II. Le fascisme comme catégorie historique (ou le pourquoi ? du fascisme)

Pour conférer le statut de catégorie à l’objet fascisme, deux démarches peuvent être mises en œuvre. Ou bien l’on part de l’Idée que l’on se fait du phénomène, et l’on “construit” son objet sur cette base, en sélectionnant un certain nombre de critères qui permettent de le faire rentrer dans sa définition pré-posée, c’est la méthode CQFD. On bien on effectue un véritable travail d’abstraction, à partir du phénomène réel qu’on se propose d’analyser dans son extériorité, en s’efforçant d’en “extraire” les déterminations, de reconnaître le principe qui ordonne ses diverses manifestations, le point de départ du mouvement de l’objet, ce qui le provoque, l’entraîne, le “nœud du problème”, comme le recommandait déjà Aristote (22).

Pour cerner ce qui se trouve au point de départ du mouvement de l’objet, on s’interroge alors sur le pourquoi du fascisme, sur le “problème” auquel il prétend apporter “solution”, quelles fins sont poursuivies en conséquence, quels moyens doivent mettre mis en œuvre pour les atteindre ? Le pourquoi se subdivise, selon que l’on s’interroge sur le conflit (social, politique) qu’il prétend régler, ce pourquoi impliquant un comment. On peut en ce sens s’efforcer de définir le fascisme en tant que catégorie politique, sachant bien que toute catégorie politique est en même temps catégorie historique, et qu’on doit se demander au préalable pourquoi le fascisme à tel moment de l’histoire, quel est enjeu central, le “nœud du problème” qui se noue à ce moment ?

Par catégorie historique, on signifie ainsi qu’on ne peut rendre compte du phénomène sans saisir les raisons de son développement dans une conjoncture plutôt qu’une autre, qu’on ne peut le rapporter à un principe intemporel (le mal inhérent à la nature humaine, la malignité d’un homme, le surgissement de la violence, de la volonté de puissance, l’irrationnel qui est en chacun de nous, ou à l’inverse les prétentions abusives de la raison humaine). Travailler à poser le fascisme en tant que catégorie historique signifie en corollaire qu’on ne peut, par une recherche de type généalogique, le considérer comme simple “prolongement” de tendances pré-existantes. Même si une telle généalogie pouvait être retracée, le phénomène historique qui a pris le nom de fascisme (ou de nazisme), ne peut actualiser de telles “tendances” n’importe quand, il s’affirme en fonction d’une conjonction spécifique de facteurs. On soutient aussi que le problème ne peut être éclairé par le seul « vécu », ou la « mémoire » des individus ou des “peuples”. Outre la question de la construction et reconstruction sociale et politique des « mémoires » et des « vécus », ceux-ci procèdent d’une confusion entre le sujet et l’objet de la connaissance, ne permettant pas de saisir le processus objectif dans son ensemble, et dans son indépendance à l’égard des représentations qui en sont faites. Si l’on doit accorder toute leur place aux données subjectives, la place qui leur revient dans l’ordre de l’investigation, il est indispensable  d’établir dans un premier temps, le phénomène fasciste hors du fusionnement de représentations et d’émotions qu’il tend justement à imposer.

Le fascisme une fois situé dans son contexte, il importe de dégager la configuration sociopolitique qui correspond au problème historiquement posé, les différents traits qui caractérisent cette configuration ne pouvant dès lors être limités à une “idéologie” ou une “culture”, définies par un seul principe structural interne.

à la recherche d’un point nodal à l’intersection de deux ordres de contradictions

Les deux catégorisations, historiques et politiques, se croisent autour d’un point nodal, l’enjeu de la visée comme des pratiques fascistes. En dépit des habillages dont ils peuvent revêtir leurs discours, ces enjeux et visées peuvent se trouver énoncés par les fascistes eux-mêmes.

