce Quadrilogue, les motifs — légitimes ou non — des “vitupérations” des diverses classes (“états”) de la population ne sont pas occultés, ils sont appréciés en fonction des positions sociales de chacun, leurs contradictions “objectives”, qui, dans une certaine mesure, rendent compte de leurs doléances et/ou justifications respectives (17).

« […] j’ai composé ce petit traité que j’appelle Quadrilogue, pour ce que en quatre personnages est cette œuvre comprise [le quatrième personnage est France], et est dit invectif, en tant qu’il procède par manière d’envahissement de paroles […]. Qu’on ne veuille pas lire une partie sans l’autre, afin que tout le blâme ne soit pas mis sur un seul état. »

Bien que le contexte soit très différent [notamment au regard de l’état de guerre et des luttes partisanes violentes qui y sont associées dans la France du début du XVe siècle], ces doléances et justifications ne sont pas sans faire parfois écho à notre contemporanéité, pour peu que l’on ne s’arrête pas aux caractérisations sociales du temps (en termes de noblesse ou de clergé), et qu’on s’attache davantage aux positionnements sociaux, en interdépendance contradictoire, ceux-ci ne renvoient pas toujours à des temps révolus. On en propose quelques illustrations.

Le peuple : « Le labour de mes mains nourrist les lasches et les oyseux et ilz me persécutent de faim et de glaive. Je soustien leur vie à la sueur et travail de mon corps et ils guerroient la moye par leurs outraiges dont je suys en mendicité. Ilz vivent de moi et je meurs pour eulx. […] Malheur a perdu son espérance… »
« Je suis comme l’asne qui soustient fardel importable […] Haa, chetif douloureux, dont vient ceste usance qui a si bestourné l’ordre de justice que chacun a sur moi tant de droit comme sa force lui en donne. »
«  Le peuple […] est membre notable d’un royaume, sans lesquels les nobles et le clergé ne peuvent suffire à faire corps de police ni à soutenir leurs etats ni leur vie. »
« Les ennemis sont combatuz de parole et je le suis de fait. »
France : « Les nobles crient aux armes, mais ils courent à l’argent ; le clergé et les conseillers parlent à double visage […] le peuple veut être gardé en sûreté [et n’a plus la patience] de souffrir sujétion et seigneurie. »

Contrairement à la personne France, les catégories non populaires (les nobles, le haut clergé, les riches) mises en scène par Alain Chartier, déclinent toute légitimité à la parole du peuple. Pour ces catégories, plus spécialement pour le noble, le peuple se présente comme « outrecuidant », toujours « dans l’erreur », dans « l’aveuglement », « la folie », ses paroles sont séditieuses et « mensongères ». Il convoite « ce qui lui est le plus contraire » et prétend priver de leurs biens ceux qui travaillent au bien public (18). Et même si l’on peut reconnaître la réalité des « douleurs » qui l’affectent, nulle justification ne peut être accordée au « vouloir  du peuple », et ses « horribles excès », réputées conduire l’ensemble de la société à la ruine. De la sorte, le peuple, qui ne sait pas « mettre frein à ses désirs » et veut toujours « le contraire de ce qu’il doit », ne peut « se plaindre à raison ».

Dans le Quadrilogue, les arguments de ceux qui se situent au-dessus du peuple sont contredits par le discours de celui-ci. Alain Chartier ne néglige pas ce qui nourrit le “murmure” souvent séditieux du peuple. Il donne à voir les contradictions “objectives” entre celui-ci et les classes (ou ordres) qui détiennent la richesse, les leviers sociaux et politiques. Le murmure du peuple n’est pas “autoréférencé”, dans le registre de l’inconscient, de la folie, il se forme en réaction à « l’outrage des plus grands », aux méfaits sociaux qu’ils engendrent.

