Anton Zischka, Afrique, complément de l’Europe, ou Afrique complément numéro 1 de l’Europe (Afrika, Europas Gemeinschaftsaufgabe nr 1), Vienne, 1951, Paris, Robert Laffont, 1952.
En quatrième de couverture, l’auteur de l’ouvrage, Anton Zischka, est présenté comme un « célèbre géopoliticien », sans autre précision sur sa biographie. Si l’on consulte les références qui lui sont consacrées sur divers sites internet, nul doute pourtant que ses ouvrages d’analyse « géopolitique » ne lui aient valu une grande notoriété. Spécialiste itinérant, on recense d’innombrables livres publiés sous son patronyme, sur l’Extrême-Orient, le Japon, l’Italie, l’Abyssinie, le combat pour les matières premières, la guerre du pétrole, (Ölkrieg, 1939), l’Allemagne et le monde, l’Europe, etc. Mais toujours pas de biographie conséquente.
A force de persévérance, quelques indications peuvent être trouvées, notamment sur le site www.deutsches.museum.de/bib/archiv/zischka.htm. Le Musée allemand parle à son propos de « l’un des plus importants écrivains (non fictionnel) du siècle dernier », auteur de plus de 50 livres (avant la Deuxième Guerre mondiale des millions d’exemplaires de ses ouvrages ont été vendus). On apprend qu’il est né à Vienne en 1904, mort à Majorque en 1997. Une longue vie sûrement bien remplie, mais peu de choses concernant ses activités professionnelles, il aurait été journaliste dans divers pays, puis écrivain professionnel. Sur la période de la guerre et de l’avant-guerre, presque rien. Il est suggéré que la diminution de l’audience mondiale de ses livres après 1945, pourrait tenir au motif suivant : on lui aurait reproché d’avoir eu des « connexions nazies », et peut-être un peu plus (activités pour la légion Condor). Les griefs à son encontre tiendraient aussi à ce que son œuvre ait « propagé des idées proches de l’idéologie national-socialiste d’autarcie économique », ses livres étant largement diffusés au plus haut niveau de la hiérarchie nazie (ainsi que dans les classes supérieures des écoles).
Quoi qu’il en soit Zischka fut emprisonné pour quelques mois en 1946, sous « la pression des alliés ». Il refit assez vite surface dans la presse allemande et autrichienne, d’abord sous des pseudonymes, puis sa carrière reprit son essor, sous l’impulsion de l’éditeur Bertelsmann qui à partir de 1950 publia douze de ses livres, au rythme moyen de un par an.
Ce préambule ne nous paraît pas inutile pour éclairer le contenu d’ensemble de l’ouvrage Afrique, complément de l’Europe. Zischka plaide en faveur d’un renforcement de la puissance européenne, au plan interne par une évacuation des barrières nationales, et à l’extérieur par une politique de développement de l’Afrique sous égide “européenne”, ce que résume l’expression qu’il utilise, l’Eurafrique. Comme beaucoup de ses ouvrages celui-ci semble axé sur une optique paneuropéenne (pour ne pas dire pangermanique), en opposition aux visées américaines (voir aussi à ce propos d’autres titres, la Guerre du pétrole, la Fin du siècle américain, le Dollar).
Un axe prometteur : l’Allemagne, l’Europe, l’Afrique
Pourquoi l’Afrique ? Ce continent est présenté comme une terre promise pour diverses raisons : ses ressources internes, ses « précieuses matières premières », des « énergies naturelles » incommensurables, c’est encore le seul continent où l’on peut trouver « l’équivalent de millions de travailleurs infatigables ». L’organisation humaine présente aussi un intérêt particulier. La forme tribale, ethnique de l’organisation africaine justifie une intervention extérieure capable de combler les défauts de ce type d’organisation (incapacité à organiser la vie sociale sur de grands espaces, à diriger un État). Les données internationales, l’état actuel du partage du monde font en outre de l’Afrique « un facteur vital » dessinant un nouvel axe Nord-Sud.
« Notre occidentalisation est parvenue à son extrême limite. Il ne nous reste donc plus que le Sud, que l’Afrique. Ainsi notre but est-il sans équivoque. »
« Le conflit Est-Ouest a fait de l’Afrique un facteur économique et politique déterminant. »
L’expansion ne peut plus se faire que vers le Sud,
« l’Est nous est interdit, mais le Sud est libre », « il nous reste, par chance, la possibilité de nous étendre vers l’Afrique ».