Le fascisme, on l’a dit, n’apparaît et ne s’impose pas n’importe quand dans l’histoire. Il y eut dans le passé des régimes autoritaires, de la violence, de l’oppression. On ne peut pour autant dire qu’il s’agissait de fascisme au sens historique du terme. Le fascisme se manifeste au cœur d’un nœud spécifique de contradictions relevant de l’univers capitaliste moderne. En première approximation, on peut retenir l’idée qu’il s’agit d’un processus de régression historique s’inscrivant dans les conditions de la société moderne, affectant plus spécialement les modes de structuration politique. Ce premier fil conducteur autorise déjà à distinguer entre fascisme et monarchies despotiques ou dictatures antiques par exemple, qui n’ont pas nécessairement ce caractère de régression, ni bien sûr de négation des formes politiques modernes.

Plus précisément, sur la base d’un premier survol historique, on avancera que les processus de fascisation et le fascisme, en tant que catégorie historique, se positionnent dans des situations concrètes déterminées, à l’intersection de deux ordres de contradictions socio-historiques : contradictions de classes, contradictions entre puis­sances.

En ce sens, les processus de fascisation impliquent une certaine “disposition des forces de classes” qui s’oppose à la disposition de classes propre aux phases historiques émancipatrices.Par là, il ne s’agit pas de dire, sans saisir quels en sont les enjeux, que le fascisme serait une politique de “la petite bourgeoisie”, ou même du “capital financier” (23), car les mobilisations fascistes, en raison de ces enjeux, tendent précisément à faire éclater les modes de regroupement en classe au profit de modes de regroupement de type « ethnicistes” ou “communautaristes” (pour partie fantasmés), qui se veulent leur négation active. La régression des formes politiques se présente ainsi sous forme d’une décomposition ou destruction des formes politiques (républicaines, démocratiques) et des organisations politiques de classe. Ce processus s’effectue “en douceur”, par la séduction, la flatterie identitaire, et sous forme violente par la terreur (physique et idéologique).

Les formes prises par la lutte des classes lors des périodes de crise et ébranlement du capitalisme

Quelques rappels historiques sont utiles pour situer le fascisme, comprendre qu’il se développe dans une conjoncture particulière, en relation avec des contradictions sociales “structurelles” propres à toute une époque. On examinera en premier lieu la question des classes, en second lieu celle de la rivalité entre puissances du monde.

Même lors des périodes où elle ne se manifeste pas de façon visible, une contradiction sociale centrale caractérise les conflits qui tendent à se développer après la Révolution française, celle qui oppose la bourgeoisie et les classes prolétariennes modernes. Ceci est vrai pour toute l’époque historique. Il s’agit bien entendu d’une tendance, qui n’exclut pas le retour à des luttes de type ancien, ou leur perpétuation dans de nombreuses régions du monde. Ces luttes tendent pourtant à être infléchies par le caractère central de cette contradiction. Au plan des institutions et des modes de groupement, des effets en découlent, ils se manifestent comme conflit entre formes politiques modernes et les formes réactionnelles qu’elles suscitent.

Dès la fin du XIXe siècle, ce conflit va se développer sous des formes particulières, en fonction du déploiement des contradictions propres au mode de production capitaliste, plus spécialement lors de ses grandes crises. En fonction aussi du jeu que se mènent alors avec plus d’acuité les grandes puissances, en rivalité pour le partage et le repartage des marchés et zones d’influence dans le monde. Le conflit entre formes politiques modernes et es formes réactionnelles qu’elles suscitent, se manifeste dès la première grande vague de “mondialisation” du régime capitaliste qui précède la Première Guerre mondiale. Une telle “mondialisation” ne signifie pas que tous les pays deviennent capitalistes, mais que la logique marchande capitaliste, et les contradictions qu’elle porte, se répandent dans l’ensemble du globe, conférant un caractère spécifique aux autres contradictions sociales et politiques (celles qui sont propres aux structures féodales, tribales, recyclées ou non dans la modernité).

Les principales puissances peuvent conclure des alliances mouvantes avec diverses classes liées à des modes de production anciens, classes organisées selon le mode féodal, clérical ou chefferies tribales. Dans le cadre de leur rivalité, chacune de ces puissances peut tour à tour soutenir telle ou telle politique, voire “encourager” de prétendus mouvements de libération, non pour libérer les peuples, mais pour tenter d’utiliser leur force contre un rival installé. Cette pratique courante à la fin du XIXe siècle et au XXe siècle, n’a pas été miraculeusement abolie. Même si les pays coloniaux ou semi-coloniaux, se sont formellement émancipés et si plusieurs d’entre eux, en raison de rentes de situation (notamment pétrole) ont pu déployer un jeu propre dans le champ d’action du capital.

