(Contribution CSH)
Des événements survenus au cours des dernières décennies conduisent à s’interroger sur les notions de barbare et de barbarie : massacres, vandalisme, terrorisme et actes de barbarie, en France et dans le monde, déstabilisations ou destructions d’États constitués par l’incursion de bandes armées (plus spécialement au Proche et Moyen-Orient). On parle à ce propos de « retour de la barbarie », de « nouvelle barbarie », de « nouveaux barbares », ou encore de « barbarie structurée ».
Pour le sens commun, les mots de barbare et de barbarie se posaient depuis de nombreux siècles en opposition à ceux de société civilisée, civilisation. Jusqu’au milieu du xixe siècle, cette opposition prévalait également dans les conceptions savantes. Depuis lors, plus spécialement au sein des milieux réputés cultivés, s’est manifestée une tendance qui consiste à relativiser tant la notion de barbarie que celle de civilisation. Une certaine confusion s’est imposée avec la perte de ces notions repères, qui aidaient à penser la réalité d’un monde en mouvement.
Pour s’efforcer d’y voir plus clair, on se propose de faire retour aux conceptions classiques de barbarie et civilisation. On s’interrogera ensuite sur l’altération du sens de ces notions au cours de la période contemporaine.
I – Les définitions classiques
BARBARE :
Dans l’Antiquité (Grèce, Rome), le mot barbare pouvait désigner celui qui ne parle pas la langue de la Cité ou la parle mal, ou encore ceux qui usent d’un langage incompréhensible, sans règles, un “langage barbare”. Plus généralement, le barbare était celui qui était étranger au mode de vie de la Cité, en considérant ce mode de vie comme civilisé. Par définition, la Cité en effet se définit comme un lieu où l’on se donne des lois, des règles, où l’on use d’une langue construite, obéissant à des règles (le langage au sens de Logos, principe de raison). Le mot barbare pouvait ainsi désigner celui qui n’est pas civilisé, celui « qui n’est pas poli par la vie de la Cité », celui qui ne se conforme pas à ses usages.
Pour l’historien Thucydide, les barbares étaient aussi ceux qui font primer l’intérêt de leur clan au détriment de principes ou valeurs de la Cité ou valeurs de type universel (raison, relations ordonnées entre citoyens).
Dans la langue française, dès le Moyen Âge, les êtres ou peuples barbares sont ceux qui ne sont pas policés, qui vivent sans loi, « comme des bêtes », qui sont “étrangers” à la civilisation. Une telle acception du mot barbare peut être repérée dans L’Ystoire de li Normant (1308).
Plus généralement, le barbare, ou les peuples barbares, sont ceux qui sont encore dans un “état sauvage”, qui sont incultes (non cultivés), grossiers, mais aussi féroces, cruels, hors des règles de l’humanité, inhumains, ou qui se situent à un stade primitif d’humanité.
Les groupements barbares ont pu aussi être rapportés à un mode de vie nomade, ou à ceux qui ne contribuent pas à la production de la richesse sociale. De ce fait, on considérerait qu’ils étaient conduits à piller les ressources produites par d’autres, au besoin en massacrant les populations qui les produisaient.
« Les barbares n’ont pas de champs, le massacre est pour eux ce que le labour est pour nous » Li bai (7e siècle avant J.C.).
Dans les anciens dictionnaires de langue française, diverses significations du mot barbare sont proposées. En voici quelques illustrations.
— Dictionnaire françois (1680). Barbares : Peuples sans police (non policés), ignorants, qui vivent d’une manière grossière, étrangers à la langue. Individus ou peuples, mauvais, cruels, rudes et fâcheux. Barbarement : d’une manière barbare ou cruelle (« massacrer barbarement »).
— Dictionnaire de Trévoux (1743). Barbare : qui est d’un pays fort éloigné, étranger, homme du dehors, hors de l’Empire, qui a d’autres lois, qui a des mœurs différentes des nôtres. Mais aussi : sauvage, mal poli [ = mal civilisé], cruel, impitoyable, qui n’écoute ni la pitié, ni la raison, ignorant, de mauvaise foi. Qui pratique des incursions, des pillages, ennemi de l’État…
— Dictionnaire de l’Académie Française (édition 1814). Barbare : qui n’a ni lois, ni politesse, cruel, sauvage, inhumain (âme barbare, cœur barbare), dont on ne peut attendre aucune miséricorde. Langue barbare : sans rapport avec la notre, rude, qui choque l’oreille…
Au XIXe siècle, ces modes de représentation des hommes ou des peuples barbares se maintiennent, mais ils sont pour une part banalisés. On tend à désigner comme barbare les modes de vie que l’on rejette : celui des soldats, des bureaucrates, etc.