Outre l’utilisation de ses richesses, l’expansion vers l’Afrique, permettrait d’étendre les débouchés, vendre les marchandises produites qui ne trouvent plus à s’écouler sur un marché intérieur saturé. L’objectif étant précisé, demeure un préalable : l’Europe doit se constituer en « Troisième force ». Il lui faut pour cela, une « volonté commune de s’aider elle-même » (refus de toute “vassalité”, plus spécialement à l’égard du monde “anglo-saxon”) : être « sur des bases matérielles solides » et pouvoir jouir du « plein épanouissement de son travail et de son commerce ». L’Europe pour advenir a besoin d’une Allemagne une et entière :
« La réunification de l’Allemagne […] doit être un remède organique. Il doit engendrer une guérison par le dedans. »
Une identification être faite entre Allemagne et Europe, dans leurs rapports avec le reste du monde, de l’Est et de l’Ouest. Les relations conflictuelles entre ces deux pôles leur enjoignent de jouer un rôle déterminant, le rôle de l’Allemagne se superposant ici à celui de l’Europe :
« Le rôle que la nature et l’histoire ont assigné à l’Allemagne est en effet d’être la médiatrice, de rétablir l’équilibre entre l’Est et l’Ouest. »
« L’Europe en particulier [sa] fonction essentielle est d’être médiatrice. »
L’Allemagne seule ne suffit pas toutefois, il lui faut l’aval français comme tremplin de sa Weltpolitik. « La nation européenne devra se former autour d’un “noyau germano-français”. »
Pour exploiter l’Afrique, unir l’Europe, abaisser les égoïsmes nationaux
La réalisation d’une « force européenne » (préfigurant l’Europe puissance) suppose que l’on aliène les « égoïsmes nationaux » des « pays européens ». Zischka remet en cause le Traité de Versailles qui selon lui « inaugura des frontières qui enserraient dans des espaces trop étroits des nations créées de toutes pièces… » Les « nations européennes » semblent être condamnées.
« Avec ces délimitations, tout circuit normal et organique, toute possibilité d’échanges profitables et sains, devenaient impossibles. »
Ses fractionnements internes dessinant une Europe opaque, indéterminée, « ses frontières [n’étant] que des conventions formelles définies par la statistique géographique ».
Zischka déplore que la construction de l’Europe rencontre des obstacles. Il conviendrait alors qu’au « lieu de travailler les uns contre les autres, nous décidions de travailler ensemble », c’est une « affaire de volonté ». Dans la mesure où l’unité de l’ensemble européen ne se réaliserait pas, l’expansion vers l’Afrique serait compromise. C’est pourtant une ardente nécessité, d’autant que l’immensité africaine atteste qu’une nation, à elle seule, ne peut prendre en charge un tel fardeau.
« L’Afrique est trop grande pour être prise en charge par une nation particulière. »
« Nous avons besoin que tous les Européens sans distinction de nationalité puissent s’installer, prospecter, faire du commerce, travailler, créer des industries en Afrique, sans se heurter à toutes les chicanes bureaucratiques et nationales. »
Les zones d’influence constituées par chaque puissance européenne seraient à mettre dans le pot commun européen.
« Aucun pays isolé ne dispose d’assez d’hommes et de matériel pour assumer la charge d’un empire colonial. Et si l’Europe ne s’unit pas pour exploiter l’Afrique, l’Afrique ne sera pas exploitée. »
L’Eurafrique pour la puissance, contre les hégémonies de l’Est et de l’Ouest
L’impératif est clair. Pour exploiter l’Afrique, l’Europe doit s’unir et les nations s’abaisser, faute de quoi les puissances extra-européennes l’asserviraient.
« Si l’Europe ne veut pas être écrasée entre la Russie et l’Amérique, elle ne doit s’allier avec aucun des deux “géants”, parce que, depuis longtemps, l’un comme l’autre souffre d’un excès de puissance. »
« Si l’Europe compte sur des circonstances extérieures elle deviendra tôt ou tard un champ de bataille sur lequel les puissances extra-européennes assouviront leur soif d’hégémonie mondiale. »
La question de la lutte pour l’hégémonie mondiale ne ressort on le voit chez l’auteur que des « puissances extra-européennes », en aucun cas de l’Europe ou de la puissance allemande.