Au cours du XIXe siècle, les entreprises coloniales  avaient permis d’exporter à l’extérieur des métropoles capitalistes une part de leurs contradictions sociales. Une paix sociale relative s’était en outre trouvée favorisée, du moins momentanément, par l’essor de la productivité, la réalisation de surprofits et l’exploitation des colonies, une ouverture de marchés, permettant dans certaines limites d’améliorer la condition des catégories populaires des métropoles (parfois de corrompre leurs organisations). Il s’agissait aussi de viser à regrouper les différents peuples en une sorte “d’union sacrée” derrière chacun des “camps” impérialistes, pour affronter dans de bonnes conditions les puissances rivales. Dans ce cadre, chaque puissance pouvait aller jusqu’à soutenir les luttes populaires des puissances adverses (pour les affaiblir dans leurs métropoles ou leurs zones d’influence).

Comme aujourd’hui, plusieurs puissances étaient en rivalité, ce qui n’excluait pas les alliances, temporaires ou durables. à l’époque, on considérait l’Angleterre comme l’impérialisme hégémonique, ce qui stimulait l’ardeur des puissances concurrentes dans la poursuite de leurs ambitions mondiales : l’Allemagne, la France, l’Italie, les États-Unis, le Japon. Toutes prétendaient, soit maintenir leur contrôle sur leurs zones respectives, soit repartager le monde à leur profit en délogeant les puissances en place. Ceci pour des raisons économiques immédiates (matières premières, sources énergétiques), pour s’approprier des marchés, mais aussi pour des raisons stratégiques, le contrôle des zones pour la réalisation des visées économiques, et parce que tout ce qui affaiblit les adversaires peut se révéler profitable.

Le champ des contradictions du régime capitaliste, déjà inconciliable  dans un seul pays, ne faisait que s’élargir à l’échelon du monde, annonçant les inévitables conflagrations des guerres mondiales. Vers la fin du XIXe siècle, le partage du monde étant pour l’essentiel achevé, il ne restait plus pour les puissances qui s’estimaient “lésées” que la solution du repartage. L’Angleterre et la France, avaient à l’époque les meilleures parts (la Belgique, l’Espagne, le Portugal contrôlaient toutefois des portions non négligeables du globe, la Russie étant un cas à part, car sa “colonisation” continentale était encore de type ancien, la Turquie était aussi à considérer sous cet angle). L’Italie, l’Allemagne, le Japon, qui s’étaient développés rapidement, s’estimaient lésés par le statu quo, ils avaient besoin de débouchés, de matières premières, des ressources énergétiques, etc. C’étaient donc eux qui avaient le plus intérêt à un repartage du monde.

Avant d’en arriver à la guerre pour ce repartage, il y eût des négociations, des pressions pour que celui-ci s’opère “pacifiquement”, par les discussions, les intimidations, les “coups fourrés” (notamment ententes de l’Allemagne avec l’Angleterre pour que la redistribution s’opère au détriment de la France). Dans le cadre de cette lutte, les puissances tentaient de retourner à leur profit les mécontentements des populations dans les pays coloniaux. Notons aussi que ces pays n’avaient pas encore les moyens réels d’une unification politique pour faire aboutir leurs luttes d’émancipation. Sans oublier des jeux de masques. Ainsi l’Allemagne de Guillaume II, se présentait comme champion de la paix, s’efforçant de présenter ses rivaux comme les seuls “bellicistes”.

Au début de la Première Guerre mondiale, deux “camps” capitalistes s’affrontent ainsi, la rivalité n’ayant pu être apurée par les compromis et autres marchandages (ceux-ci continuant cependant à s’exercer entre ennemis au cours même de la guerre). D’un côté il y avait l’Entente : France, Angleterre, Russie (au départ), de l’autre Allemagne, l’Empire austro-hongrois (l’Italie passera d’un camp à l’autre au cours de la guerre). Les États-Unis interviendront pour leur part tardivement du côté de l’Entente, et la Russie sortira de la bataille par la révolution soviétique.