Une image positive du barbare se fait jour. Certains auteurs font état de leur admiration pour la « force primitive, instinctive, sauvage, merveilleuse », du barbare, pour ces « êtres libres, pleins de vigueur, de force, de vitalité ».
« [Il faut] se représenter avec vérité ce qu’était un barbare : c’est le plaisir de l’indépendance individuelle, le plaisir de jouer avec sa force et sa liberté […], les joies de l’activité sans travail, le goût d’une destinée aventureuse, pleine d’imprévu, d’inégalité, de péril ». Guizot, Histoire générale de la civilisation en Europe (1828).
La réhabilitation du barbare, l’exaltation du mode d’existence barbare, s’affirme plus encore à la fin du xixe siècle, autour de la thématique de la « barbarie régénératrice », contre l’État civilisé (plus spécialement dans la littérature germanique) (1). Littré, notamment, s’oppose à ce courant de pensée.
BARBARIE
Le terme de barbarie est d’usage moins répandu que celui de barbare. Il apparaît plus tard, il s’est construit en référence au sens dominant donné au premier terme. Barbarie vaut le plus souvent pour signifier « l’absence de civilisation », « l’état d’une société qui manque de civilisation ». Il peut désigner un mode d’existence spécifique : “l’état” d’un groupement humain (2) non “policé” ou des actes d’inhumanité, de cruauté, de violence, d’irrationalité, auquel un groupe déterminé, ou l’ensemble du monde peuvent se trouver soumis. Dans ses Mémoires de guerre, de Gaulle peut ainsi parler d’un « monde assailli par toutes les barbaries ».
Le mot barbarie peut s’appliquer à un homme, à un état d’évolution, mais non nécessairement à un peuple particulier. Un peuple en “état de barbarie” peut en effet très bien évoluer vers un “état de civilisation” : « La France a été longtemps un pays de barbarie » (Dictionnaire de Trévoux)
CIVILISATION
Le mot de civilisation apparaît plus tardivement dans la langue moderne. Dans les premières formulations recensées (anciens dictionnaires), ce n’est qu’un terme de jurisprudence (il signifie convertir une affaire, un procès criminel en affaire civile). Pour rendre compte du sens moderne du mot civilisation, on peut parler, avec Rousseau de “l’état civil” [civilisé] ou de “l’état social”’ [socialisé], en tant qu’ils s’opposent à un “état de nature” sauvage ou retourné à la sauvagerie (ou état de barbarie).
Lorsque le mot civilisation commence à être formulé à la fin du XVIIIe siècle, en référence à l’étymologie de civil (civis citoyen), il a pour sens, “l’état” d’un groupement humain civilisé, ou l’action de civiliser. La civilisation est aussi « ce qui rend les individus plus sociables » (Mirabeau père, 1757).
Il ne s’agit pas en général d’opposer des peuples [ou des “cultures”] à d’autres, il s’agit de parler d’un processus concernant les groupements humains, et plus généralement l’humanité, processus qui va du peu ou non civilisé au plus civilisé. Il est question de “mouvement”, “d’évolution” matérielle et culturelle, vers la sociabilité, la pacification, l’affinement des mœurs. Buffon parle de « l’homme qui commence à se civiliser », Linguet (1767) parle de la « trace des premiers pas qu’ont fait les hommes vers la civilisation », d’un « stade idéal d’évolution matérielle, sociale et culturelle auquel tend l’humanité ».
Le physiocrate Mirabeau évoque dans le même sens : un « processus historique d’évolution sociale et culturelle » (1760), les empires « qui ont parcouru le cercle de la civilisation » (1767).
L’état de civilisation ne se présente pas pour autant comme définitivement acquis pour une nation ou un peuple donnés. Au xixe siècle, le sociologue Durkheim signale la possibilité de phénomènes de “décivilisation”. Marx à son tour peut parler de processus de “rébarbarisation”.
Ainsi, lors même que dans la réalité, civilisation et barbarie peuvent se côtoyer, on ne mélange pas dans la pensée les deux “états”, maintenant ainsi les repères qui permettent de distinguer entre processus de civilisation et processus de décivilisation ou rébarbarisation.
CIVIL, CIVILISER
Le mot civilisation est construit sur le radical civil, d’où dérive civiliser, termes eux-mêmes associés aux notions de Cité, de citoyen. Le citoyen est celui qui est « poli par la vie de la Cité », qui participe de sa finalité et respecte ses lois. Dans le Dictionnaire françois, civil a pour signification ce qui regarde « les peuples d’une même vile, d’un même païs », mais aussi qui n’est pas criminel, qui est honnête, poli, qui a de la civilité.
