De l’impérialisme à la “mondialisation”.
La boucle du temps capitaliste, (G. Lukacs, V. Lénine)
Références : Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1916) et G. Lukacs, Lénine. Étude sur l’unité de sa pensée (1924), chapitre IV, « L’impérialisme: guerre mondiale et guerre civile »
Sous le terme actuel de “mondialisation”, sont à l’œuvre une partie des phénomènes déjà signalés par les économistes libéraux du XIXe siècle, certaines tendances dégagées précocement par Marx, pleinement actualisés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe et théorisés à la même époque de façon conflictuelle, par des auteurs tels que Hobson, Hilferding, Kautsky, et bien sûr Lénine, qu’il s’agisse de concentrer l’analyse autour des notions d’impérialisme, de monopole ou de capital financier.
Caractère « mondial » de l’économie et de la guerre
Le processus de « mondialisation » du capital s’est trouvé suspendu de fait après la première guerre mondiale et la révolution soviétique, conduisant à un repartage du monde inédit, non plus seulement entre puissances capitalistes rivales, mais entre deux régimes sociaux. De sorte qu’en toute logique, le redéploiement d’une économie capitaliste vraiment mondialisée ne pouvait s’effectuer qu’en proportion de la désagrégation du « camp » socialiste. Le mot même de mondialisation (ou globalisation) ne s’est-il pas largement diffusé au moment de l’achèvement de cette désagrégation. Désagrégation qui livrait la totalité du monde à la mise en œuvre d’une logique unique, celle d’un mode de production et d’échange livré à lui-même, puisque enfin « libéré » de tout vestige d’une entrave qui lui soit extérieure.
Même aux yeux des cyclopes de l’ordre planétaire (financier et militaire), après quelques années d’euphorie, il apparaît toutefois que les obstacles à une « irrigation » harmonique de la planète par le capital, ne viennent pas pour l’essentiel des contraintes du régime adverse (socialisme), pour l’heure abattu, mais des contradictions inhérentes au régime marchand capitaliste, tels que Marx, dès le premier chapitre du Capital, « La marchandise », en dévoile le ressort intime.
Ce sont ces contradictions, pleinement développées au plan mondial en antagonismes, auxquels Lénine s’était attaché dans son ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, rédigé dans les premiers mois de 1916, au cours de la première guerre, elle aussi mondiale, exposant tout à la fois l’effectivité de la lutte à mort des contraires (antagonisme) à laquelle aboutit la « logique » des affrontements entre capitaux, et le dépassement historique possible d’une telle lutte, lorsque les classes soumises à cet ordre parviennent à le renverser sur une vaste partie du globe.
Il est d’usage aujourd’hui, y compris dans les cercles marxistes subsistants, de considérer avec quelque recul la brochure de Lénine. « Absence d’élaboration conceptuelle », simple « reformulation de travaux existants », « analyses dépassées », etc. Sans identifier exactement la conjoncture actuelle et celle du premier quart de siècle, il semble pourtant qu’une lecture, ou relecture du texte, puisse contribuer à éclairer certains processus en cours, notamment au regard des relations pouvant se faire jour entre « mondialisation » du capital et luttes et guerres de repartage pour les zones d’influence, dès lors que, n’ayant plus d’adversaire historique commun à affaiblir puis à abattre, l’unité de façade obligée des puissances en joute révèle les profondes lézardes qui la minent.
