Nonna Mayer, deux articles sur le vote de classe

« Que reste-t-il du vote de classe ? Le cas français », Lien social et politique, n° 49, p. 101-111, 2003 ; « Vote et classes sociales. Que reste-t-il du vote de classe ? », in Approche sociologique de l’institution et des comportements électoraux, La Découverte, 2011.

Question de méthodologie et de postures du côté des sociologues (1)

Depuis 1940 et la formule de Lazarsfeld « les gens pensent politiquement comme ils sont socialement », les caractéristiques sociales déterminent les caractéristiques politiques, toute la sociologie électorale, dit Nonna Mayer, avait pour habitude de poser comme décisif l’effet de la situation professionnelle sur le vote. En 1974, l’enquête comparative dirigée par Rose établissait que la classe sociale était la première variable explicative du vote en Finlande, Norvège, Suède, Australie, Grande Bretagne, et venait juste après la religion en Allemagne, Italie, Irlande, Pays Bas. En France, Michelat et Simon soulignaient le rôle structurant de la classe sociale et de la religion dans la détermination des votes : le monde ouvrier déchristianisé voyait dans le Parti Communiste le défenseur naturel de la classe ouvrière et les catholiques déclarés, issus des classes moyennes et rurales, votaient à droite.
Ce modèle explicatif sera remis en cause dès la fin des années 70 sur la base de « l’indice d’Alford », calculé par une simple soustraction entre la proportion d’ouvriers ou de “manuels” votant pour la gauche et celle des non-ouvriers votant aussi à gauche. De nombreux auteurs en conclurent à l’affaiblissement de la relation entre classe et vote, du fait du passage à la société post-industrielle : tertiarisation de l’économie, moyenarisation de la société, augmentation du niveau d’études, montée des « valeurs hédonistes », entraînent l’émergence d’une « nouvelle gauche », et d’enjeux non pris en compte par les partis traditionnels. En réalité, en évitant toute réflexion conceptuelle sur ce que pourrait signifier une « classe sociale » pour ceux qui la composent, les sociologues ont opéré avec cet indice une simplification du problème (cet indice en effet opérait une dichotomisation entre l’espace politique et l’espace social). C’est sur la base de cet indice qu’a pris corps la thématique du déclin du vote de classe, l’idée de l’embourgeoisement de la classe ouvrière, dans un mode de vie consumériste, avec  développement de valeurs post-matérialistes (qualité de vie, environnement, libération des mœurs), valeurs qui ne seraient pas portées par les partis traditionnels.
La controverse n’est pas close. La thèse que soutient Nonna Mayer est que les clivages de classe n’ont pas disparu mais se sont transformés.
Si l’on observe un détachement relatif des ouvriers à l’égard des partis qui sont censés les représenter, on remarque que la classe demeure la principale variable déterminante pour expliquer la progression de ce qu’on appelle « l’exit électoral » (non inscription, participation intermittente). Par ailleurs, le «vote de classe » n’est pas seulement le vote ouvrier ; rien n’indique que le vote des plus fortunés recule ; d’autres distinctions et modalités du vote, comme public/privé, apparaissent. On note à cet égard que les classements sociaux ne sont pas neutres : pourquoi mettre ensemble employés et cadres, ou encore cadres du public et du privé ?

Vote et classe : le cas des ouvriers

On a pu dire que le Front National était devenu le premier parti ouvrier. Certes, si l’on consulte les enquêtes CEVIPOF, on remarque que les suffrages ouvriers ont évolué, se sont déportés de la gauche vers la droite et le Front National (bien plus que pour la moyenne nationale de l’ensemble des votants. Du coup, on assiste à une dénonciation du populisme, et, comme le dit Annie Collovald (2004) : Pour les intellectuels, « de cause à défendre, le peuple est progressivement devenu un problème à résoudre ».
Même en ne tenant pas compte de la question de la montée de l’abstention (« exit électoral »), il est toutefois impossible d’établir un lien étroit entre vote ouvrier et Front National, d’autant plus que le vote lepéniste se caractérise autant par son flux de sortie que par son flux d’entrée. Il est en constante recomposition. Par ailleurs, le monde ouvrier n’a jamais été aussi politiquement homogène qu’on a pu le prétendre, déjà en 1969 un tiers des ouvriers votaient pour Pompidou, autant que pour Delors.