Le peuple : « Or je vois bien que violence se donne droit par la force ou elle n’a rien, en semblable manière l’outrecuidance veut confondre la vérité par d’hautaines paroles et se décharger de ses œuvres vitupérables sur ceux qui n’en peuvent rien. »
« Tu dis que par ma folle erreur et les partis que j’ai déloyeusement soutenus est cette confusion et maleurtée survenue. Si je te réponds que la folie des moindres hommes est fondée sur l’outrage des plus grands. »
« Votre démesurée vie et votre désordonné gouvernement est cause de notre impatience et commencement de nos maux, car lorsque les biens et les richesses multipliaient par le royaume et que les finances y abondaient comme source d’eau vive, vos pompes démesurées, vos oisivetés aouillées de toutes délices et la méconnaissance de vous-mêmes vous avait déjà bestourné le sens, et ambition d’état, convoitise d’avoir et envie de gouverner, commençaient à mener à la confusion où vous êtes. »
« Et comme la soif croît et augmente aux hydropiques en buvant, ainsi celui qui plus en avait, plus en convoitait avoir. La voix du peuple est comme les mouettes qui par leur cri dénoncent les flots de la mer, car nos paroles que tu appelles murmure, signifiaient dès lors les méfaits qui pour ces causes devaient advenir. »

Le texte d’Alain Chartier est particulièrement remarquable mais la mise en relation qu’il met en évidence entre positions objectives et subjectives des différents groupes sociaux, n’est pas un phénomène isolé. Le ministre Necker, un peu plus de trois siècles plus tard, en propose un autre exemple, cette fois-ci dans un registre théorique. Necker constate en effet que selon la “place” occupée par les différentes classes dans l’ensemble social, des visées, des intérêts, distincts, contradictoires sont formulés, qu’ils conduisant à envisager de façon différente les grandes questions sociales et, le cas échéant, à produire les conditions d’une «  lutte terrible entre les classes ».

« Si l’on jette un coup d’oeil sur l’intérieur de la société, l’on y voit les diverses classes qui la composent envisager cet objet [question de la législation sur les grains], d’une manière absolument différente, parce que l’attention des hommes […] est presque toujours fixé par leur intérêt sans qu’ils aient la volonté d’être injustes. »
« Le propriétaire ne voit dans le blé qu’un produit de la terre et de ses soins ; il veut en disposer comme de ses autres revenus. Le négociant n’aperçoit dans cette denrée qu’une marchandise qu’il veut pouvoir vendre uniquement au gré de son intérêt. Le peuple envisage le blé comme un élément nécessaire à sa subsistance, il veut que les lois lui garantissent la possibilité de vivre de son travail. Luttant pour leurs propres intérêts, ces trois classes invoquent des principes élevés répondant à ces derniers : le seigneur terrien invoque le droit de propriété, le marchand la liberté du commerce, le peuple le droit de l’humanité. »

Livrés à leur propre mouvement, les visées et intérêts en contradiction “objective” des différentes classes ne peuvent selon Necker concourir à la formation intérêt général.

« On ne saurait confondre intérêt des agriculteurs avec celui de l’agriculture, celui des fabricants avec celui de la fabrique, celui des négociants avec celui du commerce. Le gouvernement uniquement guidé par le voeu des différentes classes ne fait jamais qu’en favoriser une aux dépens de l’harmonie générale. »

Pour Necker en effet , l’intérêt général de la nation ne peut se former sur la base d’un intérêt de classe particulier.

« En arrêtant sa pensée sur la société et sur ses rapports, on est frappé d’une idée générale […], c’est que presque toutes les institutions civiles ont été faites pour les propriétaires. […] On dirait qu’un petit nombre d’hommes, après s’être partagés la terre, ont fait des lois d’union et de garantie contre la multitude, comme ils auraient mis des abris dans les bois pour se défendre des bêtes sauvages. »

Les lois de la société qui défendent les seuls droits des riches et des propriétaires ne peuvent poser un intérêt général pour l’ensemble de la société. Dans les conditions de cet apanage, le peuple ne peut indéfiniment être « tenu en lisière au milieu de l’inégalité des propriétés ». Dès lors qu’il « craint pour le nécessaire », il peut se muer en « lion qui rugit », et viser à « renverser » l’ordre économique et social, et les classes, qui lui refusent ce nécessaire.