La révolution soviétique et l’inflexion des formes de la rivalité impérialiste

Dans les métropoles, les divers profits tirés de l’exploitation et des rentes de situation impérialistes avaient permis d’atténuer les antagonismes de classes, ce n’était pas vraiment le cas en Russie, en retard économiquement et pour partie semi-colonie. En 1917, en pleine guerre, la révolution soviétique ouvre une ère nouvelle. Que l’on soit favorable ou adversaire de cette révolution, il faut admettre qu’elle modifia fondamentalement les données de la politique mondiale. Désormais, si les rivalités persistaient entre puissances du monde capitaliste, elles devaient affronter avec un semblant d’unité, l’autre monde : socialiste, qui n’était plus réglé par la même logique dans sa base économique. Le monde se trouvait partagé en deux camps, mais cette fois-ci, pas du “même bord”. Et ces deux camps, du point de vue de la puissance, étaient aussi deux camps du point de vue des classes sociales : d’un côté le monde du travail et du prolétariat, un mode de production vraiment “social”, de l’autre celui du capital et de la bourgeoisie (et de ses alliés les classes féodales de diverses régions du monde).

Avec la Révolution française, et les révolutions du premier XIXe siècle, qui avaient fini de mettre à bas les structures de l’Ancien Régime, les forces de la noblesse avaient été délégitimées, donnant les conditions d’une unification du peuple. Cela avait eu des répercussions énormes au plan social et politique, dans toute l’Europe et au-delà. Avec la révolution soviétique, un bouleversement se trouve réalisé à un échelon encore plus large, pour l’essentiel cette fois-ci au niveau des rapports sociaux primaires (mode de production et d’échange) (24). Le capitalisme doit affronter ce qui représente pour lui un véritable cataclysme, une part importante de son champ d’exploitation et d’expansion, de ses débouchés, lui sont enlevés. Une catastrophe pour le processus de mondialisation capitaliste, dont la courbe de croissance décline, et ne pourra reprendre un rythme ascendant qu’après l’affaiblissement du camp soviétique, puis son effondrement.

L’établissement dans une large portion du monde, d’un pouvoir se fondant sur les intérêts des classes populaires, conférait une orientation générale à leurs luttes, aussi bien pour les travailleurs des métropoles, que pour les peuples des colonies et semi-colonies (rendant possible le processus de décolonisation). Lorsque le camp du socialisme sera ébranlé, puis défait, des conséquences mondiales en découleront, tant pour les perspectives dressées pour la classe ouvrière, que pour celles des peuples de la périphérie, qui redeviennent la proie de leurs propres classes réactionnaires, comme du jeu des puissances en rivalité (celles-ci peuvent de nouveau travailler en toute tranquillité à instrumenter les luttes “spontanées” en vue d’affaiblir leurs concurrents).

L’entre-deux-guerres : le fascisme pour la survie du capitalisme et le combat pour le repartage du monde

Du point de vue historique, c’est lors de l’entre-deux-guerres (1918-1939), lorsque le monde se trouve divisé en deux régimes sociaux opposés, capitalisme et socialisme, que le fascisme s’instaure dans des métropoles capitalistes. Au cours de la période 1918-1939, les contradictions du capitalisme se sont en effet aggravées en Europe, du fait de l’entrée du régime dans une crise générale, tenant à son mouvement interne, et qui, en raison de l’existence d’un régime social adverse, ne peut plus trouver à s’externaliser. Les classes régnantes craignent que les classes exploitées et dominées suivent l’exemple soviétique, celui-ci se présentant, alors, comme devenir tangible, base d’appui pour les luttes émancipatrices des peuples des différents pays. Pour la survie du régime en crise, il devient vital de réduire l’expression politique de cette ambition populaire, par la répression ou la séduction.

Fascisme et communisme se présentent en effet comme deux voies opposées pour surmonter les contradictions exacerbées du capitalisme en crise. Dans les deux cas, comme l’indique Robert Paxton, il s’agit de lever une hypothèque sociale, mais tandis que le fascisme maintient, sous des formes spécifiques, les conditions générales du régime capitaliste existant, ne pouvant réunir les conditions d’une résolution effective de ses contradictions, le communisme veut s’attacher à leur fondement même.

