V. L’économie politique (France – XIXe siècle) et sa critique : libéralisme apologétique vs critique du mode de production capitaliste

Dans cet exposé, on traitera du développement de la théorie économique au XIXe siècle, en se centrant sur la France.

Les théories en présence au XIXe siècle

Sur le plan théorique, dans le cadre de la science économique dite bourgeoise, il n’y a plus de progrès théorique, mais une régression par rapport aux éléments d’analyse forgés au XVIIIe siècle, par les Physiocrates et Adam Smith notamment  : sur la production et la circulation des richesses, la formation de la valeur, sa substance, sur la plus value.

Comme le signalera Marx, les économistes libéraux,  qui se posent comme fondateurs d’une véritable “science économique”, ne se préoccupent plus de science, mais d’apologie, c’est-à-dire d’affirmer que le régime capitaliste est le seul et le meilleur possible, conforme aux lois naturelles. Par conséquent aucune entrave “artificielle”, venant de la politique ou de l’État ne doit être opposée à son libre développement.

— D’autres économistes (ils sont bourgeois eux aussi, là n’est pas le problème), vont pourtant, dès le début du XIXe siècle, s’insurger contre cette pseudo science, au vu des premiers effets désastreux qu’engendre le capitalisme : plus spécialement les premières crises modernes de surproduction, qui surviennent en Angleterre dès 1816, puis s’étendent à l’Europe. Ces économistes établissent, au plan théorique, les caractères anarchiques du développement capitaliste.

Le plus rigoureux est Simonde de Sismondi, même si on a pu lui faire grief de son moralisme. Dès 1819, il propose une analyse des contradictions du mode de production capitaliste, dans leurs formes concrètes. Il ne fonde pas sa critique sur des désirs de société idéale, comme on pu le proposer les socialistes dits utopiques, il prend appui sur les apports théoriques d’Adam Smith, et sur les principes qui gouvernent l’économie marchande capitaliste. Il ne s’estime pas capable toutefois de trouver un mode de résolution général des contradictions de ce régime, qui ont leur fondement sur ce qu’il nomme « l’organisation actuelle de la société ».

— A partir des années 1830-1848, une partie des socialistes français, non utopiques, prolongeront cette critique, parfois de façon moins rigoureuse que Sismondi, en cherchant à projeter un mode de résolution de ces contradictions, par la transformation de la base économique de la société (Dezamy, Louis Blanc, Vidal, Pecqueur…).

La critique théorique du mode de production capitaliste par Marx, et sa critique, qui s’élabore dans la seconde partie du XIXe siècle, prend pour point de départ les mêmes sources que celles de Sismondi : les théories classiques (des mercantilistes, des physiocrates, d’Adam Smith, de Ricardo), mais aussi les premières analyses critiques, incomplètes, de Sismondi et des socialistes français, dont il tient compte dans ses travaux préparatoires à la rédaction du Capital.

Trois courants principaux

On peut distinguer trois courants dans le développement de la pensée économique au XIXe siècle : libéral, critique, réformateur. Seuls le premier courant (libéral) et le dernier (réformateur) sont pris en compte dans les histoires contemporaines de l’économie politique (1).

1/ Le courant libéral a été désigné comme étant celui des “optimistes” ou “ultra-libéraux”. Ils tiennent le haut pavé de la science, au moins jusqu’en 1848. Malgré leur prépondérance sur le terrain des publications, les gouvernements continuent à promouvoir une politique qui n’est pas ultra libérale,  si l’on excepte deux décennies à partir de 1860. Compte tenu des conflits de classes qui résulteraient de l’ultra libéralisme, ils doivent en effet modérer l’ardeur des partisans du libre jeu des lois du capitalisme.

Les ultra-libéraux n’analysent pas les “lois” du mode de production marchand capitaliste, ils se bornent à en faire l’apologie. S’ils tiennent compte des apports des Physiocrates et d’Adam Smith, c’est pour se réclamer de son côté “scientifique”, mais ils ne reprennent de ces auteurs que le caractère naturel et providentiel des lois capitalistes, et le refus que la politique, l’État — et ses lois “artificielles” — puissent les entraver. Pour le reste, ils édulcorent ou contredisent les apports théoriques les plus importants des théoriciens classiques : sur la circulation de la richesse, sur le travail productif, sur la substance et la formation de la valeur, sur la plus value, sur les contradictions de classes.

