3. Conscience de classe. Application. Un texte de Boukharine. Présentation et analyse critique

On reproduit ici un texte de Nicolas Boukharine, « Classe et conscience de classe » (1921), extrait de son Manuel populaire.

« La psychologie et l’idéologie de classe, la conscience qu’à une classe de ses intérêts, non seulement passagers, mais durables et généraux, découle de la position de cette classe dans la production. Mais cela ne signifie nullement que cette position de la classe dans la production provoque d’un seul coup dans cette classe, la notion de ses intérêts généraux et fondamentaux.

Au contraire, on peut dire que cela n’arrive presque jamais. Car dans la vie réelle, primo, le processus de production lui-même parcourt divers stades de son évolution et les contradictions de la vie économique ne se découvrent qu’au cours de l’évolution ultérieure ;

secundo, une classe ne tombe pas toute prête du ciel, mais elle se constitue, pour ainsi dire inconsciemment, à partir de différents autres groupes sociaux (classes de transition, intermédiaires et autres, couches, groupements sociaux en général) ; tertio, il se passe ordinairement un certain temps, avant que l’expérience de la lutte donne à une classe sa conscience de classe ayant ses intérêts particuliers, ses désirs, ses aspirations propres à elle et exclusivement à elle, ses “idéaux” sociaux qui l’opposent de façon décisive à toutes les autres classes de la société dont elle fait partie ; enfin quarto, il ne faut pas oublier le travail de nivellement psychologique et idéologique que pratique constamment la classe au pouvoir, ayant en mains l’organisme d’État, afin d’une part, d’anéantir les surgeons de conscience de classe, dans les classes opprimées, et, d’autre part, de leur inculquer par tous les moyens possibles l’idéologie de la classe régnante, [ou bien de leur faire subir dans une mesure plus ou moins grande, l’influence de cette idéologie] bref de l’implanter de force. Toutes ces circonstances rendent possible une situation telle qu’une classe existe déjà, en tant qu’ensemble de gens jouant un rôle déterminé dans le processus de la production, mais n’existe pas encore comme classe consciente d’elle-même. La classe existe, mais elle « n’est pas consciente ». Elle existe, comme facteur de production, comme complexus déterminé de rapports de production. Mais elle n’existe pas encore comme force sociale indépendante, qui sait ce qu’elle veut, à quoi elle aspire, et qui a conscience de sa personnalité, de l’opposition de ses intérêts à ceux des autres classes, etc.

Pour désigner ces états divers dans le processus de l’évolution des classes, Marx emploie deux expressions : il appelle « classe en soi », une classe n’ayant pas encore conscience d’elle-même ; il appelle « classe pour soi » une classe ayant déjà pris conscience de son rôle social. »

 

Découpage du texte de Boukharine en éléments de signification

Une lecture globale du texte de Boukharine ne permet pas de mettre en évidence les difficultés qu’il recèle. On propose ainsi d’en proposer une lecture analytique, ce qui revient à le “découper” en éléments de signification sur lesquels on pourra plus facilement s’interroger. Chacun peut se livrer à cet exercice d’analyse. Dans une seconde partie on proposera des commentaires sur chacun des ces éléments de signification (tels que ci-dessous numérotés).

[Les termes en italiques signalent des notions auxquelles il faut prêter attention. Les mots soulignés signalent un enchaînement de cause à effet sur lequel on peut s’interroger.]

« 1/ La psychologie et l’idéologie de classe, la conscience qu’à une classe de ses intérêts, non seulement passagers, mais durables et généraux,
2/ découle de la position de cette classe dans la production.
3/ Mais cela ne signifie nullement que cette position de la classe dans la production provoque d’un seul coup dans cette classe,
la notion de ses intérêts généraux et fondamentaux.
Au contraire, on peut dire que cela n’arrive presque jamais. Car dans la vie réelle,
4/ primo, le processus de production lui-même parcourt divers stades de son évolution
et les contradictions de la vie économique
5/ ne se découvrent qu’au cours de l’évolution ultérieure ;
6/ secundo, une classe ne tombe pas toute prête du ciel,