Ce n’est qu’en « s’élevant par la pensée au-dessus de ces divers intérêts en lutte », que le législateur (19) peut définir l’intérêt général, à la condition de prendre appui sur le plus grand nombre, de donner la parole à la multitude du peuple.

« C’est au milieu de ce choc continuel d’intérêts, de principes et d’opinions que le législateur doit chercher la vérité. […] Il doit s’élever par la pensée au-dessus des différents motifs qui remuent la société : Il doit la considérer dans toute son étendue, et lier […] tous les ordres de citoyens […], il doit surtout être le protecteur de cette multitude d’hommes qui n’ont point d’orateurs pour exprimer leurs plaintes. » (20)

A la fin du XVIIIe siècle, bien que le peuple ne dispose pas en tant que tel d’une parole publique (en tant que sujet politique), d’autres voix s’efforcent, comme Necker, de faire entendre les plaintes et les vouloirs du peuple. Rousseau se préoccupe des conditions d’une institution politique du peuple en sujet souverain. Des courants d’idée indépendants, s’efforcent de dégager ce que l’on peut considérer comme le point de vue propre des classes populaires. Ainsi, l’Abbé Coyer et son ironique Sur la nature du peuple, ou Carra qui propose en 1782 les Cahiers du pauvre et Vie et doléances d’un pauvre diable, qui fait parler le manouvrier, celui qui ne possède que ses bras, et de façon précaire, et qui revendique des droits sociaux, égalisation des conditions, droit au travail et à la subsistance. Les Cahiers de Doléances constituent eux aussi une riche source pour ce qui touche aux relations entre positionnements objectifs des différents groupes sociaux et les représentations et revendications sociales exprimées, lors même que ce n’est pas le manouvrier qui tient la plume.

 

Conditions et facteurs de formation de la conscience de classe

Pour que l’on puisse parler de “subjectivités de classes”, on doit postuler, comme le faisaient Alain Chartier ou Necker, que les diverses classes et catégories sociales sont susceptibles de se constituer en sujets, au sens classique du terme, c’est-à-dire en êtres doués de conscience et de volonté. On s’accordera à ce point de l’exposé avec un tel postulat, laissant pour l’instant en suspens la question des conditions de formation de tels sujets, pour ne retenir que celle du rapport qui peut s’établir entre positions “objectives” des différents groupes sociaux et leurs expressions “subjectives”, discordantes ou non. Il reste, puisque l’on se réfère à des sujets, par définition doués de conscience qu’il n’est pas facile de déterminer, dans le cours du processus d’institution en sujet, quelle part revient aux facteurs objectifs et aux facteurs dits “subjectifs”. Aucun des schèmes explicatifs en présence, pris isolément, ne semble à même de rendre pleinement compte de la combinaison et hiérarchie des facteurs qui rendent possible la formation d’une « conscience de classe » dans son achèvement.

Certains courants d’idées, on l’a dit, ont pu soutenir que les convergences ou divergences d’ordre subjectif entre individus et groupes sociaux seraient à considérer hors de tout positionnement social et de tout enjeu concret. Les divergences de points de vue, pour une même réalité, se présenteraient comme autant de dissensus cognitifs, ou simples “malentendus”, se manifestant dans le vocabulaire ou dans le ciel des idées, pour partie indépendamment des positionnements sociaux, des formations historiques ou des lieux à partir desquelles ces dissensus sont développés. Dans un autre registre, on a pu postuler que les divergences entre représentations, points de vue, relèveraient de “consciences collectives”, “mentalités”, “formations épistémiques”, ou autres “prisons mentales”, d’ordre générique, s’imposant de façon indifférenciée. Sans que l’on vise à dénier toute validité au positionnement du débat sur ce terrain idéel, les postulats “mentalitaires”, même rapportés à des conditions socio-historiques de formation, se heurte au problème de l’hétérogénéité des visions ou conceptions du monde qui s’exposent au sein d’une même formation socio-historique, notamment mais non exclusivement, entre différents individus et groupes sociaux.

