En préalable à l’exposé, des questions préparatoires pour les participants :
— Comment peut-on savoir ce qu’il est possible de réaliser ?
— En général (dans la vie individuelle et/ou professionnelle) ?
— Dans la société ?
Noter comment chacun procède effectivement quand il est confronté à ces questions (chercher des exemples).
Eventuellement, se demander comment il faudrait procéder pour mieux savoir ce qui est possible (dans l’immédiat et dans l’histoire).
Réfléchir aux difficultés personnelles rencontrées pour répondre à ces questions.
PLAN
— Analyse de la question
— Les deux facteurs du possible. Déterminisme et liberté
Notions : Possible, Nécessaire, Contingent, Hasard, Déterminisme absolu, Finalité, Orientation
— Comment concilier déterminisme et liberté pour les hommes de s’orienter ?
— La politique comme domaine d’un possible humain
— Le subjectivisme en politique : ne poser que ce que ”l’on veut”
— La difficulté de poser le possible en matière historique
La question posée aux participants pour ce troisième jour était : « Comment peut-on savoir ce qu’il est possible de réaliser ».
Analyse de la question
On ne va pas reprendre tous les termes da la question, mais s’interroger sur les mots possible et réaliser.
Possible est de même racine latine que pouvoir (potere) : ce que l’on peut, le contraire, c’est être impotent = celui qui ne peut pas. Possible est formé d’après l’adjectif possibilum (d’après l’infinitif du verbe pouvoir : posse), le contraire, c’est l’impossible = ce qu’on ne peut réaliser, mais qu’on peut à la limite poser.
Le mot réaliser maintenant. Il est de la même famille que réalité. Réaliser, c’est rendre le possible réel.
La question « savoir ce qu’il est possible de réaliser » rejoint d’une certaine façon, et d’une certaine façon seulement, la question de Kant : « que puis-je espérer » (1) ? avec pour complément comment rendre réel ce que je peux espérer.
Donc le possible c’est ce que l’on peut, qui dans certaines conditions peut coïncider avec ce que l’on veut, si ce que l’on veut est dans les limites de ce qui est objectivement possible.
Le possible se pose en relation avec le nécessaire, le déterminé, mais aussi avec ce qui est possible par liberté. L’orientation de l’action, c’est précisément ce qui est possible par liberté. La question du possible n’exclut pas ainsi la volonté humaine, l’orientation de la pratique dans une direction, vers un but.
Ce que l’un des participants a ainsi résumé :
« Un possible peut se réaliser socialement si des conditions (objectives) le permettent, et que ces mêmes conditions sont orientées socialement et politiquement. »
Le rapport entre l’orientation de l’action par la volonté humaine et le possible objectif dans la réalité, c’est ce que Bodin exprimait ainsi :
« Bonheur : pouvoir ce que l’on veut ».
« Grandeur : vouloir ce que l’on peut ».
De par sa liberté et sa pratique, l’homme ne peut vouloir que dans le domaine du possible. Mais si une partie du possible est déjà, ne serait-ce qu’en germe, dans la réalité (qu’on peut donc travailler à la connaître), une autre partie dépend du possible par liberté, c’est-à-dire de la pratique des hommes.
La question du possible se pose ainsi en relation avec ce qui détermine extérieurement les actions humaines, mais aussi avec des orientations, des choix (qui peuvent aller ou non vers le bien et le juste). Donc la question du possible rejoint d’une certaine façon celle de la connaissance de la réalité, mais aussi, d’une certaine façon, le problème de la définition de ce qui est juste. Et il n’est pas possible d’espérer le bien, le bien commun, si on ne pose pas le postulat d’une possible orientation des hommes, ou des peuples, vers le bien et de la société vers le progrès.
En résumé, la question du possible conduit à se préoccuper à la fois de ce qui concerne la connaissance de la réalité (ce qui est possible objectivement), et des orientations que les hommes peuvent projeter (notamment historiquement, pour une classe sociale donnée), c’est-à-dire à ce qui ressort de la volonté humaine.
Deux données sont de la sorte à considérer : ce qui est possible du point de vue des conditions objectives, et, ce qui est possible par liberté. Ce qui réunit les questions des deux premiers jours, autour de la connaissance de la réalité, et de l’orientation vers un bien commun.