L’exit électoral, un nouveau « vote de classe » depuis les années 1980.
Si on considère les résultats des élections présidentielles de 1995, on constate que l’exit (cumul non inscriptions et abstentions) concerne 32% des chômeurs, 31 % des salariés à emploi temporaire ; 26 à 27% des ouvriers non qualifiés et des employés du commerce et des services ; 20 à 23% des ouvriers qualifiés d’industrie et des autres ouvriers qualifiés ; 11% des cadres et 17% des employés de bureau. Les tableaux laissent entrevoir :
— l’ampleur des inégalités « proprement sociales » qui serait encore plus forte si on cumulait les attributs : jeunes, ouvriers, emploi temporaire, peu diplômés,
— les fractures à l’intérieur du monde des ouvriers qu’on peut redoubler en différenciant stables et précaires, grandes entreprises et entreprises artisanales,
— le rapprochement de positions au sein des « classes populaires » : ouvriers non qualifiés, employés de service, salariés précaires, chômeurs,
— l’unité d’un groupe social : « ouvriers » et « milieux populaires ».

En 1999, il y avait encore sept millions d’actifs ouvriers mais seulement un tiers étaient des ouvriers d’usine, 13% des ouvriers du bâtiment, 4% des ouvriers agricoles, 50 % des ouvriers de service (réparation automobile, boucherie, boulangerie de grandes surfaces,livreurs, magasiniers, électriciens et plombiers de petites entreprises). De plus, les partitions les plus décisives sont : public/ privé, salariés à statut/chômeurs, précaires/CDD, industrie/artisanat, qualifiés/non qualifiés. (2).

Vote et conscience de classe

Nonna Mayer définit la “classe pour soi” par « la conscience commune, acquise par une sociabilité communautaire, d’appartenir à un groupe ayant les mêmes intérêts et les mêmes adversaires »
Pour elle, à ce titre, les agriculteurs, loin des paysans parcellaires de la Seconde république et du Second empire (qu’évoquait Marx), ils apparaissent de plus en plus comme une “classe en soi” et “pour soi” : avec un taux de syndicalisation record, une grande fréquence d’actions collectives, des votes politiquement assez peu dispersés.
En ce qui concerne les ouvriers, on peut parler d’une

lente déstructuration, avec des causes objectives : contraction morphologique entretenant le sentiment d’appartenance à un groupe en déclin, individualisation des tâches et imposition du culte de la performance individuelle, dissociation croissante entre lieux de travail, lieux de loisirs et lieux de résidence, effondrement des structures d’encadrement syndical

Les salariés du secteur privé ne sont syndicalisés que pour 5% d’entre eux. C’est pourquoi, selon Nonna Mayer

l’affaiblissement, l’atomisation, voire la disparition pure et simple des collectifs de travail et des liens de solidarité qui les constituait en “classe” distincte et distinctive prédisposaient ceux qui en étaient les victimes à l’exit abstentionniste plutôt qu’à la loyauté à l’égard de “partis ouvriers” préservant – de plus en plus discrètement — des intérêts collectifs et une dignité de plus en plus menacés

Désormais, la relation entre « conscience de classe » et « vote de gauche » ne se pose plus sur le mode de l’évidence, de la délégation naturelle à un parti politique comme cela a pu l’être dans les années 50 et 60 avec le Parti Communiste. Dans un entretien rapporté par Michelat et Simon (en 1977), cette relation s’exposait encore :

on est neutre et on pense quand même …, je sais pas, moi, on est ouvrier alors on cherche le parti, là où l’ouvrier est défendu le plus…, je ne peux pas, je ne peux pas vous expliquer, on est pour celui qui est pour l’ouvrier, voilà. On est communiste, enfin on a une tendance peut-être mais sans vraiment, sans politique, sans faire de politique.