Civil, civilisé, sont aussi en relation avec les notions de police et policé (3), au sens ancien de ces termes. La Cité (civitas) est en effet posée comme doublet de la Polis (la Cité en langue grecque). Ce qui est considéré comme policé, ou civil, concerne l’administration réglée d’une ville, d’une Cité, d’un État, ce qui regardait le bien public, le repos des citoyens, ce qui doit se régler sans violence. Ce qui est civil, civilisé, policé, s’oppose ainsi à ce qui est “incivil”, à “l’incivilité”, au non sociable, à l’irrespect des lois. Les peuples non civilisés, non policés, vivent « sans lois, comme des bêtes ». Civilisé, comme policé, pouvait être opposé à barbares : ceux qui « n’ont ni lois, ni police pour leurs mœurs et pour leur gouvernement. »
Dans le Dictionnaire de Trévoux, civil se dit des « loix qui sont établies en faveur de la société des hommes », « particulièrement des Loix romaines ». Civil signifie aussi « courtois, honnête […] qui connaît les bienséances du monde et qui les fait appliquer ». Même idée dans le Dictionnaire de l’Académie française, est civil ce qui regarde et concerne les citoyens, la vie civile, le droit (jurisprudence romaine), le droit écrit. Ce qui est courtois, poli, honnête, bien élevé.
Civiliser signifie alors rendre civil et poli, traitable, sociable (Trévoux), apaiser une querelle, un conflit par des voies pacifiques. Il n’est pas considéré qu’un homme ou un peuple soient incivils par nature, ils peuvent se civiliser ou être civilisés. Toujours l’idée d’évolution, de progrès possible pour des individus particuliers ou des groupements humains, et non l’assignation des êtres, des peuples, à des “cultures”, des “identités”, pour toujours immuables, extérieures au progrès commun de l’humanité. C’est ce que soulignent les citations suivantes :
« Le commerce des Grecs a civilisé les Barbares », « L’Évangile a civilisé les peuples barbares les plus sauvages. »
II — L’altération du sens des mots
Le sens des mots civilisation et barbarie, tels qu’on peut les repérer dans les plus anciens dictionnaires de langue ou dans le langage commun, semblent relativement stables jusqu’à nos jours. À partir du xixe siècle, il n’en est pas toujours de même dans la littérature ou dans les essais de redéfinition qui s’élaborent au sein des sciences sociales.
Pour le sens commun, aujourd’hui encore, barbarie vaut pour signifier un état ou des actes d’inhumanité, de cruauté, de violence, d’irrationalité, ou “l’absence de civilisation”, se manifestant en un être particulier ou au sein d’un groupement humain, au cours de telle ou telle période de l’histoire.
Le mot barbare dans une partie de la littérature peut au contraire se trouver banalisé ou valorisé : signe de vitalité d’un être ou d’un peuple, de retrouvailles avec une présumée liberté originelle, contre les contraintes de l’ordre social (“civilisé”). Civilisation et barbarie peuvent aussi se trouver mis sur le même pied. La barbarie serait constitutive de l’homme ou de l’humanité, ou encore la civilisation reviendrait à « compliquer sa barbarie » (selon Stendhal ou Paul Bourget).
Les connotations négatives associées à la barbarie peuvent se trouver inversées. La civilisation ne serait-elle pas “la plus barbare” : « Les crimes de l’extrême civilisation sont certainement plus atroces que ceux de l’extrême barbarie » énonce Barbey d’Aurevilly. Et pour Drieu la Rochelle, la barbarie serait engendrée par un excès de civilisation : « l’extrême civilisation engendre l’extrême barbarie ».
Sans que la distinction entre les deux “états” (état civilisé et état de barbarie) soit supprimée en pensée, la possibilité de leur interpénétration dans la réalité se fait jour dès le début du xixe siècle : « Avons-nous porté la civilisation au dehors ou avons-nous amené la barbarie à l’intérieur ? » se demande Chateaubriand. Le thème de l’arrêt de la marche en avant de la civilisation, de son incomplétude ou de son déclin, tend à se répandre. L’accent se trouve par la suite porté, moins sur un déclin de la civilisation, que sur l’idée de la mort des civilisations. « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », proclame Paul Valéry. Une telle mort peut être envisagée comme aboutissement d’un processus de décomposition (4).
