7. Le régime de Vichy et les difficultés du modèle communautaire français

On a observé les conceptions communautaires, organiques ou non, “génocratiques” ou non, dans leur cohérence interne, dans des formes plus ou moins unifiées. On se propose maintenant d’examiner un ensemble de pensées “communautaires” sous l’angle de la faille qui les traverse, ou qui, du moins, traverse certaines de ces pensées.
Pour ce faire, on convoquera plusieurs auteurs, d’inégale notoriété, mais qui, à plus d’un titre participent d’un ensemble : Lucien Romier, Edouard Wintermayer, Raymond Postal, Louis Le Fur, Charles Brun, André Gervais, les contributions de ces auteurs étant regroupées dans un ouvrage publié sous le régime de Vichy, France 1941.
A l’exception du texte de Romier qu’on évoquera, et qui date de 1926, tous les textes auxquels on fera appel sont produit dans une situation de crise extrême, entre 1941 et 1944. La France est sous domination de la puissance alle­mande, occupée, dirigée par des “gouvernements” fan­toches. Les auteurs consultés sont tous habités, plus ou moins, par un esprit de « collaboration ». Ils sont, pour diverses raisons et à des degrés divers, ad­mirateurs de l’Allemagne, voire du fascisme, ce qui les porte à être plus ou moins pétainistes. Ils sont tous en une vive opposition au commu­nisme (et plus singulièrement à l’URSS), ils sont des détracteurs pugnaces du régime qui, selon eux, a permis le Front Populaire, ils honnissent les républicains Espagnols.
On peut dire qu’ils voient tous dans l’hégémonie allemande, d’une part, fasciste d’autre part, dans le régime de Vichy, voire dans le gouvernement de Laval, des remparts contre la démocratie, la répu­blique, le bolchevisme, et plus encore des clés de la restauration de l’ordre social dominant ébranlé selon eux par la grande crise économique et par le Front Populaire.
C’est dans ce contexte que nos auteurs exposent leurs idées commu­nautaristes, leur opposition à la société politique, leurs volontés de rétro­gression, de réintroduction du Moyen Âge dans le monde moderne.
Les critères de la pensée communautariste présents dans les écrits de ces auteurs, sont classiques, et maintenant familiers.
La communauté est homogène. C’est un tout dont les parties sont de même nature. « La nation doit être une communauté homogène dont les parties sont de même nature […] exclut la contradiction mais point la di­versité ». (Gervais)
La communauté est solidaire. La solidarité est une essence. Il doit y avoir interdépendance réciproque de tous. (Gervais) La communauté est donc un tout organique. La solidarité est dans le temps, mais c’est une dimension pseudo “historique”, de fait anhistorique, sur le modèle de Barrès. « Solidarité continue dans le temps : elle va d’hier à demain, de nos ancêtres morts à nos fils à naître. » (Gervais) Cette assertion rappelle la liaison des morts et de ceux à naître qu’on a vu avec Konstantin Frantz.  La solidarité est opposée aux contradictions sociales. (Postal)
La communauté est une communauté de destin. (Gervais) Ici la notion « communauté » désigne encore un tout organique, en même temps la “trace” historique est refoulée, le destin impliquant un pré-donné, un pré-posé.
Selon Gervais, la communauté est communion, unité spirituelle, âme, fidélité, dévouement, discipline (foi et dévotion du disciple). Postal fait également appel à la morale et à la spiritualité. Il faut noter que la com­munion implique ici une totalité, c’est rien moins que la communion de pensée, d’intention, d’idéal, d’intérêt, de volonté, d’action.
Pour Wintermayer et Brun la communauté est naturelle, de sol et de sang, de race et de sol qui forment son déterminisme. « Ayant compris la grandeur du communautaire […] et se basant sur son sang et sur son sol, nous ne saurions faire autre chose que de mettre tout en œuvre pour que cette transformation du monde s’accomplisse. » (Wintermayer) « Vue profonde et qui mène loin, que cette acceptation d’un déterminisme, celui de la race et du sol. » (Brun)
La « vie ethnique » est donc logiquement un point central de la pen­sée d’un homme comme Wintermayer. La vie ethnique est la vie de « l’homme ethnique » dans les « États ethniques ».
Tout aussi logiquement, la dislocation des formations sociales histori­quement constituées est un point d’appui et d’application de la pensée de Charles Brun. C’est pourquoi il prône le « régionalisme », le « provincialisme » à la place de la nation, en quoi il reprend les « groupes primaires » et « médiocres » de Proudhon.