Lorsque subsiste cette relation, elle ne concerne plus qu’une fraction minoritaire d’un groupe ouvrier « soumis à des tensions et des forces centrifuges de plus en plus insupportables. »
En se référant à une enquête de Chiche et Mayer (2002) et de Michelat, Simon (2004), on remarque que pour le tiers des ouvriers qui affirment leur appartenance à la classe ouvrière, le vote de gauche continue à prédominer (62%) et le vote FN à rester marginal (7%), tandis que le vote à droite représente toujours un petit  30% (sans qu’on ait de précisions sur les non inscrits et les abstentionnistes). Pour le quart des ouvriers qui s’affilient “subjectivement” à une autre classe sociale, le vote de gauche concerne 53% et le vote frontiste devient plus probable (un sur six), la plupart des votes se portant toutefois vers la droite classique. Pour ceux qui ne se reconnaissent aucune affiliation de classe (plus de deux ouvriers sur cinq), 41% votent à gauche, 37% votent pour la droite classique et on note une sur-représentation du vote frontiste (22%).
Le vote de droite maximal (59%) se trouve chez les enquêtés qui ne se reconnaissent aucune appartenance de classe et qui n’ont aucune attache avec le milieu ouvrier. Il est deux fois moindre chez ceux qui revendiquent leur identité ouvrière, quels que soient leurs “attributs ouvriers” (26 à 31%).

Comparaison dans le temps. Tendances

Pour caractériser la situation professionnelle des personnes interrogées, Nonna Mayer se sert de la nouvelle nomenclature des catégories socioprofessionnelles de l’INSEE (2). Selon l’auteur, cette nomenclature a le mérite de concilier les deux grandes approches des classes, celle de Marx, qui en fait des acteurs collectifs, définis par leurs places dans le processus de production, et celle de Max Weber en termes de stratification sociale, constatant l’inégal accès des individus aux ressources économiques, sociales et politiques, sans que nécessairement ces inégalités se cumulent.

— Recul du clivage ouvriers/non ouvriers
En 1978,  le vote ouvrier pour la gauche était de 70%, (de 17 points supérieur au niveau national). En 1987, il n’est plus supérieur que de 14 points. En 2002, il n’y a plus de différence. Pour Nonna Mayer, ceci est dû au changement de composition de la classe ouvrière : deux ouvriers sur cinq appartiennent désormais au secteur tertiaire, comme chauffeurs, manutentionnaires ou magasiniers ou bien travaillent dans des services marchands (comme intérim et nettoyage). Ils ont des situations professionnelles caractérisées par l’isolement et la précarité, sans tradition de lutte syndicale et d’action collective.

— Clivage indépendants/salariés
Les professions intermédiaires (techniciens, enseignants, travailleurs des services médicaux et sociaux) appartenant au secteur public, d’origine populaire et sensibles aux « valeurs hédonistes » sont ceux chez qui la gauche conserve le plus de suffrages. Ils se distinguent nettement des travailleurs indépendants (médecins, épiciers, agriculteurs, chefs d’entreprise), propriétaires de leurs moyens de travail. Cette distinction pouvait déjà être constatée en 1962, elle s’est accentuée en 1978, où plus de 2/3 des agriculteurs et des patrons votaient à droite, davantage encore en 1995 où les 4/5 votent à droite.

— Clivage public/privé
La gauche reste nettement majoritaire chez les agents de la fonction publique et des entreprises publiques (RATP, EDF, France Télécoms, Poste), alors qu’elle était en très net recul chez les salariés du privé, les ouvriers et employés se reportant sur un vote frontiste tandis que les cadres et ingénieurs le font sur la droite modérée.

Pour conclure, selon Nonna Mayer la probabilité de voter pour la gauche ou pour la droite « dépend encore très largement du rapport des individus aux moyens de production et d’échange ». Seul, le Front National échappe à cette logique, les choix électoraux se présentant dans ce cas comme un vote trans-classiste et trans-clivage, sur l’enjeu de l’immigration selon elle. Depuis 1986, le Front National rassemble « l’atelier et la boutique », il pénètre le monde agricole (élections 2002). Désormais, les agriculteurs, les patrons, les employés, les ouvriers sont susceptibles de voter pour ce parti. Seuls résistaient, encore en 2003, les salariés moyens et supérieurs. On peut penser que cette pénétration est désormais à l’œuvre si l’on en croit les résultats des enquêtes électorales CEVIPOF depuis 2015.

NOTES
(1) Pour établir de réelles correspondances entre classes d’existence et comportement électoral, il faudrait une quantité énorme de sondages (au moins 10 000) et un découpage à un niveau très fin (le canton). De ce fait, toutes les analyses qui concluent actuellement à l’inexistence d’un vote de classe sont tendancieuses.
(2) Nomenclature élaborée en 1954, refondue en 1982 avec le code des métiers, pour devenir la nomenclature des professions et des catégories socioprofessionnelles, qui distingue 489 professions, 39 catégories socioprofessionnelles (CSP) et 6 groupes socioprofessionnels (GSP).

 

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