Peuple

Contribution du Centre de Sociologie Historique

En guise d’introduction, deux définitions du mot peuple :

1 — « Communauté à la fois raciale et linguistique qui a maintenu sa particularité existentielle, ses traditions et son esprit propre, malgré les bouleversements de l’histoire ».
2 — « Un peuple n’est pas un rassemblement quelconque d’hommes, c’est le rassemblement d’une multitude d’individus, qui se sont associés en vertu d’un accord sur le droit et d’une communauté d’intérêts ».

Plus de deux millénaires séparent ces deux définitions. Si l’on sait que la première fut proposée par un politiste en 1965 (1), et la seconde environ cinquante ans avant notre ère (2), ne peut-on s’interroger sur la modernité relative de l’une par rapport à l’autre, modernité que peut contredire la chronologie.

Deux questions méritent d’être posées.
— De ces deux définitions, laquelle se révèle à même de donner sens aux notions de république et de démocratie, conférer au peuple le statut de sujet politique ?
— Selon laquelle des deux tend-on aujourd’hui à vouloir conformer le(s) peuple(s) ?

 

Puissance souveraine du peuple ou assujettissement à son destin ?

La qualité de sujet (3) politique se fonde sur une capacité (potentialité) à se diriger, non “par d’autres”, mais par soi-même, pour soi-même, par conséquent à définir et oeuvrer à faire prévaloir les grandes orientations de la vie de la Cité.

La possibilité pour un peuple de se poser en sujet politique suppose encore, évidence méconnue, qu’il soit institué en sujet dans le champ proprement politique. Faute d’une telle institution, on ne peut reconnaître au peuple aucun “être” ni “existence” politiques, si ce n’est en effigie. Il n’y a qu’une “multitude”, incapable de tenir le rôle du sujet, le nom de peuple est usurpé. Le peuple-communauté consigné dans une “identité”, dont l’unité se maintiendrait en fonction d’une « particularité existentielle » ne se trouve pas davantage à même de tenir un tel rôle. Émanation d’un « esprit propre », expression d’une fusion communautaire imaginaire, hors de sa propre production historique, il ne peut déployer la qualité de sujet libre et souverain.

La propension à circonscrire la notion de peuple dans le champ de l’identité, du culturel, voire de l’ethnique, du communautaire au sens de Tönnies (4), contre l’idée d’un peuple politiquement institué, est relativement récente dans le cadre de la formation historique française, propension qui touche plus particulièrement la littérature courante ou de spécialité (5). Jusqu’à une époque récente, les figures du peuple, que celui-ci soit positivement ou négativement connoté, étaient principalement inscrites dans le registre politique ou social.

Dans le registre de la philosophie politique classique, le peuple était le plus souvent distingué de la multitude, il n’était véritablement institué ou constitué en peuple que réuni par un principe d’ordre politique, lui conférant une unité, une cohérence. Dans de grands textes littéraires ou d’anciens dictionnaires, nombre d’illustrations situaient aussi le peuple du côté de la “gueuserie”, de l’ignorance, de la soumission à l’immédiat, du dérèglement, sans pour autant qu’il soit assigné à une identité ethnique ou culturelle (6). Dans ses principales figures le peuple était la multitude ignorante, agitée, soumise à ses passions, ou de façon plus neutre un ensemble placé au bas de la hiérarchie sociale. Mais le peuple pouvait aussi désigner la partie active, la seule indispensable de la société, ayant vocation à devenir le souverain.

Depuis quelques décennies cependant, la prédominance relative de telles figures, sociales et politiques, décline au profit d’acceptions “identitaires”. Ces remobilisations du mot peuple, ou des peuples au pluriel, témoignent-elles d’un souci de (re)donner toute sa place au peuple, aux peuples, dans le jeu politique, contrecarrer la tendance à ne lui accorder la place du souverain qu’en effigie ? Ou bien s’agit-il de remplacer une effigie par une autre, d’inciter les “peuples” à une concentration de leurs efforts pour la conquête d’identités plus ou moins improbables, conquêtes finalement moins périlleuses que celle de droits politiques et sociaux ? La figure du peuple en souverain n’est-elle pas toujours susceptible d’être prise au mot, pour faire d’un cadre formel un élément du réel ?