La question du possible est intimement liée à la politique, à la fois comme connaissance, science, et comme pratique. Tout comme le travail de transformation de la nature, la politique, qui traite de la transformation de la société, relève du pouvoir humain (de ce que les hommes peuvent). Et comme tout art humain, la politique comprend deux versants, théorie et pratique : — la connaissance de la réalité et du possible, c’est-à-dire la théorie politique, et, — la pratique, conduite en fonction de cette connaissance et d’une orientation consciente. Il faut donc ici savoir s’orienter sur les deux plans : celui de la connaissance de la réalité, et de savoir ce qu’il est juste de viser. Et comme pour les questions précédentes, s’orienter sur ces deux plans suppose que l’on fasse usage de sa raison (spéculative et morale pratique).
Avant d’approfondir la question, on va proposer une synthèse des réponses qui ont été données par les participants, et les problèmes que l’on peut soulever à ce propos.
Les deux facteurs du possible. Déterminisme et liberté
Dans les réponses, deux aspects du possible ont été abordés : la question de la connaissance : « comment savoir ce qui est possible dans la réalité objective, indépendante de nous », et la question de l’orientation : « comment viser ce qui est juste ».
A propos de la vie individuelle, ces deux aspects ont été signalés, mais pas toujours distingués :
— S’agissant de la nécessité de connaître le possible dans son côté objectif : sont mentionnées à peu près des mêmes choses qu’à propos de la question concernant le processus de la connaissance : « nécessité de connaître la réalité », de « voir la situation objective », de « partir des conditions, de l’existant », mais aussi de « tenir compte des obstacles », des « aspects non maîtrisables », des « conditions de faisabilité », etc.
— L’autre aspect, ce qui dépend de la volonté et de la pratique humaine, ce qui est possible par liberté, a aussi été envisagé, avec la mention des buts visés : « se donner des objectifs à réaliser », « avoir une idée claire du but à atteindre », « servir un but ».
Quelques-uns précisent qu’il faut distinguer entre le possible et sa réalisation, sans indiquer toutefois le maillon qui fait passer de la connaissance à la réalisation du but.
— Le possible et le réalisable sont parfois distingués, mais il s’agit en fait de notions voisines : le possible est par définition réalisable, ce qui ne veut pas dire qu’il soit réalisé. Pour cela, il faut la volonté et la pratique qui va avec.
On a les trois étapes :
— le possible en puissance
— le possible en acte (en train de se réaliser)
— le possible réalisé (devenu réalité).
[A noter que dans le possible en acte, la pratique humaine (orientée) joue un rôle décisif, au sens “pragmatique” comme au sens ”moral”. Mais le possible en acte peut ne pas être mené à terme, le processus peut avorter et par conséquent le possible en puissance n’aboutit pas toujours à une réalisation.]
— A propos de ce qui est possible pour la société, la nécessité de suivre des orientations, de s’assigner des buts, ressort davantage, qu’à propos de la conduite individuelle. Toutefois, la distinction entre ce qui dépend de la volonté humaine et ce qui dépend des conditions objectives (involontaires), n’est pas toujours établie. Les deux aspects sont plus ou moins entremêlés.
— Comme pour la question posée à propos du premier chapitre, il est parlé de la nécessité de « connaître les déterminations objectives », les « conditions réelles, sociales, économiques, politiques », « faire l’analyse concrète », etc. Une mention particulière est portée à la nécessité de « connaître le contexte historique », « l’expérience historique » (« voir ce qui a été possible dans l’histoire », « voir d’où l’on part », « ce qui se développe », mais aussi « voir les obstacles », « ne pas surestimer les possibilités »).
Comment faire lien entre ce qui est possible dans la réalité objective, et, les visées, les buts, les souhaits, semble plus difficile à envisager.
Certains insistent sur le fait que tout cela est plus facile à dire qu’à faire : « c’est difficile de connaître la société, ses tendances, ses grandes inconnues ». Ce qui nous renvoie à la première question, et ses impasses : comment fait-on pour connaître la réalité ?
— La relation entre ce qui est possible et ce que l’on veut, entre la connaissance et les orientations qu’on pose, est souvent floue. Mais elle est parfois assez bien dégagée dans des phrases telles que : « il faut voir ce qui est possible et juste » pour l’ensemble de la société. Ou « Un possible peut se réaliser socialement si : des conditions (objectives) le permettent, et que ces mêmes conditions sont orientées socialement et politiquement. » Ou encore : « il est difficile de voir ce qu’on doit réaliser » (la mention de ce qu’on doit, le devoir, met en relation ce qui est possible objectivement et ce qui est possible par liberté).
Sans être toujours bien distinguée du possible dans ses déterminations objectives, la question des buts est très présente, et ramène à l’orientation de l’action. Il est parlé de « rendre la société meilleure », « faire prévaloir le point vue social », « les besoins sociaux », « viser une propriété sociale », etc.