mais elle se constitue, pour ainsi dire inconsciemment,
à partir de différents autres groupes sociaux [classes de transition, intermédiaires et autres, couches, groupements sociaux en général] ;
7/ tertio, il se passe ordinairement un certain temps, avant que l’expérience de la lutte donne à une classe sa conscience de classe ayant ses intérêts particuliers, ses désirs, ses aspirations
8/ propres à elle et exclusivement à elle, ses “idéaux” sociaux
9/ qui l’opposent de façon décisive à toutes les autres classes de la société dont elle fait partie ;
10/ enfin quarto, il ne faut pas oublier le travail de nivellement psychologique et idéologique que pratique constamment la classe au pouvoir, ayant en mains l’organisme d’État, afin
11/ d’une part, d’anéantir les surgeons de conscience de classe, dans les classes opprimées,<
et, d’autre part, de leur inculquer par tous les moyens possibles l’idéologie de la classe régnante, [ou bien de leur faire subir dans une mesure plus ou moins grande, l’influence de cette idéologie]
12/ bref de l’implanter de force.<
13/ Toutes ces circonstances rendent possible une situation telle qu’une classe existe déjà, en tant qu’ensemble de gens jouant un rôle déterminé dans le processus de la production, mais n’existe pas encore comme classe consciente d’elle-même.
La classe existe, mais elle « n’est pas consciente ».
Elle existe, comme facteur de production, comme complexus déterminé de rapports de production.
14/ Mais elle n’existe pas encore comme force sociale indépendante,
qui sait ce qu’elle veut, à quoi elle aspire, et qui a conscience de sa personnalité, de l’opposition de ses intérêts à ceux des autres classes, etc.
Pour désigner ces états divers dans le processus de l’évolution des classes, Marx emploie deux expressions : il appelle « classe en soi », une classe n’ayant pas encore conscience d’elle-même ; il appelle « classe pour soi » une classe ayant déjà pris conscience de son rôle social. »

 

Commentaires sur le texte de Boukharine

Le texte de Boukharine se présente au premier abord comme cohérent, et même “matérialiste”. De façon intuitive, c’est souvent ainsi que l’on pense la conscience de classe. D’ailleurs dans plusieurs phrases isolées de Marx, cela peut sembler être posé comme le propose Boukharine.

Quand on analyse de plus près le texte, on décèle cependant plusieurs difficultés :

— Si l’on part de cette définition, on ne voit pas très bien quel est le contenu de la conscience de classe. Si l’on essaie à l’aide de la définition de Boukharine de savoir par exemple ce qu’est la conscience de la classe ouvrière, on peut dire que c’est « une psychologie et une idéologie », qu’elle « découle » de la « position » des ouvriers « dans la production », dont semblent aussi découler leurs « intérêts » « exclusifs », « immédiats et généraux », « contre toutes les autres classes » ? Cela ne nous dit pas grand chose sur le contenu de ces intérêts et de cette conscience. Sinon que parfois elle ne peut « découler » de « la position dans la production », car « l’idéologie » de la classe dominante leur est imposée « par la force ».

— Il y a une difficulté plus importante, qui n’est pas propre à Boukharine. En fait la notion même de conscience de classe n’est pas facile à penser. A ce propos, l’un des participants de la session a dit : « la conscience pour un individu, je vois ce que c’est, mais pour une classe, je ne vois pas bien. Est-ce la somme des subjectivités ou des consciences individuelles ?

— Enfin il y a une difficulté plus générale qui nous concerne tous. On a souvent tendance à confondre deux choses qui ne sont pas sur le même plan : l’existence des classes dans leur réalité objective, indépendante de la pensée qu’on peut en avoir, et, les représentations qu’on se fait des classes dans la pensée. On a tendance à établir une confusion entre le plan des choses du monde et le plan des idées. On imagine que la pensée d’une chose découle spontanément de cette chose, que c’est cela être matérialiste. La conscience de classe découlerait automatiquement de l’existence des classes. C’est cet aspect “automatique”, “immanent”, attribué par Boukharine à la formation de la conscience de classe qui est à critiquer, non son affirmation d’une base matérielle à l’existence des classes et aux conceptions qu’elles peuvent se former. Il faut lui reconnaître ce mérite contre les multiples courants d’idées idéalistes et solipsistes qui prévalent aujourd’hui.

 

Remarques sur les différents éléments de signification (points 1 à 14)

1/ La conscience de classe est posée en relation avec la psychologie (notion se rapportant à des individus) et avec l’idéologie (système d’idée général).

La conscience d’une classe porterait [uniquement] sur les intérêts spécifiques (on ne sait s’il s’agit des individus ou de la classe ?)

Pour Boukharine, la conscience de classe n’est pas véritablement conscience de soi, c’est-à-dire science, savoir, de ce qu’on est, objectivement (en tant que classe posée en relation avec d’autres classes, se définissant au sein des rapports sociaux dans un mode de production déterminé).

Limitée à des intérêts spécifiques [lesquels ?], la conscience de classe ne paraît pas conscience d’un rôle historique, se construisant sur la base de la compréhension de la place (objective) de cette classe dans l’ensemble des rapports sociaux.

2/ La conscience de classe pour Boukharine paraît découler, comme de source, de sa “position” dans la production. Ce qui revient à dire que la conscience de classe n’est pas une construction consciente. La position dans la production se pose de façon isolée et non au sein de rapports généraux [rapports sociaux de production, rapports entre classes]

On pourrait dire que l’ouvrier qui a une position « dans la production », a de ce fait, la conscience d’être de la classe ouvrière. C’est-à-dire qu’il a, du fait de cette position, une psychologie et une idéologie d’ouvrier, qui consiste à défendre ses intérêts d’ouvrier. ce n’est pas très éclairant s’agissant du contenu de cette conscience.

