Moscou, décembre 1944. Entretiens entre de Gaulle et Staline

Durant les premiers jours de décembre 1944, se sont entretenus à Moscou le général de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République Française, et le Maréchal Staline, président du conseil des commissaires du Peuple de l’URSS, tous deux entourés de leurs conseillers diplomatiques (1).
La lecture des transcriptions de ces entretiens apporte un éclairage intéressant quant aux points d’analyse échangés au sujet de la nature et des déterminations des conflits mondiaux, de même qu’à propos des stratégies débattues en vue de poser les conditions de la paix durable, de la sécurité et du rétablissement de ces deux puissances.
Ces entretiens ont conduit à la signature d’un pacte d’alliance et d’assistance mutuelle, exposé par le général de Gaulle devant l’Assemblée consultative provisoire, à Paris, le 21 décembre 1944.

D’Ouest en Est, quels regards ? Quelles analyses ?

Selon de Gaulle, les motifs de la guerre, celle-ci est encore en cours — rappelons qu’à cette date la victoire contre l’Allemagne se dessine nettement mais est encore loin d’être acquise — ne sont pas différents de ceux qui étaient à l’œuvre en 1914, et en 1870 :

C’est un fait que, dans l’espace de quatre-vingts ans, la volonté germanique de domination […] fut la cause de ces grandes guerres, dont, par une sorte de fatale gradation, chacune dépasse la précédente en durée et en dimensions.

Il retient, évidence géographique, la proximité immédiate qui pérennise la menace allemande pour la France, proximité moins immédiate mais néanmoins continentale, qu’elle a en commun avec l’URSS. On verra qu’ainsi que le fait Staline, cette question concerne aussi la Pologne. De Gaulle ne néglige pas dans cette approche géostratégique l’Angleterre et les États-Unis d’Amérique, mais ils lui semblent concernés pour des raisons différentes, ce qui rend compte du moment différé de leurs implications respectives. À cet égard, de Gaulle souligne le fait que

les Français savent que c’est l’URSS qui a joué le rôle principal dans leur libération.

Enfin, s’il souligne que les Français doivent d’abord compter sur leurs propres forces — « la première condition du relèvement d’un pays est sa propre activité » — plutôt que de compter sur les forces des autres, même amis, cela ne signifie pas qu’elle puisse contenir seule la menace allemande :

au fond, la cause des malheurs qui ont frappé la France a été le fait qu’elle n’était pas avec la Russie, n’avait pas d’accord avec elle, n’avait pas de traité efficace.

Staline nuance le propos de Gaulle quant à la responsabilité du peuple allemand, il semble n’en incriminer que ses cadres dirigeants. Toutefois, il le rejoint pleinement en affirmant que

le fait que la Russie et la France n’aient pas été ensemble a été un grand malheur également pour nous [les Russes]. Nous l’avons fort bien senti.

La nécessité d’une coopération entre la France et l’URSS est donc partagée :

la France et l’URSS doivent être plus proches l’une de l’autre que les autres pays. [Staline ajoute qu’elle doit être élargie à d’autres États] ; il ne suffit pas des seules forces de deux puissances pour écarter le danger allemand.

Par la voix de Molotov, Staline fait remarquer à de Gaulle qu’un pacte existait, signé en 1935, avec la France. De Gaulle répond qu’il « ne veut sans doute pas voir la différence entre Laval et lui-même ». Laval était à l’époque Président du Conseil de la Troisième République, le même qui sous Pétain de 1942 à août 1944 a versé dans la collaboration avec l’Allemagne. Molotov se fait rassurant, disant qu’il

voit la différence, mais qu’il donnait seulement l’exemple d’un traité qui avait été signé, mais qui est demeuré sur le papier et n’a pas été observé.

De Gaulle précise que : « ce traité n’a pas été ratifié, mais que tout n’en était pas mauvais », ce que confirment Staline et Molotov, qui en retiennent « une leçon pour l’avenir ». Staline mentionne le fait que « Laval et ses collègues [collègues dont il convient de préciser qu’en 1935 de Gaulle ne faisait pas partie] n’avaient pas confiance en nous comme alliés ». Il ajoute :

nous, les Russes, nous n’avions pas non plus tout à fait confiance dans les Français et cette méfiance réciproque a été fatale au pacte.