Certains encore signalent que le possible comme l’orientation ne sont pas toujours faciles à préciser : « comment rendre visible le possible », « difficile de voir le but général », et associant les deux, on se demande « comment former une volonté commune ».
Des moyens sont envisagés pour passer de la connaissance du possible à sa réalisation : l’analyse, la théorie, la stratégie, la tactique, l’organisation, des forces armées, etc. A noter qu’à propos des moyens de réalisation du possible historique, rien n’est dit sur l’organisation politique, le programme, la ligne politique, l’éducation, la propagande, la diffusion, etc.
L’usage de la raison pour mieux s’orienter dans la connaissance de la réalité mais aussi pour s’orienter vers un but, n’est pas non plus mentionné.
Avant de continuer, on va voir d’autres notions autour du rapport entre déterminisme et liberté.
Notions : Possible, nécessaire, contingent, hasard, déterminisme, finalité, orientation
Le possible : C’est ce qui satisfait aux conditions générales qui s’imposent dans la réalité ; ou, ce qui n’est pas en contradiction avec les lois, les déterminations objectives, la nécessité.
Ou encore, tout ce qui peut être tenté (le contraire de l’impossible).
Enfin il est utile de rappeler les deux aspects du possible :
— le possible en fonction de déterminations objectives (immanentes),
— le possible par liberté humaine (pratique).
Et de distinguer entre :
Le possible en puissance : virtualité, ce qui peut se produire ou être produit, mais n’est pas encore réalisé,
Le possible en acte : le possible en train de s’accomplir (2),
Le possible réalisé : le changement s’est accompli.
Ces trois moments sont ceux qui marquent la transformation de la réalité.
Il y a aussi la notion de moralement possible : ce qui n’est pas contraire à la loi morale, au bien.
Nécessaire, Nécessité :
Est nécessaire, selon la définition classique, ce qui ne peut pas être autrement qu’il n’est. La nécessité est aussi un enchaînement de causes et d’effets dans un système déterminé.
Ou, plus simplement, les contraintes de la réalité qui font qu’on ne peut pas toujours faire ce qu’on veut.
Cela peut être aussi ce qui est nécessaire pour arriver à un but, le rapport d’un moyen à une fin.
La nécessité morale : consiste, lorsqu’il y a le choix entre plusieurs possibles, à s’orienter vers ce qui est juste, supérieur.
Ce qui est contingent : s’oppose à la nécessité, c’est “ce qui peut être ou ne pas être tel qu’il est”. S’agissant du futur, c’est un futur qui a autant de chances de se réaliser que de ne pas se réaliser.
Ce qui est contingent peut aussi être compris comme une coïncidence qui n’est ni constante ni générale, qui n’obéit pas à des lois objectives.
Fatalisme, déterminisme absolu : le déterminisme absolu pose que tout est nécessaire, que tous les enchaînements de causes et d’effets, tous les événements sont liés d’avance. Il n’y a aucune place pour ce qui est possible par la liberté, la volonté, la pratique, quoi qu’on fasse.
Le Hasard : évoque l’idée de loterie, d’un jeu de dé, ce qui est non voulu (sauf par des tricheurs). Ce qui est hors des déterminismes connus, indéterminé, ou la rencontre fortuite de séries de phénomènes indépendants.
La Finalité : c’est le fait de tendre à un but, en tant qu’elle est liée à l’activité consciente de sujets projetant des objectifs déterminés.
(à voir en relation avec les notions de volonté et de pratique)
On peut parler de finalité immanente, non consciemment posée par des sujets : celle qui résulterait du développement spontané, involontaire, de la nature ou de la société, mais il vaut mieux utiliser finalité seulement pour l’activité humaine volontaire et consciente.
Orientation : C’est le choix (par liberté) d’une direction et d’un chemin en vue d’un but, d’une finalité posée.
[Voir l’exemple d’une ligne politique qui consiste à dresser par la pensée un chemin qui va du point de départ — la situation concrète — au but qu’on s’est fixé (les perspectives), à long terme (stratégie) et à court terme (tactique)].
Comment concilier le déterminisme et la liberté pour les hommes de s’orienter
On a postulé que le possible se présentait sous deux aspects : ce qui est objectivement possible dans la réalité, ce qui est possible par liberté, par la pratique humaine orientée.
Mais une question se pose : comment ce qui est objectivement possible, et contient donc une partie de nécessité, peut-il laisser la place à la liberté humaine, à un choix entre orientations politiques ?