Comme on l’a précédemment indiqué, des idéologues libéraux et conservateurs ont prétendu assimiler communisme et fascisme, en se centrant sur quelques critères formels, « parti unique », refus du pluralisme, imposition d’un système d’idées, contrainte politique. Ils ont éludé la question du fondement économique et par conséquent ne se sont pas interrogés sur les classes, ou fractions de classes, qui ont pu bénéficier ou pâtir de l’un ou l’autre de ces régimes, ni sur l’orientation des groupes sociaux et politiques sur lesquels la contrainte fut exercée. Il y a quelques années encore, la grande majorité des citoyens “ordinaires”, se démarquant de ces conceptions “savantes”, refusaient d’assimiler communisme et fascisme, arguant du fait que le fascisme s’était formé en opposition au communisme comme à la démocratie républicaine. Aujourd’hui encore, l’assimilation entre fascisme et communisme est loin d’être partagée par les locuteurs populaires que nous avons interrogés.

Hier comme aujourd’hui, il leur est cependant difficile de percevoir que le fascisme était aussi lié à l’aggravation des contradictions du capitalisme et des rivalités entre puissances, du fait de la crise générale qui affectait l’ensemble du régime, de la restriction de son champ d’expansion mondial. Si l’on s’intéresse aux documents de l’époque, ces facteurs de rivalité ne peuvent être passés sous silence. Dans un climat de tension exacerbée, les puissances qui, après 1918, estimaient n’avoir pas obtenu un partage conforme à leurs vœux, s’efforcèrent de le repartager une nouvelle fois à leur profit, d’abord au moyen de pressions, intimidations, marchandages habituels, puis lorsque cela se révéla inopérant, par la guerre. Les puissances vaincues ou qui s’estimaient lésées par la répartition des zones d’influence (Allemagne, Italie, Japon), se sont alors trouvées en situation de conduire les menées les plus agressives, lors même que ces visées se présentaient dans la propagande comme animées par une volonté de paix. Ce sont aussi dans ces pays que le fascisme s’est pleinement déployé, asservissant le peuple, détruisant ses organisations (afin d’avoir les coudées franches pour leur combat contre le camp adverse). Les puissances qui avaient gagné la guerre, ou détenaient la meilleure place dans le contrôle des zones d’influence, n’étaient pas pour autant moralement “meilleures”. Simplement, elles ne se trouvaient pas dans la nécessité de mettre en œuvre une politique de dissolution totale de la démocratie parlementaire, d’imposition de formes de combat terroristes. Cette différence, qui n’a rien à voir avec la morale, importe cependant aux peuples, car dans le cas du fascisme leur capacité de lutte indépendante se trouve anéantie.

Au plan politique, le processus de fascisation témoigne ainsi d’une faiblesse historique des classes qui détiennent les leviers économiques et politiques, qui ne parviennent plus à maintenir démocratiquement leurs alliances avec les classes populaires. Il révèle aussi la faiblesse ou l’insuffisance de la force organisée et de la conscience du peuple, qui n’est pas parvenu à résister victorieusement aux entreprises conjointes de l’intimidation et de la séduction.

Le fascisme caractérisé par lui-même (25)

On a posé que le “nœud du problème” qui sous-tend le développement du phénomène fasciste, se situe à l’intersection de deux ordres de contradiction (entre classes, entre puissances). Bien que se référant à un cadre théorique, marxiste en l’occurrence (lui-même redevable de courants de pensée antérieurs), il ne s’agit pas pour autant de reconstruire la réalité en fonction de présupposés théoriques. Si l’on s’intéresse aux “grands” fascismes historiques, cette conjonction est attestée, l’une ou l’autre de ces contradictions se présentant selon les cas comme dominante. S’agissant des conflits entre classes sociales, les deux fascismes s’opposent de façon ouverte à un mode de résolution de type socialiste (communiste). S’agissant de la place que chaque puissance prétend maintenir ou conquérir dans l’arène mondiale, l’enjeu n’est pas plus dissimulé, la tonalité peut se révéler offensive ou pour partie défensive, centrée sur des visées d’ordre “national” ou ouvertement “impériales”. Concernant d’autres pays,  où cette conjonction se présente sous une forme ou une autre, des analogies de situation peuvent ou non être mises en évidence. Dans chaque cas il importe de dégager la configuration au sein de laquelle le problème se trouve posé, sans négliger le fait que des “réponses” différentes peuvent en effet être apportées, en fonction des conditions sociales et politiques, correspondant à chaque formation historique.