Chacun s’accorde sur le fait que

la guerre a éliminé cette méfiance ou l’a réduite au minimum, ce qui distingue la situation de 1944 de celle de 1935,

ce qui crée les conditions favorables à un pacte. (Staline)
Ce dernier note enfin,

que les deux dernières guerres ont montré que la force des puissances continentales était insuffisante pour maîtriser l’Allemagne, et que, sans l’aide des forces anglaises et américaines, il est difficile de vaincre l’Allemagne,

d’où la nécessité d’alliances.
De Gaulle en convient, mais donne la priorité à la nécessité de

donner à la France et à la Russie de bonnes conditions au début d’une guerre contre l’Allemagne, cela serait dans l’intérêt de tous, y compris des Anglais et des Américains.

Il ne suffit pas de gagner la guerre, il faut aussi gagner la paix. Comment faire ?

De Gaulle et Staline exposent leurs considérations stratégiques pour la sécurité et pour « une paix de longue durée et pas seulement pour l’année 1945 » (de Gaulle).

Le débat porte sur quatre points : les frontières, le désarmement, la démocratie et les alliances.

La question des frontières se présente comme décisive pour de Gaulle. Il entend que le Rhin soit « la barrière définitive à l’Est contre l’Allemagne et la menace allemande ». Staline comprend cette exigence comme volonté d’inclure la Rhénanie et le Palatinat dans le territoire français, ce que confirme de Gaulle. Il s’agit pour lui d’une « nécessité politique, économique et militaire », rappelant qu’en 1918, Clemenceau avait déjà posé cette exigence, proposition rejetée par les alliés qui préféraient

une solution provisoire qui, comme l’ont montré les événements ultérieurs, ne fut pas heureuse.

Staline indique que les alliés préconisent plutôt « un contrôle international » (notamment sur la région industrielle de la Ruhr, partie incluse de la Rhénanie), et que comme

ce sont les armées anglo-américaines qui mènent des opérations [à ce moment], dans cette région, contre l’Allemagne, il estime qu’il faut écouter l’opinion de l’Angleterre et de l’Amérique, et qu’on ne peut résoudre cette question sans elles.

Au reste, Staline ne pose pas la question des frontières comme étant aussi décisive :

si elle favorise le succès d’une guerre avec l’Allemagne, la frontière, par elle-même, ne sauve pas la situation […], car ce ne sont pas les frontières qui résolvent les problèmes, mais une bonne armée et un bon commandement.

Pour autant, de Gaulle et Staline s’entendent sans difficultés sur la nécessité de fixer la frontière Est de l’Allemagne sur la ligne des fleuves Oder et Neisse, ce qui rend à la Pologne « les antiques terres polonaises [Silésie, Poméranie et Prusse orientale] ».
La question de la Pologne, à la différence de celles de l’Autriche et de la Tchécoslovaquie pour lesquelles les deux dirigeants conviennent de l’impérative restauration de leur souveraineté, fait l’objet d’un long échange, que l’on se borne ici à évoquer. Chacune des deux parties reconnaît que les liens qui unissent la France et l’URSS à la Pologne [avec la Russie dans le passé, c’est-à-dire l’Empire Russe d’avant la Révolution d’Octobre 1917 et la création de l’URSS] sont d’une histoire et d’une nature différentes.
Pour de Gaulle,

Staline sait mieux que lui les liens qui rattachent la Pologne à la France, [liens] qui touchent à la civilisation et à la religion. Depuis longtemps, la France a cherché, en vain, à maintenir une Pologne indépendante.

[Rappelons que, de la fin du xviiie siècle à la Première Guerre mondiale, la Pologne fut partagée entre les empires allemand, austro-hongrois et russe]. De Gaulle ne manque pas de préciser que cette stratégie visant à fixer des frontières, assurant son indépendance à la Pologne, vise aussi à « la renaissance de la Pologne en tant qu’ennemie de l’Allemagne », et que cette stratégie a échoué quand Beck, ministre polonais des Affaires étrangères, a orienté sa politique par un accord, en janvier 1934, avec l’Allemagne, contre l’URSS et la Tchécoslovaquie, ce qui représentait un grand danger pour la France. De Gaulle ne cache pas sa

conscience du danger que constituerait pour la France et pour l’URSS une Pologne qui reprendrait cette politique à l’égard de l’Allemagne vaincue.