Pour ceux qui rapportent la civilisation à un processus d’évolution générale des peuples et de l’humanité, la civilisation (processus) et les civilisations (moments de ce processus) ne sont cependant pas confondues. Ne négligeant pas les flux et reflux de ce processus, le physicien Ampère évoque un « phare à feu tournant qui éclaire les peuples, tantôt fait briller sa lumière, tantôt laisse régner les ténèbres ». Victor Duruy use d’une autre métaphore, celle d’une marche en avant non linéaire : « La civilisation ne marche pas en ligne droite ; elle a ses temps d’arrêt et des reculs qui feraient désespérer, si l’on ne savait que la vie de l’humanité est un long voyage sur une route difficile, où l’éternel voyageur monte et redescend, en avançant toujours. »
L’historien Lucien Febvre souligne pour sa part que si « une civilisation peut mourir. La civilisation ne meurt pas ».
Jusqu’au milieu du xixe siècle, la formulation la civilisation domine dans la littérature. C’est surtout à partie du xxe siècle que les formulations les civilisations ou une civilisation tendent à s’y substituer. À et égard, parmi les premiers, Edgar Quinet, réduisant plus ou moins la notion de civilisations à celle de cultures (au sens allemand du terme), énonçait le thème du choc des civilisations (« les civilisations se sont choquées et brisées »).
Après la Seconde Guerre mondiale, dans le domaine des sciences sociales, on tend à rejeter le sens courant associé à la notion de civilisation. C’est ce que propose Henri Berr en 1929. Il préconise de « vider le mot “civilisation” des idées normatives qu’il contient dans le langage ordinaire ». Tout en maintenant le mot, on pourrait ainsi faire disparaître toute “discrimination” entre le civilisé et le non civilisé (au sens ancien de ces mots) (5).
Dès lors, la notion de civilisation dans la langue “savante”, ne se rapporte plus à un certain nombre de principes qui permettent une vie en commun réglée, pacifiée, entre individus et groupes humains, ni au processus d’humanisation de l’homme et des groupements humains. La notion de civilisation ne s’adosse plus aux principes, règles d’une vie « civique », celle de la Cité. Il n’est plus question non plus de se donner les moyens de penser la spécificité de “l’état barbare” (quitte à ne plus pouvoir percevoir dans la réalité les signes qui signalent qu’on est en voie de « retomber dans la barbarie »).
Le terme civilisation (la civilisation comme processus historique), tend à s’effacer au profit des civilisations, où sont mis sur un même plan tous les modes de groupement humain, même ceux que l’on réputait traditionnellement de barbares. Il n’est pas davantage question de s’efforcer de distinguer l’état de barbarie de l’état de civilisation. Les conceptualisations de la réalité n’en deviennent pas plus claires, on aboutit à des formulations extrêmement floues, au sein desquelles s’efface l’idée de potentielle évolution des hommes, des groupements humains, vers plus de civilité.
Avec le mot de civilisation, il ne s’agit plus de désigner un état d’évolution matérielle, idéelle, institutionnelle. Tous les états de groupement humain (état de nature, état sauvage, état de barbarie, état civilisé, clans, Cités, États) peuvent être réputés civilisations, jusqu’à aboutir à cette formule contradictoire (oxymorique) : « les civilisations barbares ». On dénie ainsi à de tels modes de groupements toute possibilité d’évoluer, car cela serait « discriminant ». Plus grave encore, distinguer entre “état de civilisation” et “état de barbarie”, est jugé contraire au respect des “identités”, des “germes” originels, interdisant aux populations de parcourir le cycle d’un progrès universel. En corollaire, on s’interdit d’analyser les processus de décivilisation qui peuvent se produire dans les sociétés anciennement « civilisées » (6).
Le sociologue Marcel Mauss propose en ce sens une définition circulaire de civilisation(s) qui, au contraire des définitions classiques, ne permet aucunement de penser de tels processus. Les civilisations sont conçues par lui au moyen même des termes qu’il s’agit de définir.
Les civilisations sont des « ensembles suffisamment grands de phénomènes de civilisation, suffisamment nombreux, eux-mêmes suffisamment importants tant par leur masse que par leur qualité […] pour qu’ils puisse signifier, évoquer à l’esprit une famille de sociétés ».
On constate une même confusion à propos des notions barbares ou barbarie. Pour les définir, nombre de spécialistes de sciences sociales se refusent à porter l’accent sur la “structure” ou “l’état”, le mode d’existence des groupements réputés barbares (au sens de non civilisés). On met plutôt en avant le fait que, dans l’Antiquité, le terme barbare se limitait à désigner les étrangers, ceux qui n’appartenaient pas à leur civilisation, qui pouvaient donc appartenir à une autre “civilisation”. Le sens des formulations “étrangers à la Cité” ou “non polis par la vie de la Cité” n’est pas interrogé.