3/ Pour Boukharine il est vrai, dans « la vie réelle » (donc pas dans la théorie), cette « position » (ouvrier dans la production) ne provoque pas d’un seul coup chez l’ouvrier la notion de ses intérêts [immédiats, durables, généraux]. Autrement dit, ce n’est plus vraiment à partir de sa position dans la production que découle sa conscience.

4 et 5/ Boukharine se demande alors pourquoi cette conscience (qui découle de la position dans la production), ne se révèle pas d’un seul coup ? Parce qu’il y aurait, indique-t-il un décalage entre la conscience, et les stades de l’évolution du processus de production et les contradictions de la vie économique, qui ne se découvriraient [toujours ?] qu’au cours du stade suivant de cette évolution. [On ne sait pas pourquoi ?]

6/ sans doute parce que la classe « ne tombe pas toute prête du ciel ». Là il s’agit pour Boukharine de parler de la composition (subjective) de la classe (individus), et non de sa formation (objective). Ce serait alors la psychologie des individus (leurs subjectivités), en fonction de leurs origines sociales qui influerait sur la conscience de classe. Il ne traite pas ici de la formation d’une conscience de classe comme « conscience de soi », c’est-à-dire conscience (connaissance) de la position (objective) de cette classe au sein des rapports de production (et du rôle historique que cette position implique).

Il ne s’agirait pas d’ailleurs vraiment d’une conscience de classe, puisque la classe (ici en tant que composé d’individus de diverses origines) « se constitue pour ainsi dire inconsciemment. » La classe comme la conscience de classe serait alors un composite de subjectivités, émanant de divers groupements sociaux.

7-8/ Toutefois, avec le temps, « l’expérience de la lutte » donnerait à une classe sa conscience de classe. Cette conscience (unifiée) serait donnée par l’expérience de la lutte. Elle porterait sur des intérêts particuliers, relevant exclusivement de cette classe. La conscience générale (unitaire) de classe ne viendrait ni d’une représentation générale de la position objective de cette classe au sein des rapports de production (et de ce qu’elle implique), ni d’une construction consciente. La lutte seule donnerait la conscience de ces intérêts exclusifs, qui relèvent d’une conscience syndicale, trade unioniste. D’autant qu’il ne s’agit pas de prendre en compte les intérêts généraux de la société, mais de mener un bras de fer contre toutes les autres classes de la société. Autant dire avec Marx, que ce solo sera un chant funèbre.

9-13/ Pourquoi alors, pour Boukharine, après un « certain temps », la conscience de classe ne finirait-elle pas par découler de la position dans la production et de l’expérience de la lutte ?

Parce, selon lui, qu’il y a la classe au pouvoir et son État, qui nivellent la conscience (psychologiquement et idéologiquement), ceci afin d’anéantir les surgeons de conscience de classe et d’inculquer l’idéologie de la classe dominante. Pourtant la position de classe dans la production ne s’est pas modifiée, elle devrait donc pousser à la lutte, donc développer la conscience de classe, donc s’opposer à l’idéologie de la classe dominante, même implantée par la force (peut-on implanter la conscience par la force ?) Que faire alors si rien ne « découle » de cette « position de classe » ?

14/ Boukharine parle ici à la fois d’intérêts spécifiques (en opposition) et de force sociale, de rôle social, notion qui ne se réduit pas à des intérêts.

***

Pour réduire les confusions entre niveaux d’analyse et regrouper les questions, on pourrait poser :
— Que la conscience de classe est la conscience de soi de cette classe, c’est-à-dire ce qu’elle est dans la réalité objective : place au sein des rapports sociaux de production (donc compréhension des rapports avec les autres classes et le régime de production) ; sur cette base conscience du rôle historique, sans se limiter à des intérêts exclusifs, ni affirmer qu’ils sont opposés à eux de toutes les autres classes.
— Ce qu’est la classe objectivement est indépendant de la conscience qu’on peut en avoir. La conscience de cette réalité objective peut se développer ou non au plan subjectif (au plan théorique, au plan individuel, en relation).
— L’expérience individuelle seule, ou l’expérience collective de la lutte, ne peuvent pas, par elles-mêmes, développer une conscience générale de classe (place au sein des rapports sociaux, rôle historique). Il faut une représentation générale visible dans la société.
— Une conscience subjective de classe ne modifie pas sa définition objective.

La question de l’origine des différentes composantes qui font la classe ne modifie pas davantage cette définition. Pas plus que les divers stades du processus de production dans un même mode de production
— Les classes à vocation hégémonique (direction de l’ensemble des luttes d’ensemble et du devenir de la société) ont une vocation universelle (elles ne défendent pas que les intérêts « exclusivement à elles », « contre toutes les autres classes de la société »).

Pour approfondir la question, il faudrait sans doute distinguer entre “mobiles” de classe (ce qui fait se mouvoir, entrer en mouvement les différentes classes), et, « conscience de classe », ces deux niveaux étant plus ou moins confondus dans le texte de Boukharine. En sachant que la conscience de classe, me^me pleinement élaborée, construite, ne suffit pas à rendre compte des mouvements historiques.

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