On a pu, à l’inverse, poser une relation mécanique entre « être de classe » et « conscience de classe », entre « condition sociale » particulière, et la « conscience sociale » qui leur correspondrait, parfois ici aussi, indépendamment de toute contextualisation. Sur le terrain d’un marxisme pour partie infidèle à Marx, la conscience sociale des diverses catégories ou “classes” serait présumée se trouver dans la dépendance de leurs conditions immédiates d’existence (21) simples expressions ou émanations directes de ces conditions sans prise en compte des conditions sociales générales. Selon les “conditions sociales” particulières, auxquelles on se trouve assigné, il en résulterait des conceptions et positions distinctes lorsqu’il s’agit de se représenter de mêmes “réalités” du monde politique et social. On dénie ici toute possibilité de conscience réflexive de réalités extérieures pour les individus et groupes sociaux. Le postulat de l’existence de distinctions fondamentales entre les contenus de “conscience” des différentes classes ou catégories sociales, pour une même réalité, en fonction de leurs conditions immédiates d’existence, pose à son tour problème. S’il s’avère indispensable de ne pas poser la formation des idées hors de tout conditionnement social d’ensemble, il ne s’agit là que d’un principe général, qui s’applique aux points de vue que l’on se fait sur les réalités (au sens optique du mot) selon que l’on est positionné en différents lieux de la société, d’un côté ou d’un autre d’un rapport social général (22). On peut en ce sens parler de divergences de points de vue sur une même réalité, selon le point de l’espace social où l’on se situe, toujours en se référant à l’ensemble de cet espace.

Pour une même réalité sociale, on constate ainsi qu’il existe une variété de points de vue en lice, ce qui conduit à s’interroger sur les fondements “terrestres” des divers positionnements, les convergences, oppositions ou décalages qui en découlent, leur évolution en fonction des conjonctures. Cependant, il demeure important de saisir que les différents points de vue (et les possibles “divergences” dans la “vision des choses” qui en résultent) se rapportent tous à un même monde. S’il n’est plus question de simples points de vue, mais de représentations, de conceptions (concevoir) que les différents individus ou classes se font de la réalité sociale, il faut de toute évidence considérer que ces représentations, conceptions, se rapportent à un référent commun. Quelle que soit la classe à laquelle on “appartient”, il s’agit de se représenter un même monde. Les représentations sont toujours représentation d’une réalité sociale commune, d’objets communs. Par là, elles ne peuvent dépendre des seules “subjectivités” [c’est-à-dire se former indépendamment des objets qu’il s’agit de se représenter], ce qui reviendrait à affirmer qu’il n’existe pas de conscience possible d’un objet extérieur à soi, que se développent des pensées purement solipsistes. Admettre que les diverses représentations, ou conceptualisations diffèrent en fonction de données subjectives, ne doit pas conduire à oublier que les différents sujets construisent ces représentations en relation avec la réalité commune qu’il est effectivement possible de se représenter, dans telle ou telle formation historique concrète.

Et lors même que l’on retient l’idée de “conscience de classe”, et qu’on la pose à la limite comme exclusive de la pensée des autres classes, puisqu’il est précisément question de conscience — rapport d’un sujet pensant à un objet pensé —, on ne peut pas concevoir cette conscience comme simple “réflexe” (fût-il de classe) ou comme subjectivité “autoréférencée” (solipsiste). On ne peut pas davantage imaginer que les représentations se réduisent à de simples “émanations”, surgissement inerte dans la pensée des données immédiates de la réalité (23). Il y a toujours élaboration, et le terme même de reflet si souvent mis en cause, mérite d’être compris dans le sens de réflexion, y compris pour les catégories sociales, réputés peu éduquées (24).