Ceci ne peut être compris que si l’on saisit que tout processus se développe de façon contradictoire, que les choses présentent toujours un double caractère. Ce que le marxisme met bien en évidence, ne serait-ce qu’au travers de l’analyse du processus contradictoire dans le capitalisme, entre caractère social des forces productives, et caractère privé des rapports de production, qui pose la nécessité du passage à un mode de production supérieur. Mais ce sont les hommes qui, sur la base de cette contradiction, s’orientent dans un sens et non dans un autre et font leur propre histoire, dans des conditions données.
Autre exemple d’un processus contenant des éléments contradictoires, une même situation, la crise générale du capitalisme peut frayer la voie aux conditions d’instauration du fascisme, mais aussi à une révolution ou du moins à un raffermissement des perspectives politiques pour le peuple. L’orientation vers l’une ou l’autre issue dépend pour partie de la pratique humaine, pour une autre des conditions générales au sein desquelles se déroule la lutte.
Même chose pour le passage d’un mode de production à un autre. Le capitalisme porte à la fois la tendance à l’anarchie de la production se heurtant avec des formes de production partiellement “socialisées”. Les crises périodiques se déploient nécessairement sur la base d’une telle contradiction, dont découle l’incapacité du capitalisme à être “moralisé”, tant qu’on reste dans le cadre de ce mode de production. Mais l’existence d’une telle contradiction “structurelle” porte aussi la nécessité de dépasser ces antagonismes destructeurs par l’instauration d’un régime socialiste. [Voir le Cours Les contradictions fondamentales du capitalisme].
Prenant en compte les processus contradictoires qui affectent la société, Rousseau met en évidence l’importance de l’orientation choisie pour les résoudre.
« Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés » [pour éviter la destruction réciproque], « c’est d’abord l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est uniquement sur cet intérêt [orientation en fonction du facteur qui permet de s’accorder] que la société doit être gouvernée. »
S’appuyant sur Rousseau, Kant, prenant pour sa part en considération l’hypothèse d’un double caractère de l’être humain, indique dans un sens voisin : Dans ses dispositions purement animales, l’homme peut faire un mauvais usage de sa liberté (liberté de l’état de nature) et a donc besoin d’un maître. Mais l’homme en tant qu’être intelligible, c’est-à-dire capable de saisir son propre mouvement, peut créer des lois civiles pour le bien commun, limitant l’arbitraire de “l’état de nature” dans la société.
La question du possible, par rapport aux orientations contradictoires d’un processus historique se pose aussi selon que l’on considère une échelle de temps plus ou moins longue. Ce qui paraît “le plus possible”, si l’on peut dire, et même le plus avantageux pour beaucoup, en France en 1940, c’est la politique de collaboration avec l’ennemi. De Gaulle propose une autre orientation qui paraît contraire aux données de la réalité, bien que plus compatible avec une orientation vers le juste : l’indépendance de la nation et aussi des conditions pour la liberté des hommes. A terme, c’est ce possible qui pouvait paraître impossible qui a prévalu. Il découlait vraisemblablement d’une analyse de la réalité (ce qu’était la formation de la nation, du peuple). Faute d’orientation juste, on peut cependant imaginer que cela ait plus “mal tourné”, au moins sur le moyen terme.
Du point de vue de la lutte des classes, la juste façon de poser la relation entre possible “objectif” et possible par liberté, suppose, d’une part, que l’on considère la lutte à partir du possible historique (à l’échelle de l’histoire), que l’on s’en tienne fermement au postulat que sur le long terme, il y a possibilité de progrès pour la société et les sujets humains.
La politique comme domaine d’un possible humain
(au sens de possible par liberté, par la connaissance et la pratique)
Pour connaître le possible, et travailler à le réaliser, il est ici aussi nécessaire de lutter sur deux fronts : ni croire que tout est possible, ni croire que tout est déterminé.
La façon de concevoir le rôle de la politique (et ses limites) peut en effet osciller entre deux extrêmes : entre le tout est possible et le tout est fatalité, entre volontarisme absolu, ne tenant nul compte des conditions de possibilité, et déterminisme absolu, de l’ordre de la fatalité. Ainsi, en 1936, certains courants d’extrême gauche étaient partisans d’un volontarisme absolu : ils proclamaient « tout est possible », ou « des soviets partout », alors que cela ne correspondait pas aux données de la situation. Inversement, d’autres, à la veille de la Révolution d’Octobre en Russie, affirmaient qu’on ne pouvait envisager de progression vers le socialisme et que, compte tenu des conditions objectives, on devait en rester à une révolution bourgeoise.