Dans ce combat contre les excès des puissances non européennes, l’Europe ne semble pas se suffire à elle même, elle a besoin de l’Afrique pour se placer au même rang que ces deux rivaux.
« L’Eurafrique, et elle seule, ne renforcera aucune puissance autre qu’elle-même, ni l’Est, ni l’Ouest. Elle ne met en danger ni les États-Unis, ni l’U.R.S.S. »
L’espace africain, le Sud, devrait devenir chasse gardée de l’Europe afin de renforcer le « milieu », mais aussi pour le rendre plus puissant :
« l’Europe, si elle s’adjoint l’Afrique, deviendra la plus importante des trois grandes unités territoriales mondiales. »
Il faut cependant rassurer les rivaux et les convaincre du bien-fondé de l’expansion euro-africaine. Du côté de l’Est, il s’agit de
« démontrer à l’U.R.S.S. qu’aucune agression ne la menace, que l’Europe ne travaille pas pour l’Amérique, mais pour l’Afrique, que l’Europe a l’intention de se défendre de l’emprise de l’un comme de l’autre ».
Du côté de l’Ouest,
« si l’Amérique comprend que l’Eurafrique sera assez forte pour se défendre contre toute agression […] alors […] l’Amérique finira-t-elle par admettre que la guerre ne rapporte pas ».
Ainsi « l’Eurafrique ne peut qu’être profitable à tous ».
Fondant son argumentaire sur la rivalité « Est-Ouest », l’auteur perçoit que ce type de discours n’est peut-être pas encore assez convaincant, il y adjoint l’argument de la croissante globale des échanges.
« De plus les États-Unis verront d’autant moins d’inconvénients à la constitution de l’Eurafrique qu’ils y trouveront plus d’avantages économiques pour eux-mêmes. »
« L’Afrique permettrait d’augmenter les échanges entre l’Europe et les États-Unis. »
Puis c’est l’argument du combat anticommuniste auquel les Américains devraient se révéler sensibles :
« il est probable que les États-Unis n’opposeront pas de résistance ouverte à la constitution de l’Eurafrique, car si l’Europe réussit ainsi à renforcer sa position contre le bolchevisme, l’Amérique en sera d’autant plus assurée de sa propre sécurité ».
L’Eurafrique, cette entité permettrait de
« créer en Afrique les conditions économiques, politiques, et sociales telles que les indigènes y trouvent des raisons valables de s’opposer au communisme ».
Zischka prend le monde est tel qu’il est alors, avec les rivaux de l’Est et de l’Ouest. Il n’en imagine pas moins leur possible disparition :
« …cette puissance financière (les États-Unis) risque de sombrer dans son propre matérialisme, tout comme le libéralisme anglais en est mort, tout comme sans doute la Russie périra un jour de son marxisme ».
L’Eurafrique pour faire la paix ou faire la guerre ?
L’auteur nous fait part d’une préoccupation relative à ce qu’il nomme la paix. Cette préoccupation légitimerait la volonté européenne d’occuper l’espace africain.
« Pour que la collaboration de l’Europe avec d’autres puissances devienne une garantie de paix efficace, il nous faut l’Afrique » ; « …l’Eurafrique […] aura les moyens pratiques de faire triompher une politique de paix ».
Mais comme souvent en la matière, cette rhétorique de la pax europeana vaut pour renforcer sa propre puissance :
« La création de l’Eurafrique sera notre meilleur armement », « nous serons invincibles par l’Est comme par l’Ouest ».
S’il nous faut l’Afrique, il nous faut aussi l’Europe. Le renforcement de la puissance globale par l’Eurafrique suppose bien évidemment l’unité interne de son pôle dominant, contre ses guerres “fratricides”.
« Si donc les deux ennemis irréductibles, la France et l’Allemagne, exercent […] un contrôle commun, si leur production et leur consommation respectives sont organisées de façon à rendre impossible toute espèce d’autarcie, la paix doit être assurée. »
Paix européenne alors peut-être, mais sûrement pas paix mondiale. Ce qu’il s’agit d’affermir en effet ce sont les conditions d’un combat, de l’Europe mené dans de bonnes conditions, face à un rival désigné, combat économique sans doute, mais qui peut en préparer un autre, plus “classique”.
« Nous ne pouvons pas, à la fois entreprendre l’exploitation de l’Afrique et réarmer sur le rythme des Américains. »
En édifiant l’Eurafrique il est aussi question de constituer « un marché de matières premières sans lesquelles il est impossible de faire la guerre (c’est nous qui soulignons) ».
