Sur le « contenu » social de Mai 68

Que l’on ait participé ou non aux événements, le mouvement de Mai 68 ne laisse pas indifférent. Et ceci que l’on se déclare pour ou contre, ou encore que l’on se situe dans une position ambivalente, ne sachant pas toujours ce qu’on doit en penser. Pour certains, Mai 68 se présente comme un mythe révolutionnaire. Pour d’autres, au contraire, comme un symbole de décadence, ou comme le  début d’un processus de déconstitution des acquis républicains.

Mais, dans tous les cas, pour le citoyen ordinaire, il y a en général une grande difficulté à situer ce mouvement dans l’histoire, du moins dans l’histoire telle qu’on la concevait il y a une vingtaine ou une trentaine d’années, lorsque l’histoire, en tant que science, travaillait à caractériser les conditions de surgissement de tel ou tel événement (qu’il s’agisse par exemple de la Révolution française, de 1936, de l’avènement du fascisme).

Les événements alors étaient situés dans leur contexte d’ensemble, contexte interne d’un pays donné, conditions externes d’ordre international, prise en compte des données économiques, politiques, etc. Une grande importance était accordée aux causes : causes structurelles ou conjoncturelles, causes lointaines ou proches, mise en évidence des enjeux, de divers ordres, économiques, politiques, sociaux, avec éventuellement une interrogation sur le rôle dévolu à telle ou telle classe sociale, sur le « sens » historique à accorder à l’événement. La question, des suites, des conséquences, des changements que pouvait provoquer tel ou tel mouvement, était aussi envisagée.

Bref, pour tout événement de nature historique on disposait d’une analyse historique, bonne ou mauvaise, le situant par rapport à un avant, un après. Et si l’on considérait qu’il s’agissait d’un “tournant” dans l’histoire, il allait de soi qu’on s’efforçait de signaler dans quel sens un tel tournant pouvait s’être effectué. À propos de 68, malgré l’abondante littérature qui lui a été consacrée, il n’existe pas à ma connaissance d’analyses historiques de ce type. Beaucoup des ouvrages disponibles sont centrés sur les idées, les phénomènes dits de société, non sur une explication de cet épisode historique. On note aussi que les interprétations les plus répandues se sont focalisées sur le mouvement étudiant, et souvent en se limitant à la France.

En 2008, des historiens français ont ainsi tenu un colloque sur 1968 « Le mai 68 des historiens ». Ce mouvement ne semble pas avoir été considéré par ces historiens comme un objet d’histoire à part entière. Parmi les intervenants beaucoup se sont préoccupés de leur propre « vécu », de ce qu’ils avaient « perçu » subjectivement à ce moment, et peu d’une analyse de l’événement dans la continuité historique. L’accent a été porté sur « l’histoire culturelle », « l’histoire des mentalités », « l’histoire immédiate ». La « faillite de la conception marxiste de l’histoire » (et de sa fâcheuse prétention à rechercher des causes) a aussi été mentionnée.

A noter, en passant, que dans la conjoncture intellectuelle du moment, un courant historique qui devient dominant estime qu’il est « ringard » de se préoccuper des causes ou des conséquences de tel ou tel événement. On va jusqu’à dire que la notion même d’événement implique que l’on doit se situer hors de toute causalité objective, que “l’événement” constitue précisément la manifestation d’un pur « désir », de l’irruption de la « subjectivité » de tel ou tel groupement humain, contre le déroulement objectif de l’histoire.

Si l’on compare maintenant la trace historique de 68 par rapport à celle du Front Populaire, de Juin 36 par exemple, on remarque que pour la plupart, les historiens spécialistes de la question s’étaient efforcés de situer le contexte, les causes possibles, les suites de ce mouvement, son avant et son après, ses enjeux, etc. Une conception plus traditionnelle de l’histoire était alors à l’œuvre, on se préoccupait moins dans la “communauté des historiens”, des nouvelles questions aujourd’hui mises à l’avant scène, la « culture », la « vie quotidienne », les « images mentales », le « vécu », les « genres », etc.

Toutefois, le changement des objets pour l’historien n’est peut-être pas l’unique cause qui rend compte de cette différence de traitement. Elle tient sans doute aussi à la nature même du mouvement de 1968. Au moment du Front populaire, de Juin 1936, des enjeux sociaux et politiques relativement clairs étaient explicitement formulés. En termes de pour et de contre : pour le pain, la paix, la liberté, pour un régime socialiste selon certains, contre le fascisme et la guerre (l’unité de lutte, faut-il le rappeler, s’était faite en partie sur ce thème, malgré les divisions). De cette période historique, et malgré l’échec relatif du Front Populaire, le reflux de 1938, le déclenchement de la guerre, l’occupation, il reste l’idée d’une « embellie » au milieu d’un monde en pleine tourmente, pour reprendre l’expression de l’écrivain Jean-Pierre Chabrol.

Si l’on interroge sept ou huit décennies plus tard, des groupes de population représentant diverses catégories sociales, on note que les traces laissées par le Front populaire et Juin 1936, sont assez nettes, et les apports sociaux du mouvement sont en général clairement énoncés : notamment les quarante heures, les congés payés. Si l’on s’intéresse maintenant aux représentations de 1968, on remarque au contraire que les objectifs, les horizons d’attente, tels qu’ils ont pu s’exposer dans les slogans, sont beaucoup plus flous, disparates, et surtout moins centrés sur la réalité sociale.

L’écrivain espagnol Max Aub indiquait à cet égard le 30 mai 1968 : « Ceux de 1789 voulaient quelque chose : ils présentaient un cahier de doléances ; […] ceux de 1917, à Saint-Pétersbourg, voulaient sans le savoir la même chose que Lénine ; ceux de maintenant ne savent pas ce qu’ils veulent. »

Si l’on interroge la trace laissée par 1968, que ce soit sur le pour ou sur le contre, sur les acquis, sur les conséquences, il y a peu de réponses claires, on peut parler de rêve, et pour les plus militants d’autonomie, de liberté, notamment dans le domaine de la sexualité, du combat contre le “pouvoir” et “l’autorité”, presque jamais de changement de régime social, d’espérance historique, ni même d’amélioration conséquente en matière d’avantages économiques. On glisse très vite vers le contre, l’anti, là aussi surtout pour les plus “politisés” : contre de Gaulle, contre la guerre au Vietnam et les états-Unis, contre l’URSS et le communisme (ou le « révisionnisme » soviétique). Les moins militants évoquent plutôt un « ras-le-bol ». Du côté des salariés, on peut indiquer que des avantages ont été acquis, très souvent sans pouvoir en préciser les contenus effectifs. Souvent il ne reste que l’idée de droits nouveaux acquis par les femmes, ici aussi en attribuant certaines mesures à la postérité de 68, alors que celles-ci ont été antérieurement adoptées (loi Neuwirth par exemple).

Depuis quelques années, on parle et on s’efforce de « refaire 68 », mais comment « refaire 68 » si l’on ignore tout du contexte historique qui a fait que « 68 » s’est révélé possible, si l’on ignore tout des causes et de la nature effective du mouvement, comme de ses effets dans l’histoire. Et pour ceux qui voient dans Mai 68 un mal absolu, comment faire pour éviter le retour d’un tel événement, ou supprimer ses effets, si de la même manière on se trouve incapable de le situer historiquement ?

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