Il existe il est vrai une variante, apparemment opposée, de la thèse selon laquelle la conscience des réalités sociales et politiques dépendrait strictement de conditionnements spécifiques pour les différentes catégories et classes sociales. Selon ce modèle, amplement théorisé dans les années soixante du siècle dernier, on admet certes que les différentes “consciences de classes”, ou ce qui en tient lieu, ne se développent pas en isolat, sans relation avec un objet commun, mais l’objet ici se pose comme purement idéel. Les représentations du monde des différentes classes, et notamment de la classe ouvrière, seraient supposées se former dans un assujettissement fonctionnel exclusif à l’égard de la classe économiquement dominante (25). Ce qui revient une fois encore à nier la possibilité pour les sujets (individuels ou collectifs) de disposer d’une “conscience” propre, c’est-à-dire de la possibilité de se représenter, de concevoir les divers objets du monde social, le travail de représentation de la réalité ne peut jamais se réduire à une simple “inculcation” idéologique.

Et même, si l’on admet que chacun et tous se trouvent asservis à “l’idéologie de la classe dominante”, comment alors rendre compte des divergences de points de vue, sinon de conceptions, qui peuvent s’exposer entre individus d’une même classe ou de classes différentes. En outre, ne convient-il pas de s’interroger sur les contenus des idées portées et répandues par chacune des classes successivement “dominantes”, dans leur relation avec les autres classes, selon qu’elles se trouvent dans un processus ascendant, de stabilisation, de déclin, selon qu’elles doivent faire face à des classes elles-mêmes en voie de formation hégémonique ou en décomposition, etc. Ce qui renvoie à la question de la formation de la “subjectivité” des différentes classes, c’est-à-dire de la possibilité pour celles-ci de se constituer ou d’être constituées ou non, en sujets, ici au sens historique du terme.

 

Phases historiques de construction, déconstruction, reconstruction de la conscience de classe

La formation d’une “conscience” de classe, en fonction d’un “substrat” que l’on a pu nommer “être de classe” résulte, comme on y a déjà insisté, de facteurs combinés, d’ordre objectif et subjectif. La prévalence relative de ces facteurs varie selon les époques, les périodes, les conjonctures. Toutefois, le positionnement “objectif” des individus d’une même classe sociale à des conditions d’existence communes, forme toujours le socle nécessaire sur lequel peut se constituer une conscience générale de classe. La conscience immédiate, intuitive, qui se développe en fonction de conditions sociales communes, précède et fonde toujours la conscience réflexive.

Toutefois, la « conscience de classe » proprement dite ne peut pleinement se former sans que ne soit posée face à la société, une représentation de ce qu’est cette classe dans sa généralité, par rapport à d’autres ensembles sociaux. Ce qui est commun à tous les éléments de cette classe, se constitue au regard de l’ensemble, en faisant “abstraction” des conditions particulières auquel chaque individu ou groupe restreint se trouve assujetti. La conscience de soi d’une classe, dans ses rapports avec l’ensemble d’une totalité sociale, n’est pas ainsi réductible à une “subjectivité” de classe “autoréférencée”, pas davantage à une “identité” originelle. Elle suppose une claire saisie de sa place et de son rôle au sein de l’ensemble des rapports sociaux, une “objectivation” conjuguée de soi et du monde social, révélant face à toute la société, ce qu’il peut y avoir de commun entre les différents éléments d’une classe donnée : intérêts, visées communes, et le cas échéant, finalité commune (26).

Les êtres collectifs [« être par construction »] n’étant pas unis directement de par un principe naturel (corporel) comme le sont les individus, un principe extérieur d’unification se trouve requis pour que l’on puisse parler de “conscience de classe” pleinement développée. Ce facteur est d’ordre subjectif, idéel, il se forme dans le champ politique (ce qui suppose que celui-ci ait été lui-même constitué ou ne soit pas en voie de déconstitution). Au sujet des conditions pour que se forme une organisation politique de classe, Marx parlait de la nécessité d’un « lieu » où puisse s’opérer une « transformation des intérêts immédiats » en « idées générales discutées en tant qu’idées », exposant en termes généraux « les conditions réelles » de la vie sociale et de ses luttes et « l’unité consciente des buts à atteindre » (27).