La phrase de Bodin, déjà citée, a pour mérite de bien poser tout à la fois le champ d’action de la politique, et ses limites. La grandeur de la politique consiste à admettre la limitation du possible par liberté (ce que l’on peut), par rapport aux conditions existantes (la nécessité), que cela soit ou non compatible avec ce que l’on désire, le bonheur (ce que l’on veut). En matière d’art politique, comme pour tout art humain, la délimitation du possible ne revient ainsi ni à nier le rôle et l’efficacité propre de la volonté et de la pratique humaine, ni l’existence de nécessités indépendantes de celles-ci.
Si l’on considère maintenant la lutte entre classes, on constate qu’en général, il y a des décalages entre ce qui relève du désirable — ce que l’on veut (3), et ce qui relève du possible (ce que l’on peut).
Le possible en politique, comme dans le travail humain, ne peut être visé et réalisé que dans la mesure où il tient pleinement compte du nécessaire, en développant la capacité de le connaître, et par là de maîtriser la pratique. Pour que le pouvoir humain puisse en matière politique réaliser les objectifs qu’il s’est assigné, il lui faut agir en “connaissance de cause”, disposer d’une “science” de son objet. C’est ce qu’indique la formule de Bossuet : « Que vos yeux précèdent vos pas ». Formule qui indique à la fois que l’on s’oriente par “le voir”, la vision, en fonction de la situation où l’on se trouve, et, de la direction qu’on veut suivre (4). Comme le dit la formule populaire, il faut voir au-delà « du bout de son nez ».
Le champ de la politique, comme celui de l’art humain en général, peut ainsi être défini non comme échappant à tout déterminisme, mais comme ce qui relève de ce qui est dans la dépendance des hommes, par opposition au destin. Si la science du politique doit s’intéresser au « nécessaire » comme au possible, le champ propre de l’action politique se situe toujours dans le registre du possible.
Selon Aristote, les causes des événements relèvent pour une part de la nature, de la nécessité, ou du hasard, elles relèvent pour une autre des visées de l’esprit humain, de la volonté et de la pratique des hommes. En matière politique, par définition, le choix ne peut viser que ce qui dépend du pouvoir humain (sans sous-estimation, ni surestimation de ce qui est possible par liberté, par pratique).
Le plus ancien débat de la philosophie entre matérialisme et idéalisme, se trouve ici impliqué. On revient ainsi à la question posée au début de ce cours.
Du point de vue du processus de la connaissance, s’agit-il de penser l’objet, l’univers social et politique, comme dépendant seulement des souhaits que l’on peut formuler, ou de le poser d’abord dans son indépendance. [Ce qui ne veut pas dire qu’on n’intègre pas dans l’analyse de la réalité ce que la pratique humaine y a apporté. Dans le cours des processus historiques, les hommes ont en effet modelé la « réalité » sociale, par l’art humain, en y incluant l’art politique. De ce fait, des réalités préalablement projetées en idée s’y trouvent concrètement intégrées.]
La volonté politique n’en doit pas moins demeurer dans le champ du possible et non de l’impossible, comme le proclame un auteur comme Alain Badiou. Elle se pose comme volonté consciente de ses buts et des conditions de son action, et non comme volonté instinctuelle, reposant sur des désirs, sans relation avec la réalité. La politique, activité consciente, ne consiste pas en un simple rapport de forces, notion qui ressort de la physique et non de la politique. La politique comprise seulement comme rapport de forces, ne fait que refléter le jeu des intérêts particuliers, tels qu’ils sont livrés à eux-mêmes dans le capitalisme.
Le subjectivisme politique : ne poser que ce que l’on veut (ou ce qui vous est avantageux)
La façon de concevoir le rapport entre données de la réalité (contexte historique et social), moyens disponibles ou à forger, et orientations, se révèle déterminante. On peut considérer deux tendances essentielles, selon que l’on se fonde sur l’analyse de l’objet lui-même, sur le réalisable, ou selon que l’on se fonde sur le seul principe de “l’attrait”, ou du “désirable” (5).
En matière d’appréhension des phénomènes politiques et sociaux, cette claire distinction entre les souhaits subjectifs et la réalité n’est plus guère posée par les organisations politiques, si l’on consulte les principaux discours et programmes. Les projets sont le plus souvent orientés par rapport à ce que l’on désire ou que l’on fait miroiter aux électeurs, indépendamment de toute analyse objective de la réalité. Ce pilotage par le seul désirable était présent aussi dans les orientations fascistes.
Adolf Hitler, ne posait la volonté politique que par rapport au désir de rétablir la puissance germanique, affirmer un empire mondial, sans analyse des conditions de possibilité à long terme. Comme dans la locution allemande : Das Wunsch ist Vater des Gedankens, le désir était pour lui « le père de sa pensée ».