De là, selon lui l’importance de fixer des frontières qui conviennent aux Polonais, ce qui coupe la possibilité d’une entente entre Pologne et Allemagne, à l’Ouest (ligne Oder-Neisse), et à l’Est (ligne Curzon) (2).
La position de chacun des dirigeants à l’égard des représentants polonais encore présents à Londres aurait pu constituer un point d’achoppement. Pour Staline, il était hors de question de reconnaître une légitimité

aux Giraud et Laval polonais qui siègent dans le gouvernement émigré de Londres.

Pour lui, seul le comité de libération nationale établi à Lublin était légitime, non seulement par sa présence dans le pays et la participation de troupes polonaises aux combats (alors que le gouvernement émigré restait à Londres), mais aussi en raison de la réforme agraire entreprise (à laquelle s’opposait le gouvernement émigré, y compris par des assassinats), et encore par les inconséquences tactiques du gouvernement émigré qui avait encouragé l’insurrection de Varsovie, sans aucune préparation, ce qui avait conduit à un au désastre (août-septembre 1944).

De Gaulle, dont le gouvernement est en relation avec le gouvernement polonais émigré à Londres,

pense que Staline connaît mieux que quiconque la situation en Pologne, étant donné qu’il a contribué à la formation du nouveau gouvernement polonais.

Il estime que

lorsque toute la Pologne sera libérée, on verra alors clairement quel est l’état d’esprit du peuple polonais. Si la France a une influence sur les Polonais, elle l’utilisera pour développer l’amitié entre la Pologne, l’URSS et la France.

Sur le désarmement, l’échange entre de Gaulle et Staline est aussi bref que précis, radical et commun :

il faut prendre une série de mesures [pour désarmer totalement l’Allemagne, et], il faut se doter d’une solide armée défensive permanente, par des mesures d’ordre moral et économique, car à notre époque, l’économie et le moral d’une nation sont les sources de sa puissance militaire.

La question des alliés de l’Allemagne est abordée par de Gaulle. Il affirme que

les Français sont satisfaits de la politique menée par le gouvernement soviétique vis-à-vis de tous les États satellites de l’Allemagne.

[Il faut rappeler que ceux-ci ont envoyé des troupes au combat aux côtés des Allemands que ce soit en France ou en URSS].
Pour le moment, ils ne peuvent faire encore que peu de choses, mais dans l’avenir, ils feront davantage et ils comptent agir en accord avec les alliés et surtout avec l’URSS.
La première chose dont la France s’occupe maintenant, c’est d’effectuer un tournant vers Moscou. En proposant un pacte d’assistance mutuelle, la France compte aussi éclaircir d’autres questions.
En ce qui concerne les autres États, le gouvernement français est heureux de constater que la position de l’URSS vis-à-vis de ces États tend au maintien de leur indépendance et de l’amitié avec eux, ainsi qu’au développement de l’amitié avec l’URSS et avec la France, au progrès de ces États dans le sens de la démocratie. Les Français considèrent les élections au suffrage universel comme une base démocratique.

La question en jeu lors des ces entretiens

De Gaulle milite pour un pacte bipartite France—URSS, tandis que Staline défend un pacte tripartite France—Angleterre—URSS. Pourquoi ?
Pour de Gaulle, la France et l’URSS sont

les deux pays qui se trouvent directement sous la menace allemande et qui paient le plus cher lors des invasions allemandes quand cette menace se transforme en agression. [Un pacte bipartite constitue selon lui] un premier étage de la sécurité.

« Le deuxième étage de la sécurité » est l’Angleterre,

jamais pressée, pour cette raison qu’elle est un empire colonial […], toujours entrée en scène quand l’Allemagne combattait déjà […]. Ce phénomène est dans la nature des choses : l’Angleterre doit consulter le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud et regarder vers Washington.

Washington, avec d’autres États, constitue

le troisième étage de la sécurité [mais] avant que les États-Unis ne se mettent en route, la guerre a eu le temps de faire son chemin […], la France était hors de combat, la Russie était envahie et l’Angleterre se trouvait à deux doigts de la perte.

En outre, de Gaulle rappelle

que l’Angleterre a des intérêts partout et elle a des frictions avec la France et avec la Russie.