Pour la réalisation de ce modèle théorique idéal, des conditions d’ordre objectif et subjectif, sont requises. L’institution d’une classe en sujet (politique et historique), comme sa déconstitution, ne se réalisent pas indépendamment de conditions sociales et politiques générales, qui diffèrent selon les conjonctures historiques. Dans la période de l’après guerre en France (et plus généralement dans le monde), on pouvait imaginer que le processus d’institution de la classe ouvrière en sujet, doté d’une “conscience de classe” plus ou moins unifiée, suivait une voie ascendante. Depuis les années soixante (et plus spécialement avec la “rupture” de 1968), la tendance s’est inversée. L’analyse de ce processus de “désinstitution” et de la part respective qui peut être attribuée aux facteurs objectifs et subjectifs ne sera pas développée ici. On se bornera à noter que, si, s’agissant des facteurs objectifs, le poids relatif des ouvriers au sein de la population active a pu diminuer (et que se manifestent en outre des phénomènes de déclassement ou de “non-classement”), les rapports sociaux fondamentaux de production et d’échange ne se sont pas modifiés, et les classes populaires demeurent majoritaires dans la société. Ce qui a le plus “dépéri”, ce sont ainsi les facteurs subjectifs généraux de formation des classes populaires en sujets historiques et politiques, les facteurs d’orientation posant ces classes en sujets, face à l’ensemble de la société.  Dans le registre idéel, les diverses souches de “déconstructeurs” n’ont pas ménagé leur peine,  sans rencontrer contradiction (28).

En dépit de l’effacement voire de la disparition de toute orientation générale clairement visible, on remarque cependant qu’au niveau de la conscience immédiate, les préoccupations, attentes, besoins ou rejets exprimés par les individus des classes populaires, recèlent toujours les éléments d’une possible “cause commune” et qu’ils se maintiennent dans la durée. Les enquêtes empiriques réalisées dans le cadre du Centre de Sociologie historique depuis une quarantaine d’années, attestent de la pérennité d’exigences communes au plus grand nombre et jugées essentielles : exigence d’une société où l’on puisse « vivre de son travail », revendication d’égalité (égalisation économique, égalisation dans l’accès à la définition des orientations pour l’ensemble de la société), refus de la rétrogradation sociale, besoin d’envisager l’avenir avec confiance.

Il s’agit aussi d’exprimer un besoin plus général pour ceux qui ne participent pas du gouvernement général de la société. A défaut d’imaginer pouvoir imposer leur volonté, nombre d’individus des classes populaires veulent au moins se faire entendre, ce qui est signifié au travers d’expressions telles que montrer, faire voir, manifester. L’idée de pouvoir orienter la politique selon le point de vue des classes populaires se trouve aussi exprimé (« il faudrait que ce soit le peuple qui dirige »). Les revendications touchant aux principes formels qui devraient permettre de « se faire entendre » ou d’orienter la politique du pays : démocratie, république, citoyens, sans parler de citoyenneté, sont cependant rarement mis au premier plan (si ce n’est par les enseignants).

En l’absence d’une “conscience de classe” s’exposant de façon unitaire sur la scène publique, on remarque qu’en dépit de leur “banalité”, les principales revendications populaires, portent quant au fond sur une remise en cause du régime social, ou du moins de ses effets. Le besoin de disposer d’une vue générale (« comprendre ce qui se passe, ce qui peut nous arriver »), d’une orientation commune s’expose aussi d’une façon ou d’une autre : demande de “lignes” directrices, de perspectives générales, de “relais politique”. Autant de demandes qui, pour reprendre les formulations de Marx, pourrait s’énoncer comme exigence de constitution d’un lieu politique où puissent s’exposer, en termes généraux, « les conditions réelles » de la vie sociale, la transformation des « intérêts immédiats » en « idées générales discutées en tant qu’idées », « l’unité consciente des buts à atteindre », ou, dit autrement, comme expression de reconstitution du peuple en tant que sujet historique et politique.