Il arrive malheureusement que des marxistes pensent eux aussi en solipsistes. Ils peuvent ainsi imaginer que l’institution du socialisme ou la formation d’un Parti, se réalisent du seul fait qu’on en désire la réalisation, indépendamment des conditions du monde réel.
Le problème n’est pas dans la volonté politique, mais dans la reconnaissance de son champ d’action propre, celui du possible et ses limites. Ne pas penser qu’on peut tout par la politique, hors du champ du possible, ou comme le disait Marx, ne pas « donner un excès d’importance à l’élément politique ».
La façon d’affirmer une volonté politique, selon qu’elle se détermine en fonction du seul désirable ou par rapport au possible, ne ressort pas d’un pur débat théorique, elle a des incidences pratiques. (Il faut toutefois préciser que la majorité des conceptions politiques, ne se positionnent jamais de façon pure, du côté du désirable, il y a toujours une part de désirable mêlée au principe de réalité).
La question de la réalisation de visées politiques, qui ne seraient orientées que par le désirable, importe tout particulièrement quand on parle de révolution.
Aucune révolution en effet ne peut être posée seulement à partir du souhaitable, du désirable, hors de toute condition de réalisation. On ne peut parler de processus vraiment révolutionnaire que si une telle transformation est objectivement et historiquement possible. Marx parle d’un processus d’accouchement de ce qui est déjà en gestation.
Mais une révolution effective ne peut pas non plus se réaliser hors d’une orientation dépendant de la liberté et de la pratique humaine, et donc aussi tendant à quelque chose qui s’apparente à un bien, un “juste en soi”, dépendant d’un choix libre. [On analysera dans un autre cours ce que l’on pourrait nommer « l’objectivisme fataliste en politique », un objectivisme qui pose un possible se développant de façon immanente, sans que les êtres humains puissent poser de finalité. (6)].
Dans la durée historique, qui se juge en termes d’époques, de siècles, aucune transformation révolutionnaire effective n’a pu s’actualiser sur une base seulement subjective (ni purement “objective” d’ailleurs), quel que soit le degré de violence exercé. Il n’en reste pas moins un problème, celui de la difficulté où l’on se trouve lorsqu’il s’agit en matière historique de délimiter le possible. Une question préalable se pose : dispose-t-on d’une analyse de ce qui est possible : de ce qui dépend de la pratique humaine et de ce qui n’en dépend pas.
La difficulté de poser le possible en matière historique
Lors des deux premiers exposés, on s’est plusieurs fois arrêté avant d’analyser de nouvelles difficultés. Une nouvelle difficulté se présente ici, et l’on va une nouvelle fois l’éluder, du moins en partie., Cette difficulté touche à l’appréciation du possible historique.
Si la question du lien entre théorie (connaissance) et orientation, pratique politique est correctement posée, il ne devrait pas y avoir, du moins en théorie, d’excès de volontarisme, ou cet « excès d’importance accordée à l’élément politique » que déplorait Marx à propos de la Révolution française. En la matière toutefois, on doit considérer que la science du possible en matière historique est, sur certains aspects, encore balbutiante (quand elle ne dispose pas de cadres théoriques pour le poser, mais aussi lorsqu’elle n’intègre pas le possible par liberté).
A court terme, un échec ou un revers dans la réalisation des visées projetées peut signaler une impossibilité absolue de le réaliser, ou un défaut dans le développement de conditions favorables (par exemple 1848 ou la Commune). Ou encore l’usage de moyens inadaptés. Mais « l’excès d’importance accordé à l’élément politique » ne peut pas être évalué dans le temps court, mais seulement dans la durée historique. Ce qui se révèle difficile à réaliser dans un moment de l’histoire ne signifie pas toujours que c’est impossible, pour peu que l’on reste attentif aux conditions objectives, qu’on s’efforce de les analyser dans la durée, qu’on tire des enseignements des difficultés, des obstacles, qui dans un temps donné, s’opposent à son actualisation.
Par définition, le possible historique ne peut être apprécié qu’à l’échelle de l’histoire. Des théorisations qui ont pu paraître s’actualiser momentanément, par exemple celles des régimes fascistes, étaient sans doute moins en phase avec le possible historique que celles d’un Bodin, d’un Rousseau, et même d’un Robespierre, en dépit de la non réalisation de leurs visées dans le temps immédiat.
Et le fait que le capitalisme se soit réinstauré dans l’ex Union Soviétique ne signifie pas que le socialisme soit historiquement impossible. Les classes exploiteuses s’appuient sur les difficultés de réalisation de l’édification socialiste, afin que les peuples soient incités à penser que le socialisme est impossible. Elles s’appuient aussi sur ces difficultés pour dire que les buts étaient mauvais en eux-mêmes, injustes, y compris la visée par le peuple d’un bien pour la société, jugée néfaste, voire criminelle. Les projets de transformation des bases de la société au XVIIIe siècle, pouvaient de la même façon être posées comme impossibles et néfastes, par tous ceux qui voulaient maintenir l’Ancien régime.
Vingt-sept ans avant la Révolution, Rousseau écrit : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions » (7).
Bien qu’il n’ait pas connu la Révolution, Rousseau en anticipait la possibilité sur la base d’une compréhension des contradictions sociales de son temps. Il posait pour les résoudre la nécessité et la possibilité d’une révolution, conférant au peuple un rôle historique. A cet effet, il établissait les conditions de son institution en peuple politique. Ce qui pouvait passer pour un simple “désir” subjectif, plus ou moins utopique : confier la direction de la société à un tel peuple, s’était d’une certaine façon élaboré comme théorisation du possible. On peut certes aujourd’hui estimer cette théorisation sommaire, elle n’en traçait pas moins de grandes tendances historiques à l’œuvre, dans une formation particulière et une époque donnée.
Deux siècles plus tôt, Bodin ordonnait lui aussi sa théorie de la souveraineté, au regard d’un possible historique, précédant par la pensée son actualisation, alors qu’il n’en existait que des potentialités dans la formation historique de la France, dominée par les antagonismes. Par la théorie, il mettait au jour les conditions de possibilité d’une unité proprement politique de la nation, alors que cette finalité n’était pas vraiment “visible” dans la conjoncture du temps, où semblaient dominer les facteurs de division et de dissolution.
C’est à cette question du possible historique en Russie, d’une difficulté extrême que Lénine s’est trouvé confronté plus de vingt ans avant la révolution soviétique. « Que viser », « que faire ? », « comment faire ? », dans une formation sociale historiquement “en retard”, telle que l’Empire russe, telles étaient les questions qu’il se posait. Dans le cas russe, le développement économique, comme les institutions politiques, étaient arriérées.
Bien avant 1917, l’analyse de la transformation de la base économique, et par conséquent de la structure des classes qui dépendait de cette base, permettait cependant de poser les conditions de possibilité d’une révolution, du moins dans la partie la plus “civilisée” de l’Empire russe. C’est ce que Lénine a exposé, notamment dans Le développement du capitalisme en Russie. Au plan de la connaissance, et pour mener l’analyse, il lui avait été possible de prendre appui sur ce qui constitue l’apport théorique essentiel de Marx : l’analyse du mode de production capitaliste, et de ses contradictions. Même si l’analyse du possible historique ne découlait pas mécaniquement de cette théorie, celle-ci pouvait servir de guide, de « cordeau » pour projeter les potentialités révolutionnaires contenues dans l’évolution de la base économique et le mouvement des classes qui y correspondait en Russie. Poser les conditions de la transformation des institutions politiques se révélait plus ardu, pour deux raisons distinctes, d’ordre pratique et d’ordre théorique.
On ne développera pas dans ce cours la nature de ces difficultés d’ordre politique, qui seront analysées dans un Cours sur le processus révolutionnaire dans l’Empire russe, du XIXe siècle au XXe siècle.
Le fait que la possibilité d’une révolution socialiste en Russie ait pu se trouver posée en dépit de l’état d’arriération politique (et pour partie économique) du pays, signifie-t-il qu’un dirigeant tel que Lénine ait été un “subjectiviste” en politique, qu’il ne se soit basé que sur le désirable, qu’il ait pratiqué un volontarisme aveugle. Nullement. Sur la base de la théorie de Marx, les déterminations économiques essentielles d’un possible historique, avaient été analysées, de même que les potentialités que recélaient ces déterminations pour la disposition des forces de classes (8). Parmi les conditions défavorables, on peut mentionner tout ce qui touche au processus d’institution politique du peuple. Il n’était pas possible, par magie, par pure volonté, de les surmonter, en quelques jours ou années. La formation d’un peuple politique résulte en effet d’un processus de longue durée, qui n’avait pas été mené pleinement à bien en Russie au cours des siècles précédents.
La réalisation du possible n’est pas automatique, il ne suffit pas d’attendre que toutes les conditions soient présentes. Lorsque les données essentielles du possible sont présentes, c’est par la pratique (ce qui est possible par liberté, orientation) qu’on peut lutter pour les réaliser. Si l’on attend que toutes les conditions soient favorables, aucune transformation sociale ne serait possible. Et, malgré l’absence de certaines conditions politiques, “l’excès de volontarisme” imputé au processus révolutionnaire russe (comme au processus révolutionnaire français), a permis de transformer non seulement la société russe, mais toute une partie du monde. Il en avait été de même pour la Révolution française.
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Pour terminer, un point encore : l’exigence de mise au jour de ce qui est possible et juste, peut sembler centrale lors des périodes de transformation sociale profonde, et secondaire lors des périodes de relative stabilisation d’un ordre social, et plus encore de régression, où tout se présente comme impossible. Toutefois, il n’existe jamais de régressions irréversibles dans l’histoire. Et les questions : que peut-on faire ? (l’analyse du possible), que viser (l’orientation historique), « comment faire ? » (comment passer de la situation actuelle au but visé), se posent avec plus d’acuité encore lors de ces périodes de régression historique (9).
Quant à la question « que puis-je espérer ? », bien que ne relevant pas de la théorie “marxiste”, elle est plus importante que jamais au cours de ces périodes. Une telle question était vitale sous la domination fasciste. Elle était vitale pour l’avenir, alors que la réaction commençait à se développer dans le cours de la Révolution française. C’est dans un tel moment que Robespierre, comme Kant, pouvaient poser le postulat d’une possible progression vers le progrès dans la marche historique de l’humanité, et d’une marche de la volonté humaine parvenant à se diriger vers le juste (10).
NOTES
(1) Pour Kant la réponse à cette question se posait dans le domaine de la religion qu’il comprenait « dans les limites de la raison ».
(2) Rappeler ici encore que le possible en acte peut ne pas aller jusqu’à l’accomplissement (une révolution avortée par exemple).
(3) Le décalage entre ce que l’on veut (volonté) et ce que l’on peut (pouvoir), est d’autant plus grand lorsque la volonté est prise soit dans le sens d’un pur désirable, soit comprise dans un sens non conforme à sa forme développée (voir définition de volonté dans l’exposé précédent).
(4) Cette formule (ou maxime pour guider l’action) pose à sa façon quelles sont les fonctions et tâches essentielles de l’organisation politique (analyse de la réalité et orientation) sans lesquelles il ne peut y avoir organisation pratique des forces vers un but commun.
(5) La projection de l’action, en fonction du seul désirable joue un rôle par rapport au développement du fanatisme, et au degré de violence exercé sur la réalité, plus spécialement une « violence exterminatrice », telle que la requérait Hitler pour faire aboutir “l’Idée” nazie.
(6) C’était la position d’un marxiste tel que Bernstein, position qui se constitue en ne prenant en compte que les données immédiates de la situation, et aboutit à une politique opportuniste (ou de capitulation historique).
(7) Émile, Livre III, § LIII. Sans doute Rousseau avait pensé cela avant 1762, et sans doute aussi jusqu’à sa mort. En 1763, Labatte, prêtre de Saint-Eustache, peut-être lecteur Rousseau disait : « La crise est violente et la révolution ne peut être que très prochaine ».
(8) Il serait intéressant de comparer à cet égard les analyses qui pré existaient au processus révolutionnaire en Chine : quand et sur quel fondement théorique ont été analysées les grandes transformations de la base économique, et la disposition des forces de classes qui en résulte (ainsi que les caractères de la situation internationale), la part du possible “objectif” et de la volonté purement subjective, etc. dans la révolution chinoise (dans sa théorisation et sa pratique).
(9) Notamment pour tout ce qui touche à l’analyse des classes, et des “subjectivités de classes”, leur potentialité révolutionnaire ou non, et, dans un “vieux” pays capitaliste, leur propension, ou non, à vouloir reconduire l’alliance qu’elles avaient historiquement conclu avec la bourgeoisie, etc.
(10) A noter à cet égard que le peuple, lorsqu’une orientation — possible et juste — s’expose au niveau de la société, est susceptible de se mobiliser davantage en fonction de ce qu’il juge bon, juste, que sur la base d’une analyse purement théorique des contradictions de la société. Ce qui ne signifie pas que le peuple, au contraire d’autres catégories sociales, néglige pour autant la question du possible.
On parle ici du peuple “institué”, non d’un peuple encore à l’état de multitude, ou y étant retourné. Dans ce cas, il est plus facile de mobiliser sur la base de ce que certains sociologues ont nommé la logique du “ressentiment“, logique qui ne s’oriente ni en fonction du possible, ni en fonction du juste, mais en fonction de subjectivités portées à la “vengeance” irrationnelle, au fanatisme.