Au travers des écrits de leurs idéologues, on se bornera ici à présenter brièvement les lignes forces des deux fascismes les plus marquants, afin de mettre en évidence quels sont les enjeux estimés vitaux par leurs protagonistes. Ces points seront développés dans les chapitres suivants.

Italie

Une phrase de l’idéologue du fascisme italien, Giovanni Gentile, illustre assez bien le problème auquel le fascisme italien prétend apporter une solution. Il pose que le libéralisme politique a accumulé une « infinité de nœuds gordiens », qu’il s’agit de trancher, non de s’acharner à dénouer. Il désigne ainsi quel est selon lui le pourquoi du fascisme et la méthode pour “résoudre” les antagonismes que le capitalisme porte en lui, non plus par la délibération, le compromis, mais par le couperet.

Mussolini fournit pour sa part quelques précisions touchant aux problèmes auxquels il convient de trouver ce type de solution. Ils sont de deux ordres. Les premiers ressortent des contradictions dramatiques du capitalisme qui se sont manifestées après la guerre et la révolution soviétique. Le capitalisme selon lui est entré dans une « phase de décadence », qui aggrave les conflits d’intérêts, la lutte des classes. Les rigidités politiques, inhérentes à la démocratie parlementaire, ne permettent plus d’y faire face, de « mettre au pas l’anarchie socialiste et communiste ». Les seconds sont à mettre en relation avec les injustices dont l’Italie a été victime dans le repartage des zones d’influence à l’issue de la Première Guerre mondiale. La puissance italienne s’est trouvée affaiblie, la sélection des meilleurs entravée par ces mêmes rigidités, politiques et bureaucratiques, de l’état parlementaire. On doit les briser pour rendre à l’Italie son « élan vital », le « libre jeu » de ses forces. Affaiblie, la puissance européenne doit elle aussi reconquérir sa place dans le monde, en se débarrassant de ce qui s’oppose à cette reconquête, les « luttes de classes », les perspectives socialistes et communistes qui se sont senti pousser des ailes avec la révolution soviétique. Ici encore, on ne cherche pas à dénouer, mais à trancher.

Les fins poursuivies par le fascisme italien découlent de ce double pourquoi. Pour retrouver sa vigueur et la place qui lui revient dans le monde, contre la décadence, les contradictions d’intérêts qui l’affaiblissent, il faut pour l’Italie faire sortir le capitalisme de sa phase de décadence, le fortifier par des remèdes “virils”, en opposition à tout mode de résolution de type communiste (au plan de l’économie), et démocratique (au plan politique). Afin de réparer « les grandes injustices », afin que l’Italie puisse faire fructifier sa mise au sein de l’Europe, il faut travailler à ce que celle-ci « reprenne la barre », redevienne » « le continent dirigeant de la civilisation universelle », par l’élaboration d’une « unité nouvelle ». A terme cela implique en son sein même de se préparer à la guerre.

Les moyens à mettre en œuvre pour donner “solution” au problème s’ordonnent ainsi autour d’un double “contre”, contre les ennemis intérieurs et extérieurs, on doit annihiler leur capacité d’opposition (« nettoyage interne », et agression pour « l’expansion externe », selon les formulations de Paxton). Les moyens d » « nettoyage interne » pour briser les entraves accumulées, sont d’ordre politique : forger une organisation de combat contre la démocratie parlementaire, et la lutte des classes populaires pour leurs intérêts. Les fondements du régime économique ne sont pas vraiment menacés, bien que soit esquissée une « troisième voie » entre capitalisme et socialisme, les rapports économiques fondamentaux qui règlent la production et les échanges, « l’initiative privée » étant explicitement maintenus.