 

NOTES

 

  1. Guy Michelat, Michel Simon, Revue française de sociologie, XII, 1971.
  2. « Passer de la profession à la classe n’est nullement le produit d’une décision subjective : d’un simple point de vue macroéconomique, les “professions” renvoient à de vastes ensembles distincts par leur participation à la création et à la répartition du produit social, donc par leur mode d’action et d’organisation, notamment en matière syndicale. » Même référence.
  3. Au sens que pouvait donner à ce mot Félix Guattari, les affects renvoient ici à ce qu’il y a « d’irréductiblement étranger à l’intention ».
  4. A titre d’illustration, on peut se reporter à l’intitulé d’un ouvrage récent sur la question des subjectivités, : Maxime Cervulle, Danièle Kergoat, Armelle Testenoire (dir.), Subjectivités et rapports sociaux, Cahiers du genre, n°53, 2012. Dans cet ouvrage se trouvent mis sur le même plan des sujets socialement identifiables (classes) et de pseudo sujets collectifs (genres, races). L’accent est porté plus généralement sur « l’analyse des rapports de domination — de classe, de genre et de race — sur les subjectivités ».
  5. On peut ainsi parler du concept de « blanchité” (“blanchitude” ou “whiteness”) à propos des « formes et modalités de la conscience des dominants », « à savoir les sujets blancs ». Même référence.
  6. Cf. Article « Sujet », Etienne Balibar, Barbara Cassin, Alain de Libera, Vocabulaire européen des philosophies (dir. Barbara Cassin), Seuil, Le Robert, 2004. Voir aussi article « sujet », in Encyclopédie de la Philosophie (Enciclopedia Garzanti di filosofia, dir. Gianni Vatimo), Garzanti, 1995, Librairie Genérale française, 2002, et les articles « sujet » et « subjectivité », in André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1983.
  7. Voir la formule d’Augustin : « Je suis, je connais, je peux ».
  8. Selon Jean-Luc Nancy, connaisseur en la matière, la “pensée française”, depuis la fin des années 50, procéderait d’une “rupture allemande” mettant en question “l’instance du sujet”, déconstruisant la subjectivité (ou “sa métaphysique”, lorsque celle-ci prétend se penser en fonction d’un sujet). Ceci au profit de “quelque autre”, qu’on le nomme “langage”, “nous”, ou “communauté” auto-engendrée, advenant indéfiniment à soi, dans la “présence” en commun, et qui “pense” en lieu et place des sujets. [Autrement dit on substitue aux sujets historiques et politiques, de “nouvelles subjectivités” sans sujet assignable]. Jean-Luc Nancy, « Après le sujet, qui vient ? », Cahiers Confrontation, n°20, hiver 1989.
  9. Les sujets humains individuels et les sujets collectifs — plus spécialement le peuple en tant que prétendant à la souveraineté politique — se trouvent de la même façon “déconstruits” dans la rhétorique contre-révolutionnaire d’un Bonald (ou d’un Joseph de Maistre). Bonald ne déclarait-il pas “erreur”, non existence, “l’homme intérieur”, l’individu conscient, et toute “philosophie du moi”. Sur cette base, il présumait impossible toute institution produite par l’art humain, et au premier chef les institutions politiques révolutionnaires découlant de la pratique historique du peuple.
  10. Le porteur de l’idéal révolutionnaire n’est plus le prolétariat mais la “subjectivité”, souligne François Fourquet à propos des théorisations de Guattari/Deleuze. François Fourquet, « La subjectivité mondiale », Le Portique, 20, 2007.
  11. Frédéric Rambeau, Université de Paris VIII (Laboratoire LLCP), article en ligne.
  12. Félix Guattari : « Il est aussi absurde de parler de sujet de l’histoire que de sujet du moi. »
  13. François Fourquet rend compte de l’enjeu porté par la promotion des subjectivités dans la destitution des sujets historiques : « La flamme de Mai 1968 s’est allumée en plusieurs points de la planète, sans que l’on puisse expliquer rationnellement ce qui se passait. Elle a pourtant bouleversé le monde et abouti à l’effondrement du communisme ».
  14. « L’ancien limes de délimitation de la barbarie s’est irrémédiablement délité, déterritorialisé », Félix Guattari, « De la production de subjectivité », Chimères 2, 1987.