En opposant les peuples définis par une identité au peuple politiquement et historiquement institué, c’est aussi le peuple au sens social qu’on efface de la scène, celui qui n’était pas réuni par une “particularité” originaire, mais par la place occupée dans l’ensemble des rapports sociaux, peuple social qui était aussi le support nécessaire du peuple politique. Les deux usages du mot peuple, l’usage social et politique, l’usage identitaire, autorisent certes à penser et dire l’unité et l’antagonisme, mais il ne s’agit pas de la même unité, ni des mêmes antagonismes, et cela n’est pas sans incidence sur les luttes menées, leur conférant des formes spécifiques et opposées.

Quand le peuple était identifié aux travailleurs, ou quand les termes prolétaires, classe ouvrière, jouaient comme doublets sémantiques, l’unité du peuple relevait du social et du politique, contre des conditions d’oppression communes. L’antagonisme dès lors ne pouvait passer entre peuples, entre “communautés”, mais entre classes, groupes sociaux, et le fait que la lutte se déroulât au sein de formations nationales, n’excluait nullement, (sans nier les spécificités historiques de chacune d’elles) les relations entre peuples de différentes nations, une certaine conception de l’internationalisme. Il n’en est pas de même pour les peuples définis par une “identité” irréductible, qui réalisent, chacun pour leur part, l’identité des contraires sociaux, et pour lesquels, de par la logique de leur définition, l’unité tend ici à prendre la forme de la lutte entre “peuples”, entre “communautés”.

Souveraineté et principe d’unification politique

La définition du peuple dans l’orbe du social et son institution politique, relève d’un procès historique, procès de “formation”, s’opposant à l’innéité. Le procès de formation en peuple, conçu comme association ou “corps politique”, ne peut s’actualiser sans un principe d’unité (d’unification) proprement politique qui le soutienne. Le “corps politique” ne relève pas d’une corporéité “originelle”, “naturelle”, c’est un corps artificiel (c’est-à-dire produit par l’art humain). Sa cohésion n’est pas pré-donnée, elle doit être construite pour que se manifeste ce “moi commun” qu’évoque Rousseau, qui le constitue en sujet.

Il convient ici de saisir le rapport entre cette institution et le droit politique. L’association politique, et le droit politique qui l’institue, sont des élaborations. Le droit politique a pour objet l’élaboration des rapports entre ce qui est pré-donné dans la société, les groupements humains tels qu’ils se sont spontanément développés, et ce qui est construit en fonction de finalités humaines. Relation donc entre les processus “naturels”, ici au sens d’involontaires, et ce qui ressort du vouloir et de l’art humain, donc de l’artifice, l’artificiel. Sans nier l’existence de lois extérieures au pouvoir humain, le droit politique se constitue en posant la possibilité d’une souveraineté de l’ordre humain sur lui-même, dans l’établissement de ses propres institutions, souveraineté prise en charge par des sujets politiques s’assignant leurs propres fins.

Le concept de souveraineté et non celui d’identité se trouve au cœur de la problématique de l’institution du sujet politique, que celui-ci soit un roi, une aristocratie ou le peuple. Ce mot de souveraineté, aujourd’hui banalisé, n’évoque le plus souvent que l’idée de pouvoir, d’autorité suprêmes. Le travail de conceptualisation de la notion en avait pourtant dégagé une signification plus essentielle, celle de la maîtrise d’un sujet sur les orientations qu’il détermine, sa capacité à se diriger par lui-même, pour lui-même. Cette capacité, dès lors qu’il ne s’agit pas d’un corps physique, mais d’un corps artificiel, ne peut s’actualiser sans un principe de cohésion, d’unité interne. Quelles sont les conditions de formation de cette unité ? Quelle forme donner à « la liaison des parties qui constitue le tout », comment dans le cas d’un peuple l’unir en lui-même pour qu’il puisse affirmer un vouloir propre ? Comment régler le rapport de soi à soi : — de soi, comme sujet capable d’agir sur le monde et sur lui-même, en fonction de fins visées, — à soi, comme réalité, objet pré-donné, ou pré-déterminé, et agi par le monde ?