En tant que regroupement de combat, le fascisme n’admet pas d’autre expression politique que la sienne, il rejette celles que favo­risent la « démocratie du nombre » et les partis traditionnels. On doit leur substituer, à titre de compensation, un principe fantasmagorique d’unité (corporation organique, communion culturelle), censé à même de surmonter les divisions sociales et politiques internes, et concentrer l’énergie à l’encontre de tout ennemi. L’idée prenant forme, des institutions corporatives devront remplacer les organisations de classes. Cette suppression des formes démocratiques et des organisations de défense des travailleurs, s’accompagne d’une démagogie séductrice : on présente les nouvelles institutions comme devant favoriser l’expression « autonome » des producteurs, la prise en compte de « l’homme concret », et autres flatteries autogestionnaires. La flatterie identitaire n’est pas négligée (exaltation par Gentile de la communauté de culture, et de “mémoire” se substituant tant à l’individuation qu’aux regroupements sur la base d’intérêts sociaux).

Allemagne

Si l’on interroge de la même façon les raisons d’être du nazisme, tels que son promoteur le plus emblématique les a transcrits, on note l’existence de points communs, une logique du “contre” devant donner la “solution” des problèmes posés. Cette logique s’expose avec un degré de radicalité jamais atteint dans le cas italien. En fonction d’une rhétorique communautariste totalement assumée, la “solution” du problème consiste à condenser en un seul ennemi tous les ennemis intérieurs et extérieurs de la “communauté du peuple” allemand, pour les désigner à la vindicte, à fin d’annihilation. Le démantèlement des organisations socialistes, communistes, démocratiques, n’en constitue qu’un des moyens. L’exaltation compensatrice prend ici la figure d’une « unité hallucinée » de la race, l’enjeu en est la reconquête de la puissance du Reich, la “méthode” envisagée extrême, fuite en avant dans une violence négatrice. C’est avec « la hache et le glaive » qu’il convient de régler le problème, noué après la défaite, le temps n’est pas aux bavardages de la république parlementaire.

Selon Hitler, la Première Guerre mondiale était déjà « la lutte du peuple allemand pour son existence dans l’arène mondiale », mais 1918 a scellé « la perte de [cette] puissance mondiale ». Elle doit être reconquise. Les formes démocratiques, la République nouvellement instituée, ne peuvent accomplir cette tâche, elles ont révélé leur incapacité à résoudre le problème. Les principaux obstacles à la reconquête de la puissance allemande, sont, bien entendu, les puissances rivales, le « capital international », « juif » ou « anglo-saxon », mais aussi « l’embrigadement des ouvriers » dans les organisations communistes, les principes démocratiques égalitaires issus de la Révolution française, qui favorisent une expression politique indépendante des classes populaires, détruisant l’unité de la “communauté d’esprit et de sang”.

Dès ses premières expressions, telles qu’elles se donnent à voir dans Mein Kampf, le mouvement nazi s’assigne pour objectif de réunir les moyens de défendre l’économie allemande, contre le capital non national, de recouvrer la puissance mondiale du Reich, assurer son espace vital. L’imposition de formes politiques de combat ici encore est requise, c’est une nécessité pour préparer la guerre, concentrer les forces dans ce but, sans craindre la moindre “trahison” interne. La démocratie du nombre et son expression parlementaire, l’organisation populaire sur une base de classe, le marxisme, le communisme, tout ce qui affaiblit l’unité de la « communauté du peuple allemand » doit être brisé. Il en est de même pour la conscience individuelle et de classe. Comme Hitler le stipule, il s’agit de « donner une base spirituelle à la persécution ». Dans cette configuration, la figure de l’autre absolu à anéantir, est le juif (figurant tous les ennemis comme l’indique Hitler lui-même), celui qui s’est introduit dans le corps de la communauté allemande pour l’affaiblir, porteur de tout ce que le national socialisme exècre, l’égalitarisme, le marxisme, le libéralisme “manchestérien”.

NOTE

(25) Nous renvoyons pour ce paragraphe et pour la partie « Le fascisme : catégorie politique, ou comment le reconnaître », aux chapitres de la thèse de Hélène Desbrousses, « Fascisme corporatiste » et « Fascisme génocratique », Représentations savantes et communes des formes de l’Etat, Thèse d’Etat, IEP Paris 1983.

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