Les formulations de Lukacs : Économie mondiale et « guerre à l’échelon mondial »
Le jugement porté sur l’élaboration léniniste par Georg Lukacs, en 1924, intellectuel peu suspecté dans l’ensemble de complaisance aveugle à l’égard de l’orthodoxie communiste, n’est pas sans intérêt. Se préoccupant davantage de l’apport des analyses de Lénine pour la pratique, que du caractère « original » de l’œuvre, Lukacs, qui admet que « sous l’angle d’une théorie purement économique », soient contenues « assez peu de nouveautés », n’en salue pas moins « un exploit théorique considérable ». Selon lui en effet Lénine n’isole pas les contradictions d’ordre économique et d’ordre politique, il les pense au contraire dans leurs rapports d’ensemble, reliant « concrètement et complètement la théorie économique de l’impérialisme et tous les problèmes politiques de l’actualité ». L’analyse débouche ainsi sur une caractérisation de la période ne séparant pas, comme dans la plupart des autres travaux, situation objective socio-économique du monde et possibilité subjective (des sujets historiques) de transformer ce même monde. Ce qui permet de critiquer aussi bien les conceptions ultra-gauche d’un « économisme impérialiste » (incapable de distinguer entre analyse économique de toute une époque et exigences politiques propres aux différentes situations concrètes), que les thèses de « l’ultra impérialisme », séparant l’économie de l’impérialisme de sa politique, imaginant possible la création d’un trust mondial « pacifique » au sein de l’ordre capitaliste.
La théorie de l’impérialisme de Lénine n’est pas principalement selon Lukacs, celle de sa genèse économique nécessaire, de ses limites, c’est avant tout une théorie « de la situation mondiale concrète qui a été créée par l’impérialisme », celle des forces de classes concrètes qu’il déchaîne et rend opérantes, question des classes le plus souvent négligée par d’autres successeurs de Marx, qui isolent des phénomènes économiques superficiels. De la même façon, la mise en évidence de l’essence du capital monopolistique est aussi analyse de la situation mondiale concrète, de la stratification sociale en classes qui lui est liée, de la manière dont le monde est divisé entre les grandes puissances, de la façon dont les différenciations au sein de la bourgeoisie et du prolétariat évoluent avec le mouvement de concentration du capital.
L’évolution interne du capital des monopoles et son rythme différent selon les pays, « rend à nouveau caducs les partages temporairement pacifiques des “zones d’intérêt” et les autres compromis, pour pousser à des conflits dont l’issue ne réside que dans la violence, c’est-à-dire la guerre ».
Contrairement aux théoriciens qui ne voient dans la crise et dans la guerre qu’une « pathologie » extérieure à un supposé développement “normal” de l’économie de marché, la guerre est à considérer du point de vue économique et social, comme étape, moment de développement des contradictions capitalistes à l’échelon global. De sorte, qu’en même temps que se déploie une économie mondiale, se développent les conditions d’une guerre à l’échelon mondial.
« L’évolution de la société capitaliste est toujours contradictoire. Pour la première fois dans l’histoire le capitalisme monopoliste crée une économie mondiale au sens propre du terme ; la guerre impérialiste qui est la sienne est par conséquent la première guerre mondiale au sens strict du terme. »
Analyse concrète et prise en compte de la « totalité historico sociale »
S’appuyant sur l’élaboration léniniste, Lukacs met aussi au jour des questions de méthode d’analyse, dont on peut encore tirer des enseignements. Il insiste sur l’importance de considérer les événements et données de la situation objective, dans leur globalité sociale et temporelle (à l’échelle mondiale), pour déterminer le sens d’un processus et l’orientation politique qui peut y correspondre historiquement.
« L’heure est-elle venue où le prolétariat doit accomplir […] sa mission de transformation du monde ? […] Un événement quel qu’il soit, victoire ou défaite, ne peut absolument pas décider de ce problème. On ne peut même pas déterminer s’il s’agit d’une victoire ou d’une défaite lorsque l’on considère l’événement pris isolément : seul un rapport avec la totalité du développement historico social fait d’un événement isolé une victoire ou une défaite à l’échelle historique mondiale. »
Il est ainsi essentiel pour l’analyse concrète d’opérer un travail de recherche des caractères propres d’une époque, d’une période. De s’efforcer par exemple de
« savoir si certains phénomènes économiques qui se manifestent de plus en plus nettement (concentration du capital, importance croissante de la haute finance, colonisation, etc.) sont seulement des gradations quantitatives du développement “normal” du capitalisme ou bien s’ils préfigurent la venue d’une nouvelle période capitaliste et impérialiste. Discussion pour savoir si les guerres devenant de plus en plus fréquentes après une période de paix relative […] doivent être considérées comme “fortuites” et “épisodiques” ou bien apparaissent comme les signes avant-coureurs d’une période de guerres toujours plus violentes ? Discussion pour savoir enfin si, dans le cas d’une évolution du capitalisme entré dans une nouvelle phase, les anciennes méthodes de lutte du prolétariat suffisent pour faire valoir ses intérêts de classe dans une situation différente ? »
Questions toujours à l’œuvre aujourd’hui.