Il précise

que les Français ont des difficultés avec l’Angleterre en Orient, et ils en auront peut-être en Extrême-Orient […], les Français ne peuvent pas dire exactement quelle sera la politique de l’Angleterre à l’égard de l’Allemagne.

Staline indique « qu’elle sera très sévère », ce qu’admet de Gaulle, mais en rappelant aussi qu’en 1918

Lloyd George l’avait été mais qu’ensuite, avec Balfour et Baldwin, une autre politique avait commencé.

Staline envisage qu’un

pacte tripartite qui engloberait l’Angleterre serait meilleur. [S’il] reconnaît que la France et la Russie subissent les premiers coups, [il est selon lui] difficile de gagner la guerre sans l’Angleterre (3).

De Gaulle :

si les Russes ont déjà un pacte avec l’Angleterre (conclu le 26 mai 1942), les Français n’en ont pas et [il] ne leur sera pas facile d’en conclure un.

Son interlocuteur mentionne alors l’existence d’un contact récent avec Churchill, l’ayant amené à privilégier un pacte tripartite, ce dernier étant d’accord pour améliorer certains points, tout en ne s’opposant pas absolument à un pacte bilatéral.
De Gaulle reste sur sa position et sollicite Staline au sujet des négociations relatives à ce pacte tripartite, tout en tenant fermement à la conclusion d’une alliance mutuelle, ajoutant à tous les motifs déjà énoncés que les deux pays, France et URSS, sont les seuls à

être exempts de toute concurrence d’intérêts en quelque point du monde que ce soit.

Le pacte est signé le 10 décembre 1944.
Deux semaines plus tard, sous les « vifs applaudissements répétés » de ses membres (voir les débats de l’Assemblée consultative provisoire), de Gaulle souligne l’unanimité vraiment complète de toutes les opinions de cette Assemblée au cours de la discussion sur l’ensemble des questions que pose le traité d’alliance et d’assistance mutuelle.

***

Quelques précisions méritent d’être mentionnées.
De Gaulle était demandeur de ces entretiens, avec un triple objectif : l’accord de l’URSS quant au rattachement au territoire français de la Rhénanie et du Palatinat, l’accord sur les frontières de la Pologne, lié au sort du gouvernement polonais émigré, et la conclusion du pacte bipartite. Seul le troisième objectif a été atteint. L’Allemagne s’est ainsi trouvée préservée dans ses frontières occidentales de 1939, avec présence de bases militaires alliées, et la Pologne a vu ses frontières fixées quelques semaines plus tard, lors des accords de Yalta, en février 1945, où de Gaulle n’était pas convié. Le gouvernement polonais émigré n’a plus jamais eu voix au chapitre, les alliés, dont la France, ont reconnu en 1945, le Comité de libération nationale comme seul représentant légitime. Le pacte bipartite a été signé, selon le souhait de de Gaulle, la France retrouvant ainsi, pour partie, une place à la « table des grands , sans se trouver soumise à la seule alliance anglo-américaine.
On peut penser que cela eut aussi des effets positifs sur la reconstitution de la souveraineté nationale, de Gaulle s’alliant les forces liées au PCF. On doit enfin noter qu’entre les deux dirigeants, ce n’est pas la question de la nature du régime de leur pays respectifs qui s’est trouvée au sein des discussions.
La durée de vie du gouvernement provisoire fut courte : en octobre 1945 une Assemblée constituante fut élue, institua un gouvernement dont de Gaulle démissionna en janvier 1946. Une nouvelle forme de guerre s’engageait, la guerre froide, ponctuée notamment par l’acceptation du réarmement de l’Allemagne, en Septembre 1950, sous l’égide de Monnet, le “père de l’Europe”.

NOTES
(1) Source : Recherches internationales, n°12, avril 1959.
(2) “Ligne Curzon”, du nom du ministre anglais des Affaires étrangères qui l’avait fixée en 1919, qui correspondait grosso modo à la frontière de 1797, qu’avait déjà retenue Clemenceau.
(3) Un traité bipartite avait été signé entre les deux pays le 26 mai 1942, traité annulé le 2 mai 1955, du fait de la ratification anglaise des accords de Paris du 23 octobre 1954, qui prévoyaient la remilitarisation de l’Allemagne.

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