Anton Zischka dresse le bilan des différentes interventions occidentales en Afrique. Il constate que la « civilisation » qu’on a prétendu y apporter jusqu’alors présente quelques imperfections. Le succès véritable d’une « occidentalisation » de l’Afrique repose sur la massification des mélanges, « par le contact de deux masses humaines ». Une
« nation particulière ne peut en assumer la charge, c’est pourquoi on doit méditer sur l’échec des politiques coloniales, tant la française basée sur “l’assimilation”, que l’anglaise privilégiant “l’association” ».
« La théorie de l’assimilation, comme celle de l’association sont pareillement absurdes et hypocrites. »
Anton Zischka préconise de suivre la voie naturelle, une « méthode » infaillible, celle de la « symbiose, coexistence permanente d’organismes de « natures différentes » qui « se soutiennent mutuellement ». La « tâche » revenant aux Blancs est « d’organiser, de coloniser dans le bon sens du terme », car indique l’auteur : « nous ne ferons pas l’Eurafrique malgré les Africains, mais avec eux ».
Vers un Euro-monde ?
L’Eurafrique, après l’Europe, comme étape d’un processus d’expansion germano-européenne, n’en est pas l’ultime aboutissement (comme l’indique le titre allemand, l’Afrique n’est que le complément n° 1 de l’Europe, d’autres doivent suivre). Le cadre spatial euro-africain, devra à son tour être dépassé, la Méditerranée constituant le “pont” et la voie qui permet de relier trois continents.
« Le sort de l’Europe dépend directement de la Méditerranée qui relie le Sud de l’Europe à l’Afrique du Nord et à l’Asie. » « [la Méditerranée] est notre route de communication la plus rationnelle avec les incalculables richesses d’énergie du Proche et du Moyen Orient. »
Reste à établir le principe d’unité d’un tel espace. Si la géographie s’y prête imparfaitement, un concept ad hoc y pourvoira. « L’Asie, l’Afrique, l’Europe forment une unité géographique », le « raisonnement global » intercède en ce sens :
« C’est une erreur que de séparer l’Asie, l’Afrique et l’Europe ; il convient, au contraire, de les réunir dans un concept commun. Il est temps de faire l’apprentissage d’un raisonnement global. »
Quant aux « frontières » politiques, elles sont pour l’auteur des limites aberrantes, aucune démarcation ne devant circonscrire la propension à l’expansion :
« nous persistons à distinguer l’Afrique de l’Europe, comme si le détroit de Gibraltar […] était une véritable frontière. De même nous distinguons l’Europe de l’Asie comme si la frontière Oder-Neisse, ou la frontière de l’Oural étaient autre chose qu’une aberration passagère de la politique. En fait ces limites ne sont que des repères géographiques et statistiques (c’est nous qui soulignons) ».
Ces repères statistiques et de géographie humaine, ces aberrations de l’histoire, ne devraient-ils pas être tenus pour des “chiffons de papier”, tel semble être le propos d’Anton Zischka. Moyennant l’élaboration d’un concept idoine et « l’apprentissage d’un raisonnement global », une Weltpolitik conséquente devrait autoriser à réviser partout la carte politique du monde.
Au-delà de son intérêt propre, la constitution de l’Europe et de l’Eurafrique, semble alors devoir constituer une pièce maîtresse pour la remise en cause de la « puissance anglo-saxonne » à l’Est, et communiste à l’Est.
Aujourd’hui, l’espace politique de l’Est a été partiellement décomposé et s’est largement entrouvert à l’influence “européenne” (même s’il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir achevé). Reste le rival de l’Ouest. Les rivalités sont libérées et peuvent maintenant se déployer sans frein. L’Allemagne est réunifiée comme le projetait Anton Zischka. Elle a renforcé sa puissance au sein de l’Europe. Si les difficultés du capitalisme mondial ne s’étaient pas obstinées à faire retour, ne pouvait-on rêver, après le rêve eurafricain, d’une Eurasie européenne, voire même d’un Euromonde ? Tout cela pour « faire triompher une politique de paix » bien entendu, par la « médiation » providentielle de l’Europe, sans oublier quand même de « s’installer, prospecter, faire du commerce », « exploiter », « constituer un marché de matières premières », afin de « devenir invincibles ».