Inversant le propos, on peut aussi dénoncer le mépris à l’égard des barbares, que l’on assimile à du racisme, de la xénophobie, les péchés suprêmes. Pour ces auteurs, le plus simple est de renoncer à l’usage des termes barbare, barbarie, qui selon eux visent à « discriminer » les étrangers. Jusqu’à aboutir à la formule de Lévi-Strauss, qui n’est pas sans poser quelque problème de logique. Le barbare, selon lui, serait en fin de compte le civilisé, c’est-à-dire celui qui opère une discrimination « entre cultures et coutumes » [sous-entendu, selon leurs “identités originelles”].
« Le barbare c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie ».
Si l’on suit la logique de cette formulation, ne faudrait-il pas, en conséquence, renoncer à discriminer cet homme, le civilisé, puisque c’est lui le plus barbare, donc aussi le plus discriminé ?
Lévi-Strauss ajoute en effet que la civilisation est précisément la « coexistence de cultures préservant chacune son originalité ». Ne faut-il pas alors, pour être cohérent préserver aussi l’originalité de la “culture” de ceux qui croient à la barbarie ?
Dans la foulée de cette pseudo logique, on a pu en venir à changer la qualification de certains événements historiques. Ce que l’on appelait « invasions barbares » (« terme empreint de négativité », indique Wikipedia), mérite maintenant, pour être plus « positif », de se nommer « grandes migrations ». Les barbares du passé, ceux qui pratiquaient des incursions guerrières, pillaient et détruisaient les richesses des sociétés, doivent être requalifiés : « peuples migrateurs », et l’époque des invasions barbares doivent être renommées : « grandes migrations ». En fonction de ce changement de vocabulaire, on doit dénoncer les populations réputées civilisées de l’époque, qui considéraient ces incursions guerrières comme « déferlement de la barbarie destructrice sur la civilisation ». On doit aussi dénoncer les humanistes italiens du xvie siècle qui estimaient « que les barbares [avaient] ravagé les merveilles de l’Empire romain ».
Les événements historiques toutefois peuvent conduire à se ressaisir du sens commun des mots. Ainsi, de Gaulle, parle à propos de la Seconde Guerre mondiale d’un « monde assailli par toutes les barbaries ». Et Malraux met en évidence que « la vraie barbarie c’est Dachau ; la vraie civilisation, c’est d’abord la part de l’homme que les camps ont voulu détruire ».
Il n’est pas certain que ces formulations ne nous concernent pas aujourd’hui encore.
1. Après l’arrivée au pouvoir du nazisme, le philosophe allemand, Heidegger, adulé par nombre de philosophes français, célèbre la valeur barbare du nazisme et son immoralité : « Le national-socialisme est un principe barbare. C’est là sa qualité essentielle et sa possible grandeur. Le danger, ce n’est pas lui, mais qu’on l’édulcore en prêchant le vrai, le bon et le beau. » (Voir Thomas Assheuer, « L’héritage empoisonné », Cités, n°61, 2015.
2. Pour un groupement humain, la notion “d’état” renvoie à un mode d’organisation spécifique de relations entre les êtres, des conditions, obligations, mœurs, déterminées, ordonnant la vie commune. Le mode d’organisation général d’un état social (ou état civil, société) est distinct de l’état de nature (ou état sauvage, état de barbarie).
3 Dans le Dictionnaire de Trévoux et celui de l’Académie française, le mot Police a pour sens : ordre, règlement établi pour la sûreté et la commodité des habitants d’une ville, d’un État, administration, règles d’habitat, institutions de justice, règlement des marchands et artisans, etc.
4. Bernanos : « Les civilisations sont mortelles, les civilisations meurent comme les hommes, et cependant elles ne meurent pas à la manière des hommes. La décomposition, chez elles, précède leur mort, au lieu qu’elle suit la notre. »
5. Voir Jean-François Bert, « Éléments pour une histoire de la notion de civilisation. La contribution de Norbert Élias ».
6. En 1965, en vertu d’un “marxisme” un peu court, des historiens du CERM (Centre d’Études et de Recherches Marxistes) ont pour leur part critiqué la notion même de civilisation, selon eux anhistorique et statique, pour ne retenir que celle de « mode de production ». Ils s’interdisaient par là de penser les processus de civilisation et de décivilisation qui peuvent affecter les groupements humains, au sein de divers modes de production.