  15. Félix Guattari, in Les dimensions inconscientes de l’assistance. Voir aussi François Fourquet, référence citée. « Les marginaux [sont] parfois des violents. Ils bousculent la bienséance, troublent la paix civile et la tranquillité bourgeoise. Leur déviance est une défiance, une résistance à la normalisation. Ils n’expriment pas un déficit de normalité mais un excédent de subjectivité, y compris les Basques de l’ETA ou les méchants terroristes du Hezbollah, aussi dignes de respect que les bons rebelles de Solidarnosc ».
  16. Félix Guattari, « De la production de subjectivité » Chimères 2, 1987.
  17. Pour l’édition en langue originale, Alain Chartier, le Quadrilogue invectif, édité par E. Droz, Honoré Champion, 1950 (ici le texte est partiellement remanié). Pour l’édition en langue moderne, traduction et annotations de Florence Bouchet, Honoré Champion, Collection Traduction des Classiques français du Moyen Age, 2002.
  18. Le noble chevalier : « Ne pense-tu pas [peuple] que les nobles hommes en leur état aient à souffrir autant que toi. » « Nous ne pouvons pas vivre du vent… »  « Et s’il faut comparer mal à mal, c’est l’avantage qu’ont les populaires que leur bourse est comme la citerne qui a recueilli et recueille les eaux et les égouts de toutes les richesses de ce royaume, que les coffres des nobles et du clergé sont amoindri, [que] la faiblesse des monnaies leur a diminué le paiement des devoirs et des rentes qu’ils nous doivent ; et l’outrageuse cherté qu’ils ont mises sur les vivres et ouvrages leur a cru d’avoir ce que par chaque jour ils amassent. »
  19. La notion de Législateur chez Necker est à prendre au sens que lui donne Rousseau dans le Contrat Social.
  20. Jacques Necker, Sur la législation et le commerce des grains.
  21. Voir les théorisations déjà anciennes d’Alain Touraine en la matière, et de façon moins étroite chez Pierre Bourdieu. La mise en relation d’une condition particulière peut être admise lorsqu’il s’agit de revendications catégorielles spécifiques, non lorsqu’il s’agit de la “conscience de classe” ou des représentation générales que l’on se fait du monde. Les sujets individuels ne se définissent pas seul regard d’une “catégorie socioprofessionnelle”, le plus souvent fluctuante.
  22. Par exemple selon que l’on se situe, ou non, au sein d’un secteur protégé des effets des contradictions immanentes du capitalisme, on ne considérera pas de la même façon la légitimité de ce régime et la nécessité ou non d’une transformation d’ensemble, touchant à ses fondements mêmes.
  23. Selon l’historien Ernest Labrousse, il était abusif d’imaginer que les individus, même les plus frustes, se bornent à exprimer des “sensibilités” dépendant strictement de leurs conditions immédiates d’existence. Ils développent selon lui un ensemble de représentations, d’idées sur la réalité dans son ensemble.
  24. On doit noter cependant, que s’agissant des représentations des catégories sociales estimées les plus cultivées, les effets de mode et les influences extérieures se révèlent plus sensibles qu’au sein des catégories populaires.
  25. Voir notamment Louis Althusser et les thèses portant sur les « Appareils idéologiques d’Etat ».
  26. La vue générale qui rend possible l’organisation en classe ne se donne pas toute faite. On ne peut la dégager à partir des seules préoccupations individuelles ou sur la seule base des intérêts immédiats de telle ou telle catégorie. Si l’on peut concevoir qu’une ligne directrice se développe comme élargissement des revendications immédiates, il convient qu’une orientation d’ensemble capable d’exposer l’unité de ces revendications, soit d’emblée exposée à un niveau général, donnant à voir ce qu’il y a de commun entre les divers intérêts, les perspectives communes, leurs conditions de réalisation.
  27. Karl Marx, Les luttes de classe en France. Voir aussi, s’agissant des “lieux politiques”, Hélène Desbrousses, Le lieu politique, Constitution et déconstitution, Centre de Sociologie Historique, 2015.
  28. Il resterait à caractériser à quels intérêts “objectifs” de “classe” renvoie leurs propres “subjectivités”
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