A quoi s’opposent ces vues ?
Le groupement organique communautaire d’un Gervais s’oppose à ce qui est réputé diviser, en fait il exclut la contradiction en pratique, et aussi en esprit, il exclut les « dissidences, les rites hétérodoxes ».
La communauté de race, de sang, de sol, vue par Wintermayer et Brun, s’oppose évidemment à tout ce qui est d’ordre social, construit, produit humain.
En dépit des différences existant entre leurs propositions respectives, ces différents auteurs se retrouvent pour s’opposer à la structuration pro­prement sociale de la société, la structure de classes, s’opposer à la lutte de classes, aux classes et à ce qui y est lié : la forme politique de la société.
Le Fur et Brun préconisent l’organisation verticale des rapports so­ciaux, voire l’organisation sociale en “faisceaux”. Tous préconisent une collaboration de classes. Gervais se fait le chantre du rapport immédiat entre « chef » (Pétain) et « opinion », forme « suprême de la commu­nion ». Il préconise donc logiquement la disparition des “partis” qui « sont contraires à l’unité nationale », et qu’il faut « tuer plusieurs fois, pour en tuer l’esprit ».
Selon une figure “classique”, tous à un titre quelconque participent à la condamnation de la Réforme, de la Renaissance, de l’individualisme maté­rialiste, de la Révolution française, fourrier du socialisme et du commu­nisme, de la Russie Soviétique et de l’Espagne rouge, de Rousseau, Hobbes et Kant, incarnant à divers degrés le “construit” et le rationnel ; enfin à travers leur opposition à « l’omnipotence » du roi ou de la majorité, ils manifestent leur opposition au principe même de la souveraineté. De telles condamnations vont avec des apologies de Proudhon (Le Fur), du Moyen Âge (Brun, Wintermayer), des formes féodales survivantes en Allemagne (Wintermayer).
Somme toute, dans leur ensemble ces thèses sont très conformes à “l’esprit du temps”. Pourtant on peut déceler des manifestations d’hétérodoxie, des contradictions avec les modèles communautaristes les plus purs, ceux de Tönnies et de Mann par exemple.
Ainsi, deux auteurs au moins, Gervais et Postal, s’écartent de la gnose communautariste, ce qui pourrait leur valoir de la part des vestales de l’orthodoxie la même critique que Konstantin Frantz adressait à Proudhon : ils ne nient pas, ne rejettent pas tout ce qui est construit, “fabriqué” par les hommes ; ils ne rejettent pas toute universalité abs­traite, elle-même forme générale des « artifices » humains.
Lorsque Gervais pose la « solidarité » comme « interdépendance de tous les hommes », ou comme étant « dans le temps, d’hier à demain », il ne la pose pas nécessairement exclusivement en soi-même, se suffisant, comme  autoproduction ou révélation aux hommes, il laisse la porte ouverte à une extériorité à la communauté, c’est, par exemple « l’interdépendance des hommes de la nation France ». Or, la nation France n’est pas un fait de nature, un donné immanent, c’est une réalité “construite”, différente de la “germanité” telle qu’on l’a vue avec un Thomas Mann.
Postal, Gervais, et dans une certaine mesure Romier préconisent – non sans ambiguïté – des formes universalistes de représentation des rapports sociaux, des formes “fabriquées”. Ils exaltent le rôle de l’Église catholique et romaine, contre le « nationalisme » et le « gallicanisme ». Ils y voient le moyen de réunir dans une « solidarité européenne » toutes les nations, et de les conduire à la « patrie céleste ». Dans la foulée ils invoquent « le pouvoir du Christ sur toutes les nations », référence à l’encyclique Quas primas de 1925, et qui rappelle que tout « pouvoir procède de Dieu ». Certes, ils s’opposent en cela aux formations nation et État modernes, et à ce qu’elles recèlent de révolutionnaire. Certes est-on ainsi sommé de se soumettre à l’ordre social existant, certes il y a bien là une irréductible opposition au progrès social. Mais, c’est aussi une opposition au simple retour au Moyen Age barbare, à la simple suprématie de l’être de nature, de “force” pure.  Bien sûr l’affirmation que l’origine du pouvoir est en Dieu, s’oppose à la souveraineté des nations, des peuples. Mais elle est aussi une affirmation que le “pouvoir” est distinct et au-dessus du monde immédiat, des rapports immédiats, est donc une “abstraction” et une forme générale des rapports immédiats. Par là d’ailleurs aucune nation, aucun homme, aucune “race”, ne sont exclus. Il n’est pas difficile de se représen­ter ce qui distingue une telle conception “catholique” des conceptions “barbares”, de celle d’un Thomas Mann apologiste de la prévalence de la brute.
C’est donc une porte ouverte à une reconnaissance de la spécificité et de la prévalence des lois, des règles régissant les rapports sociaux et en lesquelles ils se représentent. C’est la possibilité par exemple du Droit romain. De là Postal tire probablement son idée de « loi transcendante » qui peut jouer contre la domination concrète par les hommes de leurs rap­ports, et contre l’adhérence des hommes aux conditions immédiates de vie, adhérence interdisant la conscience. C’est donc encore une possibilité de conscience.
Or toutes ces données sont en contradiction avec le modèle pur communautaire (fondé sur l’originel, le non construit). Il y a mise en œuvre d’éléments construits, de facteurs, ou du moins de possibilités de “distance”, de “médiation”, donc de distance au regard de l’immédiat, du “naturel”, de race ou ethnique. Laisser la porte entrebâillée au Droit romain c’est prendre le risque, en fin de compte, de voir appa­raître la société politique.
Cela aussi bien permet aux auteurs de se payer de mots. Si un Charles Brun ou un Wintermayer se félicitent de la domination de « l’homme eth­nique allemand », de « l’État ethnique allemand » sur une Europe ethnique en formation, un auteur comme Le Fur, fort de fictions sophistiques, pose que l’Allemagne traite avec d’autres “États”, en même temps la réalité lui fait devoir de préconiser l’abandon du « principe de souveraineté absolue » et de « l’égalité entre États ». Ce type de mélange est le résultat le plus pro­bable d’une coexistence des idées ressortissant à l’universalisme chrétien et d’une adhésion au communautarisme de type germanique.
Certains auteurs de la période considérée, en raison même d’ailleurs des caractères de cette période, permettent de voir les contradictions de l’adhésion des penseurs français à ce communautarisme, du moins de ceux qui n’ont pas dépouillé toute leur formation propre, spontanément ceux-ci ne produisent pas une conception du communautaire naturaliste, innéiste, panthéiste, ethnique, raciste.

Références

1944
Ch. Brun, « La France et ses provinces », France 1941, Paris,1941.
Gervais, De la nation, Vichy, 1944.
Louis Le Fur, « La France devant l’Europe », France 1941, Paris, 1941.
Raymond Postal, « Introduction », France 1941, Paris, 1941.
Lucien Romier, Nation et civilisation, Paris, 1926.
Ed. Wintermayer, L’Europe en marche, Paris, 1943.

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