Quelques noms de ce courant ultra-libéral : Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat, Léon Faucher, Joseph Garnier. Leurs positions s’expriment au sein de la Société du libre-échange et dans des publications, notamment le Journal des économistes. A noter que beaucoup d’ultra-libéraux sont pour la disparition des formes nationales qui entravent le libre-échange généralisé. [Charles Dunoyer qui participe de ce courant libéral, est à considérer à part sur le plan théorique.]

— A côté de ce courant ultra-libéral, il existe un courant libéral dit modéré, qui défend les principes libéraux en économie et le libre échange (Adolphe Blanqui, Wolowski, Leroy-Beaulieu). Ces économistes accordent plus de place au rôle de l’État, et voudraient atténuer les effets désastreux du capitalisme pour les classes populaires. Ce courant peut être rapproché d’autres courants qui se développeront surtout après 1848, qui acceptent le capitalisme, mais voudraient le réformer. Notamment le courant coopérativiste et celui de la défense de l’économie nationale, qui renoue en partie avec certaines positions du “colbertisme”.

2/ Le courant critique comprend lui aussi plusieurs tendances. Un courant dit utopique (type Fourier) critique le capitalisme du point de vue de ses effets et envisage une société idéale, en partie sur la base de points de vue passéistes ou libertaires. Un courant qu’on pourrait nommer “théorique” appuie sa critique sur une analyse des “lois” de développement du mode capitaliste de production, dont le meilleur représentant est Sismondi. Il s’oppose aux “optimistes” et refuse d’admettre le caractère naturel, providentiel des lois de la société marchande capitaliste. Il développe des analyses théoriques fondamentales sur la circulation de la richesse marchande, la substance et la formation de la valeur, l’origine de la plus-value, les antagonismes [structurels] entre classes, les crises, etc. Des continuateurs, tels que Constantin Pecqueur, François Vidal, Louis Blanc, peuvent se révéler théoriquement en retrait par rapport à Sismondi, mais, certains peuvent aller au-delà pour ce qui touche à la nécessité de transformer la base économique de la société.

3/ A partir de 1848, d’autres courants se développent, qu’on pourrait nommer “conciliateurs”. Ils s’efforcent de trouver un mode de conciliation entre des tendances antagonistes inhérentes au capitalisme. On pourrait dire qu’ils veulent “enlever” les “mauvais côtés” du capitalisme, sans changer la base qui les reproduit. Il peut s’agir aussi de proposer un contre feu contre les courants socialistes et communistes qui se développent. Ces courants accordent une grande importance au rôle régulateur de la politique pour encadrer un développement trop libre du capitalisme. Vers la fin du XIXe siècle, ce courant semble renouer avec l’idée ancienne d’économie politique, c’est-à-dire une économie ayant pour but le bien commun. Contre le Journal des Economistes des libéraux, ils nomment leur publication, la Revue d’Economie politique (1887).  Celle-ci expose plus particulièrement les thèses du courant coopérativiste (avec Charles Gide) qui imagine, pouvoir supprimer le profit du capital sans transformer la base du régime social. Un autre courant, celui dit de « l’économie nationale », a pour représentant principal, Paul Cauwès, qui privilégie la défense de la production nationale, contre le libre déploiement de la concurrence internationale. Cauwès, tiendra le haut du pavé dans l’enseignement de l’économie en France à partir des années 1880, et influencera la politique des gouvernements.

Les débats entre ces différents courants concernent la question du laisser faire (libéralisme économique) contre la réglementation et l’intervention de l’État, le libre échange contre le protectionnisme, la question des crises, la question sociale, les contradictions de classes, mais aussi la définition de la valeur, la monnaie, le crédit, les banques, l’impôt, la dette publique…

On présentera rapidement les thèses de Jean-Baptiste Say, représentant du courant libéral, puis celles de Sismondi, sans aborder le troisième courant qui se développe à la fin du XIXe siècle.

 

NOTE

(1) Voir plus spécialement l’excellent ouvrage dirigé par Yves Breton et Michel Lutfalla, L’économie politique en France au XIXe siècle, Economica, 1991 ;  Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique (1803), réédition Calmann-Lévy, 1972 ; Dictionnaire de l’économie politique — contenant l’exposition des principes de la science, sous la direction de MM. Ch. Coquelin et Guillaumin, Paris, 1853.

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