Il s’agit toujours de considérer des évolutions dans leurs caractères concrets, sans appliquer mécaniquement une grille d’analyse toute faite.
« Ainsi des évolutions qui, sous un angle abstrait, paraissent semblables […] sont reliés de façon toute différente à la totalité historico sociale, par suite du contexte historique totalement différent dans lequel ils ont eu lieu et ils ont ainsi pris en tant que tels, une signification et une fonction toutes nouvelles. »
On peut en déduire qu’un mouvement national se produisant au sein d’une « totalité historico sociale » de lutte entre féodalisme et capitalisme n’aura pas le même caractère et la même évolution, que lorsqu’il se déroule dans le cadre d’une période caractérisée par l’exacerbation de la rivalité entre puissances impérialistes.
« Les] luttes de “libération nationale” ne se déroulent plus simplement comme luttes contre la féodalité et l’absolutisme féodal interne, étant ainsi forcément progressistes, mais elles doivent s’inscrire dans le cadre de la rivalité impérialiste des grandes puissances mondiales. Leur signification historique, leur appréciation dépendent précisément de la fonction objective qui leur revient dans cet ensemble concret ».
« Totalité historico sociale » dans une période marquée par la rivalité entre puissances impérialistes
Pour poursuivre la réflexion de Lukacs, on pourrait ajouter que la signification sociale et politique des mouvements nationaux (au regard des intérêts de classe en jeu), n’est pas la même selon qu’elle s’opère au sein d’une « totalité historico sociale » incluant un base socialiste mondiale, et des mouvements apparemment semblables s’exposant dans un contexte global concret, se structurant autour d’une redistribution stratégique des zones d’influence inscrite dans le champ clos des rivalités entre puissances capitalistes.
Si l’on s’intéresse maintenant directement aux propositions de Lénine, on doit reconnaître que les rapports que Lukacs met en évidence, sont effectivement exposés, dans les limites de ce qu’autorisait la censure tsariste. La question d’une analyse prenant en compte l’ensemble des rapports de classes et de puissance dans le monde, leurs contradictions, se trouve formulée.
« Car la preuve […] du véritable caractère de classe de la guerre, ne réside évidemment pas dans l’histoire diplomatique de celle-ci, mais dans l’analyse de la situation objective des classes dirigeantes de toutes les puissances belligérantes. Pour montrer cette situation objective, il faut prendre non pas des exemples, des données isolées […], mais tout l’ensemble des données sur les fondements de la vie économique de toutes les puissances belligérantes et du monde entier. »
« Le “pacifisme” et le “démocratisme” […] estompent la profondeur des contradictions de l’impérialisme. »
Dans la Préface de 1917, Lénine précise qu’il est impossible de comprendre « ce qu’est la guerre aujourd’hui et la politique aujourd’hui » sans l’intelligence de « la nature économique de l’impérialisme ». C’est en se fondant sur une telle intelligence qu’on peut « expliquer toute la fausseté des vues des social pacifistes et de leurs espoirs en une “démocratie mondiale” » (Préface de 1920). On n’en doit pas moins considérer que l’expression de tels points de vue, et la scission du mouvement ouvrier qui se manifeste à travers elle, sont de même liées aux conditions objectives de l’impérialisme.
[Voir aussi Lectures. Lénine, L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme]