En préalable à l’exposé, des questions préparatoires pour les participants :
— Comment fait-on pour savoir ce qui est juste ?
— En général (dans la vie individuelle) ?
— En matière politique (pour savoir ce qui est juste pour la société, pour le bien commun) ?
Noter comment chacun procède effectivement quand il est confronté à ces questions (chercher des exemples).
Eventuellement, se demander comment il faudrait procéder pour mieux savoir ce qui est juste (dans l’immédiat et dans l’histoire).
Réfléchir aux difficultés personnelles rencontrées pour répondre à ces questions.
PLAN
— Analyse de la question
— Qu’est-ce que le juste ?
Notions : Morale, Utilité, Bonheur, Juste, Bien, Raison (morale) pratique
— Comment savoir ce qui est juste ?
Notions : Liberté, Volonté, Bonne volonté, Mauvaise volonté
— L’orientation vers le juste et la liberté humaine
— Comment poser ce qui est juste pour la société ?
Notions : Intérêt, Intérêt général, Intérêts particuliers, Bien commun, Volonté générale
— Le postulat d’un possible progrès de l’humanité et de l’homme
— Le contenu du juste pour la société : partir des intérêts ou du “Bien” ?
— Quelques commentaires après les exposés des participants
***
La question posée le second jour n’est pas de même nature que celle posée le premier jour.
On a abordé un des grands problèmes de la philosophie, celui de la connaissance de la réalité, et comment est-elle possible. Il s’agit maintenant d’aborder un autre grand problème de la philosophie, — de la philosophie morale et politique — et qui concerne l’orientation de la pratique humaine, la direction de l’action, plus spécialement par rapport à ce qui peut être considéré comme quelque chose qui serait « juste en soi ». Comment s’orienter non plus dans la connaissance de la réalité, mais par rapport à ce qui peut être considéré comme “juste”, le plus universellement juste.
Analyse de la question
La question était : « Comment peut-on savoir ce qui est juste ? » [toujours ici dans le domaine social et politique].
Si on analyse l’énoncé de cette deuxième question, on peut constater qu’il y a toujours un problème mais que celui-ci est différent du précédent. Il ne s’agit plus de chercher à savoir comment on peut connaître la réalité extérieure, en posant correctement le rapport entre le sujet de la connaissance et son objet : la réalité objective à connaître, mais de savoir ce que les hommes peuvent considérer comme juste dans leurs actes.
Il faut donc ici s’interroger sur la notion de juste, et le fait qu’on ne fasse pas mention de la réalité dans cette question, signale qu’il n’y a rien dans les choses elles-mêmes qui puissent nous indiquer ce qui est juste, juste du point de vue humain. La définition du juste et le juste ne se trouvent pas en tant que tels dans la réalité. On peut poser que le contenu du juste, ce serait par exemple l’égalité, alors que l’égalité n’existe pas nécessairement dans la réalité.
Où chercher alors le juste ? Est-il comme la réalité, extérieur, indépendant de la conscience qu’on peut en avoir ?
On a vu qu’il existait des difficultés, des limites dans le processus de la connaissance de la réalité, extérieure à nous. Le problème est différent pour le juste. La question se rapporte aujourd’hui à une autre faculté humaine : celle qui permet de savoir ou de reconnaître le juste de l’injuste, mais aussi ce qui est bien, de distinguer le bien du mal.
Avant d’analyser les réponses aux questions, on va poser tout de suite que cette faculté humaine, la conscience du bien, et du juste, n’est pas extérieure aux hommes, même quand ils agissent de façon injuste. Le juste n’est pas à chercher hors de nous, mais dans la conscience.
Qu’est-ce que ce qui est juste, qu’est-ce qui est bien ? Pour simplifier, on va poser ici comme équivalentes les notions de bien et de juste, bien qu’il existe des distinctions entre les deux notions
Un d’entre vous s’est posé la question : cette question concerne-t-elle la connaissance ou la morale ?
On verra que la question concerne la morale, mais aussi d’une certain façon la raison, bien que l’usage de la raison ne porte pas ici sur l’analyse d’un objet extérieur à nous.
Qu’est-ce que le juste ?
On va examiner les réponses qui ont été données à la question.
Il faut noter que la différence entre la question de la première journée et celle d’aujourd’hui, le fait qu’il s’agisse d’un problème différent, a été parfois difficile à saisir.
Plusieurs catégories de réponse ont été données à propos de la définition du juste. On pourra discuter des la validité de ces réponses.
— Ce qui est juste a pu être identifié avec ce qui est utile, l’idée « d’ajustement » entre l’objectif que l’on vise, les moyens utilisés, « le résultat obtenu ». C’est un des sens possibles du mot juste, mais qui ne concerne pas vraiment le problème posé aujourd’hui.
Identifier le juste et l’utile renvoie à une conception utilitariste du monde et de la politique, centrée sur des volontés et intérêts subjectifs, ce que l’on veut, ce qui nous satisfait : comment réussir à obtenir ce que l’on veut, que ce soit juste, bien, ou non. Dans les réponses données, les moyens envisagés pour réaliser l’utile restent associés à la question de la connaissance de la réalité : « analyser, connaître », « se confronter à la réalité », etc. Ce qui est juste n’est pas conçu comme relevant du domaine du bien, mais comme relevant du domaine du possible, que ce possible soit juste ou non.
Exemple : des groupements politiques fascistes peuvent penser que ce qui est juste (de leur point de vue), c’est d’arriver à prendre le pouvoir, détruire tous ceux qui s’opposent à eux. Pour cela, ils peuvent chercher à connaître la situation et les opinions des gens, afin de parvenir à un but, qu’on ne considère pas en général comme juste dans un monde civilisé.
— Ce type de conception, identifiant le juste et l’utile, peut être rapproché d’un autre, qui considère la relation entre les hommes uniquement d’un point de vue pragmatique. On ne se préoccupe pas d’abord de définir ce que l’on estime juste en soi, mais ce qui permet des relations vivables entre les hommes, même si cela ne permet pas vraiment de réaliser le bien commun : on pose par exemple la nécessité de « ne pas empiéter sur la liberté des autres ». On peut comprendre le juste ainsi, mais ce n’est pas le problème du juste en lui-même, tel qu’on va essayer de le poser. (A noter que le régime capitaliste peut prétendre définir une société de “liberté” où il est interdit d’empiéter sur la liberté d’autrui.)
— Certaines réponses identifient aussi le juste avec le bonheur : réaliser pour un individu, pour un groupe, voire une classe sociale, « ce que l’on souhaite », « ce que l’on désire », « chercher à bien vivre », et éventuellement à bien vivre ensemble, sans se préoccuper d’abord de ce qui est juste en soi, bien, dans son principe.
Or, le bonheur et le juste peuvent parfois coïncider, mais pas nécessairement.
Ces façons de concevoir le juste, comme utile ou comme équivalent au bonheur, ne posent pas qu’il existe un bien en soi, “objectif” pourrait-on dire. La définition du juste dépend ici de positions subjectives, ce que chacun estime être utile (pour lui ou pour son groupe, sa classe sociale), ce que chacun juge possible de réaliser, le bonheur que chacun espère.
— Enfin pour la majorité, le juste a été identifié à ce qui est « ce qui est bien », « ce qui est droit », « ce qui est moral », etc. En quelque sorte à quelque chose d’universel, qui ne serait pas juste seulement pour certains individus ou groupes. C’est le problème posé par la question d’aujourd’hui.
Car, même quand on élude le bien, on peut postuler que le juste et le bien sont en leur principe valables pour tous les hommes. « Le bien est toujours le bien, même si personne n’est bon », dit Kant.
Dans les réponses, cette conception du juste se présente sous deux aspects, pas forcément contradictoires.
— Ou bien on pose que la morale, la conscience du bien et du mal, serait quelque chose qui viendrait de toutes pièces de l’extérieur des sujets, qui serait inculqué, ou plus ou moins imposé, par l’éducation, les normes sociales, les règles morales, du devoir, du droit. Dans ce cas les hommes semblent considérés comme étant toujours des mineurs, non responsables de leurs choix moraux, ayant besoin d’une tutelle.
— Ou bien, on pense qu’il y aurait en chaque homme la faculté de distinguer le bien du mal, qu’on agisse ensuite, ou non, selon son devoir. Les sujets humains sont dans ce cas considérés comme étant capables de devenir majeurs, responsables de leurs actes. Certains ont parlé en ce sens de l’existence en l’homme d’une conscience morale. Que l’individu “écoute” ou “n’écoute pas” cette conscience, il serait capable de discerner entre le bien et le mal, entre ce qui est juste et ce qui est injuste. L’éducation, la religion, les lois seraient utiles, mais elles ne feraient qu’aider à mieux reconnaître le bien, le juste. Ce que certains ont appelé : « le sens de la justice », ou « rester droit ».
— Il a aussi été précisé qu’il s’agissait là d’une faculté propre à l’homme, en relation avec « ce qui ressort de la liberté humaine ». Chacun aurait la liberté de s’orienter vers le bien, ou de s’y refuser, en toute connaissance de cause. Ce qu’on appelle aussi le libre-arbitre.
— Enfin, pour tous ceux qui pensent que chaque homme est capable de discerner le bien du mal, le juste de l’injuste, et que le bien et le juste ont une qualité objective, on en conclut que les principes fondamentaux du bien, du juste, sont plus ou moins universels, et non liés aux inclinaisons subjectives de tel ou tel individu (ou catégorie sociale).
Dans les réponses à la deuxième partie de la question, on trouve aussi des essais pour définir le contenu de ce qui est juste en soi (sans conditions), pour les hommes et pour la société, c’est-à-dire pour le bien commun. Ce qui est juste se définirait par des contenus universels : « faire aller vers le progrès », vers « une meilleure société », « satisfaire les besoins sociaux », « émanciper », avec un accent particulier porté sur l’égalité : « égalité des conditions », « que chacun contribue au bien de la société ».
— Sur la base de ce principe universel de discernement du bien et du juste, signe et manifestation de la liberté humaine, il y aurait possibilité de s’élever aux plus hautes potentialités contenues dans l’humanité. Les participants ont parlé d’être ou de devenir « vraiment humain », de « sortir de l’animalité », « de la sauvagerie », « de l’état de nature » (au sens de jungle), « de la barbarie ». Ou bien on a mis en avant la « conscience morale », le « sens du juste », en relation avec « l’émancipation des hommes », leur possibilité de « s’élever, progresser ».
On va reprendre l’exposé après l’analyse de quelques notions.
Analyse de Notions : Utilité, Bonheur, Juste, Bien, Morale, Raison (morale) pratique.
La Morale : c’est ce qui concerne les mœurs humaines, c’est-à-dire la conduite, les habitudes, les usages, les actions, d’un ensemble d’hommes.
Cela s’applique aux règles de conduite des hommes, et à leur orientation (en principe vers le bien).
La “personne morale” en droit, c’est une personne responsable, susceptible de discerner le bien du mal, savoir orienter son action en fonction de cette faculté de discernement.
Selon les doctrines, la morale serait variable selon les sociétés, les conditions (il y aurait plusieurs “morales”), ou, au contraire, la morale serait “inconditionnée”, les grands principes moraux poseraient dans toutes les civilisations à peu près les mêmes obligations. Il y aurait une universalité de la morale, qui correspondrait à une sortie de l’animalité, de la sauvagerie.
Juste. Ce qui est juste peut être compris comme ce qui est conforme au droit (jus ou ius : c’est le droit en latin).
Mais la Justicia chez les Romains est précisément la science du bon et de l’égal (ars bona et æqui).
Donc le juste porte l’idée de bon et égal à tous (voir l’idée d’égalité, d’équitable dans l’expression ex-æquo). Le juste s’oppose à l’injuste, l’inéquitable, et dans une certaine mesure à l’inégal, et aussi à ce qui est mauvais.
En français il y a aussi l’idée de ce qui est “droit” : agir selon des principes, rectitude, honnêteté.
« Enfants, on était pas riches, mais on a tous poussé droit »
L’idée de juste en soi, universel, s’oppose à la subjectivité, l’égoïsme.
Le Bien est une notion qui relève de la morale, mais on sait qu’elle est aussi présente dans le domaine politique avec l’idée de bien commun. Le bien ne pose pas forcément l’idée d’égalité, d’équitable.
Dans la conception morale : le bien c’est le devoir, ce qu’on doit faire, non par contrainte, mais par choix, par liberté, “bonne volonté”.
Le moyen objectif de reconnaître le bien, c’est ce qui peut être posé comme valant pour tous les hommes (universalité).
(Pour la conception utilitaire, le bien se limite à ce qui est utile à un but particulier donné, pour des groupes particuliers, qu’il soit juste ou non).
L’Utilité : ce qui a sa valeur par rapport à un but particulier à atteindre, et le plus souvent, ce qui sert à la vie, au bonheur, à l’intérêt, plutôt qu’à la vérité, au bien, à la justice.
Le Bonheur peut être posé comme la chance pour un individu ou la satisfaction de nos désirs ou de toutes nos inclinations, avec l’idée d’une certaine stabilité, par rapport au plaisir. Le bonheur dépend ici des attentes, des aspirations qui peuvent varier selon les individus, les subjectivités. Toutefois si l’inclination au bien domine chez un individu, alors le bonheur peut coïncider avec le bien, le juste (se présenter comme universel).
Le bonheur est distinct des notions de plaisir ou de joie qui sont passagers.
Raison pratique (et raison morale pratique) : La raison pratique se rapporte à l’action humaine, à ce qui est possible par liberté ou volonté libre. La pratique est une action en vue de la réalisation d’un objectif, qu’on se représente d’abord en pensée (de même qu’on se représente les moyens qui permettent d’atteindre cet objectif).
— La raison pratique (au sens pragmatique) peut s’appliquer à des opérations dans un registre “technique” (cf. le travail humain) : un but spécifique étant voulu, il faut adapter des moyens convenant à sa réalisation, dans des conditions données. On n’est pas dans le domaine de la morale, mais de la visée utile (voir l’adage : « qui veut la fin veut les moyens »). Dans ce cadre “technique”, “utile”, la raison pratique est subordonnée aux conditions de l’expérience (directe ou indirecte). La raison pratique, seulement pragmatique, a tendance à se poser comme seule possible, sans prise en compte de la question du bien.
— La raison pratique (morale) ne se détermine pas en fonction de buts particuliers, elle obéit à la forme de la loi morale, qui est l’universalité. Dans son versant “moral”, la raison pratique s’applique dans le registre de l’orientation de l’action vers le juste. Etant “inconditionnée ”, elle n’obéit pas à des conditions particulières (1), mais à la loi morale, de forme universelle. Elle ne peut donc “errer” (Voir en ce sens chez Rousseau, l’idée que la volonté générale ne peut errer — c’est-à-dire se tromper).
En politique l’application de la raison pratique peut relever de ces deux ordres (pragmatique et moral).
Comment savoir ce qui est juste ?
A propos de la définition du juste, on a vu qu’il était préférable de distinguer entre ce qui est seulement utile, centré sur l’intérêt, l’avantageux (pour des individus ou des groupes particuliers), et, ce qui est juste en soi, valable universellement. Indépendamment de cette question de définition du juste, plusieurs autres problèmes ont été signalés dans les réponses des participants :
— Quelle relation établir entre la connaissance de la réalité et de ce qui est juste, et entre le possible et le juste ? Et regroupant les questions du vrai, du juste et du possible, plusieurs se demandent comment peut-on réaliser ce qui est juste, dans quelles conditions ?
— La capacité à s’orienter vers le bien dépend-elle du type de société dans laquelle on vit ou bien est-elle toujours présente chez tout homme, au moins à l’état de virtualité ?
— Et enfin, d’où viennent les principes du juste, du bien et du bien commun ?
— Comment le dégager ?
On ne pourra s’intéresser à toutes ces questions, on va déjà essayer de mieux cerner la question : comment savoir ce qui est juste ?
Il faut d’abord rappeler que la connaissance de la réalité, et, la morale (juger du bien et du mal, et orienter son action), relèvent de deux domaines distincts. Savoir en quoi consiste le bien ne dépend pas d’abord de la confrontation avec la réalité extérieure, même si les conditions de la réalité jouent leur rôle, pour percevoir ce qu’est la justice ou l’injustice.
Savoir en quoi consiste le bien ne dépend pas non plus de la raison pure (spéculative). On peut très bien faire des raisonnements impeccables pour justifier de mauvaises inclinations. La capacité à discerner le bien serait plutôt à considérer comme un “donné intérieur” pour les hommes. L’intuition suffirait à distinguer le bien du mal. Ce qui ne veut pas dire que la capacité d’orientation, savoir ce qui est juste, serait innée, mais que chaque homme, aidé par l’éducation, la raison naturelle, pourrait discerner en lui, par lui-même, entre le bien et le mal, le juste et l’injuste (du point de vue de l’universalité). Les catégories morales existeraient a priori dans la raison pratique, ici en tant que raison morale. A priori, ici encore, ne signifiant pas inné, mais ce que chaque homme, aidé par le rôle régulateur de la raison et par l’éducation, pourrait discerner en lui, pour régler sa conduite.
De la sorte, savoir s’orienter vers le bien, ce qui est juste, ne présenterait pas les mêmes difficultés que pour la connaissance de la réalité extérieure. D’une part, parce que la conscience morale ne serait pas extérieure aux hommes, indépendante de nous. D’autre part parce que la raison (morale) pratique, qui porte sur le jugement moral, serait accessible à tout homme. L’entendement humain pourrait accéder au savoir de l’action juste, même en l’absence de connaissances et de capacités rationnelles pleinement développées.
C’est un peu ce que Rousseau veut dire quand il pose que la capacité à s’orienter (vers le bien) est présente en tout homme, notamment dans le peuple, les individus composant le peuple, même si leur raison, au sens spéculatif du mot, n’est pas aussi développée que chez ceux qui les gouvernent.
« Lors même que votre raison est supérieure à la nôtre, ce n’est pas dire qu’elle doive nous servir de loi. Chacun a assez de raison pour se conduire lui même ».
[Ce qui ne signifie pas qu’il faille refuser d’obéir aux lois, surtout quand elles sont l’expression de la volonté générale. Mais c’est une autre question qu’on ne peut traiter ici.]
La raison morale pratique en nous servirait de boussole pour s’orienter, ce qui ne veut pas dire qu’on aille toujours dans le sens du devoir. On peut très bien avoir une idée de ce qui est juste et, comme le dit Rousseau, « éluder le bien » qu’on est capable de voir.
***
Les critères permettant de juger de l’action juste.
C’est sans doute Kant qui a le mieux dégagé des critères aidant à guider l’action vers le bien, ce que l’on peut nommer son devoir.
Puisque la capacité à distinguer ce qui est bien existe potentiellement en tout homme, il ne peut y avoir trente-six sortes de bien, liées à des inclinaisons subjectives. Le bien peut se déterminer en relation avec un principe universel, que tout homme est apte à reconnaître. Le bien pourrait se définir comme: ce qui est voulu par une volonté individuelle qui se détermine selon une loi universelle. Ce qui donne les maximes (2) suivantes pour s’orienter :
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle. »
On peut chacun chercher à partir de différents problèmes en quoi cela peut aider à discerner ce qui est juste. Par exemple, on ne peut pas poser comme principe universel, une maxime telle que : « ce qui est hors de ma communauté doit être exterminé » (mais il existe des maximes non universalisables plus subtiles, qui peuvent même se poser en apparence à partir de principes égalitaires).
Autre maxime : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours seulement comme une fin et jamais comme un moyen. ».
On voit là que cette maxime s’oppose à l’exploitation de l’homme par l’homme, qui suppose l’utilisation de l’homme comme moyen.
On peut enfreindre le devoir, les impératifs moraux, mais ces infractions ne peuvent alors être conformes à la loi morale et à la conscience morale, ou vraiment libre.
Ce qui conduit à s’interroger sur d’autres notions Liberté, Volonté.
Notions : Liberté, Volonté, bonne volonté, mauvaise volonté
Liberté, libre : être libre, c’est ne pas être esclave, ne pas être sous tutelle. Est libre celui qui fait ce qu’il choisit de faire et non ce qui est voulu par un autre, celui qui agit conformément à sa volonté, se détermine par lui-même.
C’est la liberté de s’orienter par soi-même, avec son libre-arbitre dans le choix de son action, vers le bien ou le mal. La liberté morale consiste à se déterminer et agir sur la base de sa propre conscience morale. C’est la liberté de l’homme devenu majeur, et non de l’homme encore mineur.
Mais être libre suppose aussi ne pas être esclave de ses passions (passif), de ses instincts, de ses inclinaisons subjectives.
En politique, la liberté coïncide avec l’état de citoyen, responsable du bien de la Cité.
Volonté : la notion de volonté est liée à celle de liberté de choix. Volonté et libre arbitre ne sont pas deux facultés mais une seule. La volonté étant de se porter sans contrainte vers une action.
Dans le sens classique, la volonté est une forme de l’activité qui comporte dans sa forme complète : la représentation personnelle de l’acte à produire, un arrêt temporaire de la tendance à cet acte, la conception des raisons de l’accomplir ou de ne pas l’accomplir, le sentiment de la valeur de ces raisons, la décision d’agir comme elles l’indiquent ou de s’en abstenir (c’est donc très lié à l’idée de liberté, de conscience, de libre-arbitre éclairé par la raison).
On verra que cette définition complète nous aidera à mieux comprendre ce qu’est vraiment la Volonté générale.
Dans le sens que lui ont donné certains théoriciens allemands, la volonté au contraire, ne serait que la simple énergie d’une tendance instinctive ou induite par la communauté d’appartenance (un genre “d’instinct vital“). Ou bien il n’y aurait pas de volonté libre humaine, toujours une dépendance extérieure. Du Serf arbitre de Luther signifie la servitude de la volonté à l’égard de puissances extérieures à l’homme.
La Bonne volonté : c’est la ferme décision de faire le bien, ou le mieux qu’on peut selon ses capacités.
La Mauvaise volonté : serait une volonté dirigée vers le mal, ou, plus prosaïquement l’essai de se soustraire à son devoir, ses obligations.
Ces définitions conduisent à réfléchir au lien entre l’orientation des actions dans leur rapport à la liberté humaine, qui touche aussi à l’orientation en politique, la politique se situant précisément, on le verra dans le prochain chapitre, dans le domaine de ce qui est possible par liberté.
L’orientation vers le juste et la liberté humaine
La faculté humaine de discernement du bien et du mal, du juste et de l’injuste, se pose en relation avec la volonté et la pratique humaine, celle-ci se définissant, on l’a vu, comme une activité créatrice, consciente de ses buts, donc libre.
« Est pratique, tout ce qui est possible par liberté », telle était une définition de la pratique proposée par Kant.
Qu’est-ce que cela veut dire : Que dans des conditions données, les hommes pour agir, peuvent choisir, selon leur propre détermination consciente, entre une orientation et une autre (parfois entre des possibles distincts).
Ce que l’on appelle aussi le libre arbitre.
Le libre-arbitre ne signifie pas que l’action ne soit pas aussi conditionnée par des déterminations générales.
Le libre-arbitre signifie qu’on peut se déterminer dans une direction plutôt que dans une autre pour tout ce qui dépend de notre liberté, plus spécialement dans le domaine moral.
Cela n’exclut donc pas l’existence de déterminismes, c’est-à-dire de ce qui est déterminé ou s’impose par autre chose que nous-mêmes, c’est-à-dire ce qui n’est pas possible par liberté.
Dans ce qui touche à ce qui est possible par liberté (la morale, la politique), le devoir consiste à vouloir le bien. Et le devoir n’est possible que par liberté. L’existence même du devoir, puisqu’on peut refuser d’y obéir, atteste de l’existence de la liberté.
Il existe plusieurs champs pour la pratique : la conduite individuelle, la production, le travail humain, la connaissance scientifique, et la politique, la politique étant ce qui nous intéresse en premier lieu.
Et ici de nouveau, on a à lutter sur deux fronts. Contre ceux qui ne voient que le déterminisme, et contre ceux qui pensent que la volonté est toute puissante, (problème que l’on détaillera dans le chapitre suivant). On va voir d’abord comment l’orientation vers le bien, le juste, dépend, dans des conditions données, de la liberté humaine.
— S’agissant de l’action morale, et politique, il est souvent affirmé (contre la prétention du peuple à savoir s’orienter vers le bien ou le juste), qu’il existerait des déterminismes absolus de l’action qui lui interdirait de définir ce qui est bon pour la société. Seule la raison la plus développée (des “élites”, des gouvernants, des gens éclairés) pourrait alors définir ce qui convient à l’ordre social. Ou bien encore, on affirme que le mouvement irrépressible de la réalité (des échanges marchands) impose de lui-même le bien.
— Dans un autre registre, les partisans d’un rationalisme dogmatique identifient le mouvement du monde et le mouvement de la raison. Les progrès de la raison, de la connaissance du monde extérieur sont assimilés par eux aux progrès du bien, voire de la moralité (ce que critiqueront Rousseau et Robespierre notamment). Il découle de cette conception que le peuple moins instruit, ou moins raisonnable que les classes supérieures, ne peut jamais connaître ce qui est bien pour la société, ni même ce qui est bon pour lui. Seuls les plus savants ayant la raison la mieux développée pourraient orienter la marche de la société. C’est ce que des hommes politiques du XIXe siècle, ont nommé la « souveraineté de la raison ».
— D’autres conceptions affirment que le monde et le bien sont une seule et même chose. « Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ». Donc, le mouvement du monde serait censé produire spontanément la perfection, le progrès. Un plan de la nature, une harmonie pré-établie, feraient agir les hommes spontanément dans le bon sens. Par conséquent, les hommes, le peuple n’auraient qu’à s’adapter à ce monde, sans possibilité d’action par liberté, ils ne pourraient travailler à changer le cours des choses. Ici aussi, seuls ceux qui savent reconnaître, interpréter la prétendue merveilleuse « harmonie pré-établie » de l’ordre social, seraient aptes à diriger la société.
Dans tous les cas, la distinction n’est pas faite, entre causes dites « objectives », et causes humaines, orientation par liberté des sujets humains (A ôter que ceux qui se réclament du marxisme ne font pas non plus cette distinction, soit qu’ils pensent que l’on a à se reposer sur le mouvement spontané de la société, soit qu’ils imaginent que la “volonté” ou l’énergie révolutionnaire se suffisent à elles-mêmes).
Le postulat d’un possible progrès de l’humanité et de l’homme
Pour poser la possibilité pour le peuple de s’orienter vers le bien pour la société, il est nécessaire de poser un postulat (ce que fait à sa façon Kant), le postulat selon lequel il y aurait dans l’humanité un chemin qui, dans l’ensemble, va de la barbarie à la civilisation, au progrès, même si cela n’est pas forcément valable pour les hommes individuels (limités dans le temps), ni un progrès évoluant de façon linéaire dans tous les moments historiques. En ce sens, il faut chercher dans l’homme ce qui le fait vraiment humain, ce qui permet d’espérer non seulement des progrès dans la connaissance générale, dans la science, la technique, mais aussi un progrès vers le bien. Il faut donc chercher dans l’homme ce qui fait son humanité, même si cela est entravé ou n’est pas encore développé : la possibilité de s’orienter par lui-même vers le bien et le bien commun.
Il s’agit là d’un postulat qu’on ne peut démontrer, mais qui permet d’espérer. Ce postulat se pose pour l’ensemble de l’histoire de l’humanité (en dépit des retours en arrière, régressions de toutes sortes). On postule que se manifeste dans l’histoire une tendance au progrès, à la bonne volonté humaine, la capacité de s’orienter vers le bien, le juste. Ce qui ne signifie pas que cette tendance se manifeste dans une période déterminée, ni qu’il n’existe pas d’inclination vers le mal, ou vers des avantages purement particuliers. De par la situation qui lui est faite, le peuple, plus que les puissants et les riches, pourrait dans ce cadre se trouver plus à même de s’orienter vers un bien commun.
Longtemps les hommes semblent avoir eu besoin de tutelle pour se diriger moralement (par la religion, la contrainte, la loi imposée). Les hommes, le peuple, pendant de longues périodes historiques n’ont pas semblé être capables de s’orienter par eux-mêmes vers le bien. Ce qu’on a pu appeler “l’état de minorité” de l’humanité et des hommes. Les hommes peuvent rester longtemps dans ce statut de mineur, ayant besoin de tutelle extérieure. Mais on peut espérer qu’ils puissent accéder à la majorité, devenir majeurs, c’est-à-dire s’orienter par eux-mêmes (notamment comme le pose Rousseau en modifiant les conditions générales de la société). Cette entrée de l’homme dans sa majorité, en tant que manifestation dans l’histoire d’une volonté bonne, semble attestée pour Kant dans le processus de la Révolution française. La Révolution française attesterait que le bien, le progrès humain, peuvent s’imposer, même si le dernier maître, le maître révolutionnaire, c’est-à-dire le peuple, présente encore des caractères barbares.
Comment poser ce qui est juste pour la société. Réponses des participants
La deuxième partie de la question touchait au juste dans la société. On retrouve le même type de réponse que pour les conduites individuelles. Mais comme la question du « bien commun » était posée, la relation entre le juste et la morale publique ou sociale, est davantage mise en évidence.
Quelques éléments de réponse donnés par les participants se centrent cependant encore sur le juste vu seulement sous l’angle de l’utile, de l’ajustement des moyens par rapport au but : « vérifier si le résultat est conforme à l’objectif qu’on s’est fixé », et pour cela « avoir une bonne connaissance de la réalité ».
Ce n’est pas tout à fait le problème posé par la question de ce chapitre, mais plus par le suivant, celui qui concerne la réalisation du possible.
Car si on se préoccupe du juste (dans une définition universelle), on peut très bien poser en quoi consiste ce qui est juste, conforme au bien commun, et ne pas pouvoir le réaliser dans l’immédiat. La définition du bien, du juste, est en quelque sorte absolue, non dépendante des conditions. Ce qui ne veut pas dire qu’on n’essaie pas de la lier à la question du possible, qui est distincte (et qu’on verra dans le chapitre suivant).
— Dans les réponses, on trouve différentes grandes façons de poser ce qui est juste, bien, pour la société. Deux notions distinctes sont proposées : intérêt général et bien commun.
— Les deux notions ne sont pas tout à fait équivalentes, on va le voir. La centration sur l’intérêt général est davantage centrée sur les intérêts, donc sur l’avantageux, l’utile, que sur le bien.
Il est parlé aussi « d’intérêt de tous », ou « du plus grand nombre ».
L’intérêt de tous comme simple addition des intérêts particuliers pose problème. Plusieurs estiment en effet que « les intérêts particuliers peuvent être contraires à l’intérêt général », et qu’il faudrait « les dénoncer ».
— A propos du bien commun (moins centré sur les intérêts, sur ce qui est avantageux à telle ou telle partie de l’ensemble), la contradiction entre ce qui est bien, ou juste, pour l’individu, ou pour des groupes, des classes, et ce qui est bon pour l’ensemble est également signalée.
On peut aussi être à cheval sur deux notions : intérêt et bien, et opposer les intérêts particuliers au bien de l’ensemble. Citation « il faut faire son devoir de citoyen et poser ce qui est bien pour la Cité avant son intérêt propre ».
Le contenu de ce qui est bien pour la société, est dans les réponses, référé à un progrès : « aller vers une meilleure société », « satisfaire les besoins sociaux », avec ici encore « l’idée d’égalité ».
Toutes les réponses centrées sur le bien, en tant que satisfaisant la conscience de ce qui est juste pour la société, posent, comme Rousseau et Robespierre, une relation nécessaire entre politique et morale. Ce qui renvoie au débat qui, depuis l’Antiquité, oppose ceux qui mettent en avant le bien et ceux qui privilégient l’intérêt au sens de l’utilité. Pourquoi le méchant est-il plus honoré que le bon citoyen, pourquoi viser le bien si cela nous conduit à être malheureux et méprisé ?
Les notions : Intérêt, Intérêt particulier, Intérêt général, Bien commun, Volonté générale. (Voir aussi le Cours Intérêt général et contradictions de classes)
Intérêt : c’est ce qui importe à un individu (ou un groupe, une classe), ce qui leur est avantageux, utile. La notion d’intérêt correspond dans un premier sens à l’idée de « prendre part » à quelque chose de profitable, et par la suite et principalement, à l’idée de réaliser un gain, un profit personnel, privé. Si l’on tient compte que lorsqu’il s’agit d’intérêts particuliers, les deux mots sont en général pris au pluriel, on peut comprendre la contradiction interne qui peut affecter la notion d’intérêt général.
Intérêt général : Général vient du mot genre : général, ce qui appartient à un même genre ou espèce. En politique, l’intérêt général, est celui qui vaut (ou vaudrait) pour l’ensemble d’un “genre” (Cité, État, nation).
Mais on peut aussi parler d’intérêt général pour des “genres” plus restreints, des catégories sociales : intérêt d’une corporation, des fonctionnaires, des ouvriers, de la bourgeoisie, du peuple. Il s’agit en fait de l’intérêt de “genres” particuliers, donc ici d’intérêts particuliers de fait.
Intérêt particulier : d’un individu ou d’un groupe. Le général se pose toujours en relation avec un (ou des) particuliers. Et dans le cadre des intérêts, l’intérêt particulier se définit comme intérêt à part, l’intérêt d’une partie (d’où vient aussi le mot parti). L’intérêt particulier peut être celui d’un individu ou d’un groupe considéré à part : par exemple, intérêt d’une classe par rapport à celui d’une nation, intérêt d’une catégorie par rapport à celui d’une classe, intérêt d’une profession (intérêts particuliers des fonctionnaires, des salariés du privé, des ouvriers du privé, des ouvriers du public. etc).
Toute la question est de savoir si l’intérêt général, ce qui serait avantageux pour tous les individus et classes, peut se définir comme une addition des intérêts particuliers (addition de subjectivités contradictoires), ou par rapport à la notion de ce qui est bien, juste, pour l’ensemble de la société, et qui peut donc aller à l’encontre des intérêts particuliers, à l’encontre de ce qui est avantageux pour les différents individus et classes.
Bien commun. La notion de Bien on l’a vu est plus large que celle d’intérêt, non liée à l’idée de profits, de gains, immédiats. Ce qui constitue un bien peut concerner les richesses, les possessions, mais dans un sens plus général ce qui est bon, contre ce qui est mauvais, néfaste. La notion de commun ne signifie pas une simple addition d’intérêts particuliers.
Commun ne signifie pas pour autant “communautaire”, au sens de “l’appartenance” à une même “identité”, le fait d’être les “mêmes” par l’ethnie, la culture, la religion (sans égard aux individus composant le commun).
Dans la langue française, le commun résulte d’une association, construite, en fonction d’un but et selon des règles. Le mot commune, au sens de municipalité, (co) (munia) signifiait les charges prises avec d’autres. Le commun, la commune, regroupent ceux qui ont pris part conjointement à des charges, participation souvent sur base d’égalité. (A noter que le fait de participer à quelque chose de commun n’exclut pas de disposer de choses en propre, des biens propres).
Le bien commun, c’est ce qui est bien pour un ensemble (Cité, nation), ou ce qui appartient en commun à un ensemble (routes, système d’approvisionnement d’eau, police, enseignement, etc.).
Le bien commun n’est pas une addition de ce qui est bon pour chacun, mais de ce que l’on pourrait nommer une “intersection” de ce qu’il peut y avoir de bien entre les différentes parties de l’ensemble.
Le bien commun peut aller contre certains intérêts particuliers, ce qui ne signifie pas que tout ce que chacun a acquis en propre soit supprimé (Voir Rousseau : empêcher que quiconque puisse “acheter” un autre, le mettre dans sa dépendance forcée). Mais il y a aussi la possibilité de faire coïncider biens propres et le bien commun, par la contribution des particuliers au bien commun, qui est aussi pour partie le leur, sur la base, non d’une annulation, mais d’une subordination des intérêts propres au bien commun.
Enfin, le bien commun, c’est ce qui est bien, juste pour la Cité, la société, que cela soit ou non possible, que l’on puisse ou non le réaliser dans un moment historique donné.
Volonté générale : Rousseau peut employer le mot d’intérêt, et d’intérêts particuliers, d’intérêt général, mais il use aussi de la notion de volonté générale, (qui se rapporte davantage à la définition d’un bien commun que d’un intérêt général, toujours difficile à établir). On a vu ce que signifiait Volonté : forme d’expression qui comporte dans sa forme complète : se représenter l’acte à produire, suspendre temporairement la tendance à cet acte (réflexion), concevoir les raisons de l’accomplir ou de ne pas l’accomplir, mesurer la valeur de ces raisons, et décider ou non d’agir comme elles l’indiquent ou de s’en abstenir. La volonté est donc toujours consciente de ses buts, orientée, responsable, et au plan général, la volonté générale doit se former selon les mêmes critères. Dans sa formation, la volonté générale doit obéir aux mêmes règles pour se déterminer, en s’appliquant à définir un bien commun pour l’ensemble de la société. Il s’agit donc d’établir et de décider du bien commun, ce qui est plus difficile à délimiter que le bien dans la conduite individuelle. (Pour tout ce qui concerne notre conduite individuelle, même si on agit mal, ou du moins si on élude le bien, on n’en sait pas moins si c’est bien ou non).
Le contenu du juste pour la société : Intérêt général ou Bien commun ?
Au plan théorique, la notion d’intérêt général, contrairement à celle de bien commun, porte une contradiction interne, qui se manifeste au plan pratique par la difficulté où l’on se trouve, comme l’indique Rousseau, à “généraliser” les intérêts particuliers.
Quel est le rapport entre les intérêts particuliers et l’intérêt général ? Suffit-il d’additionner les intérêts particuliers pour faire un intérêt général ? Additionner par exemple les intérêts des différentes classes dans une nation ? Ou encore, peut-on dégager un intérêt général pour les différentes nations au sein de l’Europe, en additionnant leurs “intérêts” ? De quel intérêt général et de quels intérêts particuliers parle-t-on à chaque fois, et plus généralement peut-on concilier intérêts particuliers et intérêt général ?
Les premières théorisations des intérêts particuliers ont été associées à l’idée de lutte de tous contre tous, de division, à l’existence de rivalités, de guerre. Il y a par conséquent une difficulté ou une incapacité à dégager un intérêt général accordant ces intérêts en lutte (3). Dans la philosophie politique, la notion d’intérêt général, comme tentative de résoudre les contradictions d’un monde gouverné par les intérêts en lutte, a eu tendance à se substituer aux notions de bien commun ou bien public. Cette substitution correspond plus ou moins à l’extension des échanges marchands, puis marchands capitalistes, qui développent la concurrence entre intérêts, la lutte de tous contre tous (et pas seulement entre classes).
Dans les citations qu’on peut lire dans le Cours Intérêt général et contradictions de classes, on voit que le déploiement “libre” du régime marchand (livré à lui-même) ne produit pas l’harmonie spontanée des intérêts, mais la lutte, lutte qui peut conduire à l’auto destruction de la société.
Dégager la volonté générale ou le bien commun, ne peut alors résulter d’un ajustement entre intérêts privés des différentes classes ou catégories, car sur ce terrain s’imposent les intérêts les plus puissants, des “rapports de force”. L’intérêt général ou le bien commun ne peuvent surgir tout forgés du mouvement spontané. Pour pouvoir poser le principe d’un bien commun, il va de soi que l’existence d’un lieu politique commun est requise (Cité, royaume ou république), où l’on puisse décider par soi-même, pour soi-même, lieu politique qui soit par conséquent indépendant, souverain.
Comme pour le premier exposé, on bute de nouveau sur une difficulté : comment parvenir à poser le contenu de la volonté générale (ou le bien commun), à partir de volontés particulières ?
Cette difficulté a été posée, sinon pleinement résolue, aussi bien par Rousseau que par Marx :
D’une part, au plan de la raison :
« l’art de généraliser est l’un des plus difficiles et des plus tardifs de l’entendement humain » (Rousseau)
D’autre part :
« De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même, il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé » (Rousseau).
Que faire alors ? Et c’est là que l’on rejoint la question politique, la question du possible, et ce que signifie l’organisation politique dans son principe, en tant que se construisant en fonction d’une connaissance de la réalité et d’une orientation :
« Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont […], lui montrer [à la volonté générale] le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés » (Rousseau).
« Nous ne nous présentons pas au monde en doctrinaires […], nous ne lui disons pas : “laisse là tes combats, ce sont des fadaises ; nous allons te crier le vrai mot d’ordre du combat” ». […] Nous apportons au monde les principes que le monde a lui-même développés dans son sein. […] Nous lui montrons seulement pourquoi il combat exactement, et la conscience de lui-même est une chose qu’il devra acquérir… ». (Marx)
Cela ne résout pas la difficulté qu’il y a à définir une orientation juste, à poser le bien commun ou la volonté générale, mais introduit au problème qu’on va aborder dans le prochain chapitre.
— Quelques commentaires après les exposés des participants :
Comme le premier jour, tous les exposés ont mis en avant des points principaux, de façon plus essentielle encore.
Les difficultés portent sur les points suivants : la distinction entre raison spéculative et raison pratique (surtout à propos de ce que l’on a appelé “raison pratique morale”). Ce que cette distinction peut impliquer : la question du décalage entre deux types de progrès pour l’humanité : progrès d’ordre “technique” (dans la connaissance de la réalité, la maîtrise de la nature, la production, etc.), et progrès d’ordre “moral” (avancée en direction du juste, du bien, de l’égalité, de l’émancipation du peuple, etc.)
S’agissant des distinctions entre raison spéculative et raison pratique, on peut avancer que la raison spéculative oriente la pensée dans le cadre du processus de connaissance de la réalité (donne des cadres pour se représenter les choses dans une adéquation la plus grande possible), tandis que la raison pratique oriente l’action (ce qui ne veut pas dire que des éléments de connaissance n’y soient pas intégrés). La raison pratique (au sens pragmatique) s’applique à des actions particulières de transformation. La raison pratique (morale) guide la pensée pour déterminer la conduite, l’action juste, plus spécialement en politique (voir les maximes), sans avoir à se référer à des buts particuliers.
Raison spéculative et raison pratique sont deux facultés humaines, communes à tous les hommes, du moins à l’état potentiel, ces facultés étant plus ou moins développées, éduquées, exercées (notamment pour les élites, pour ce qui touche à la raison morale !).
La raison pratique (en général) ne peut orienter l’action que dans le champ de ce qui est possible par liberté. La raison spéculative peut aussi aider à penser ce qui nous détermine hors de notre liberté.
NOTES
(1) On peut dire qu’elle est “inconditionnée”, en ce sens que la raison pratique (morale) permet d’orienter vers ce qui est bien, juste, sans se préoccuper d’abord des conditions.
(2) Une maxime est une règle de conduite, qui peut être individuelle, dans ce cas elle n’est pas dans le domaine moral, elle ne devient morale que si elle peut avoir une validité universelle, en faisant abstraction des désirs et inclinations individuels.
(3) Rousseau : « Les hommes s’entre haïssent à proportion que leurs intérêts de croisent. »