Autant de questions qui touchent à l’institution de tout “être” politique, que les conditions historiques d’institution du peuple en souverain se trouvent ou non réunies. Questions auxquelles Jean Bodin s’efforce de répondre dans les Six livres de la République (7). Travail théorique de définition de la souveraineté à nouveaux frais, qui répond à des exigences pratiques. Travail mené «  en temps d’orage », temps qui exhorte à remédier à la désagrégation en cours, aux misères du temps, aux partages de pouvoir entre féodalités, aux ruines de la guerre civile et de la guerre étrangère.

Comment, au sein d’un processus de morcellement, penser cette forme politique qu’il nomme république, capable d’unir un groupement humain, lui donner sa cohésion ? Comment la définir, pour être à même d’atteindre la fin visée, sans faire abstraction des conditions réelles et des caractères propres d’un substrat historique donné ?

« Pour bien viser une cible, il faut la bien connaître ». A cet effet, Jean Bodin observe les principes d’organisation de toutes les sociétés connues, et sur cette base dégage des éléments directeurs : ce qu’il nomme la forme essentielle des choses, sans s’arrêter aux innombrables accidents : dégager les éléments communs et distinctifs, les différences essentielles et formelles. »

La souveraineté, selon Bodin, est « l’âme de la république ». Le mot âme a pour sens le principe organisateur d’une forme donnée, en relation avec une finalité (ainsi ce que l’on nomme “l’âme d’un canon”, l’espace vide du fût qui ordonne sa forme essentielle en vue d’un but spécifique : tirer des boulets capables d’atteindre une cible). Pour faire saisir en quoi la souveraineté constitue le principe organisateur de ce corps moral, non physique, qu’est la république, Bodin pose une analogie de rapports avec la forme d’un navire. Les éléments qui le constituent, tant qu’ils sont séparés, n’ont pas d’unité de forme. Ils l’acquièrent dans le procès de construction du navire, corps matériel dont l’unité relève d’une conception et production de l’art humain, qui lui ont conféré une forme correspondant à sa finalité : flotter, naviguer, ne pas sombrer, etc. Forme et fins sont posées dans le même mouvement. Les qualités propres des éléments ne sont pas sans importance au regard de la forme et de la finalité (ici le bois pour la maniabilité et la flottabilité par exemple). Mais ces éléments peuvent demeurer en tas ou être agencés selon une autre forme, une bâtisse par exemple. C’est la forme propre du navire qui confère aux éléments leur place et au bâtiment son unité spécifique. Quant au principe central, organisateur de la forme navire, qui lui donne sa cohérence, c’est, indique Bodin, son armature axiale, l’ensemble de « la quille, la proue, la poupe, le tillac » qui fait « tenir ensemble » les différents éléments, leur confère une forme déterminée de cohésion.

De la même façon, la souveraineté est ce qui fait “tenir ensemble” le corps immatériel de la république. Sans la quille, la proue, la poupe, le tillac, il n’y a plus de navire, mais des morceaux épars. Sans souveraineté, la république est démembrée, comme le navire dépourvu d’axe central. Sans souveraineté, la république n’est plus la république mais des éléments disparates sans principe de cohésion.

Dans les conditions du temps, Bodin penche en faveur d’une souveraineté monarchique pour maintenir le principe de cohésion. Toutefois, dans l’ordre logique (et même si tel n’est pas le cas historiquement), la souveraineté subordonne la question de son détenteur, dans la mesure où elle est au principe de toute association politique. Il faut qu’une association politique soit constituée dans son indépendance pour qu’un sujet politique : roi, aristocratie ou peuple, puisse tenir la place du souverain. Faute de quoi la maîtrise souveraine ne peut s’exercer puisqu’il n’y a pas d’être politique commun, mais une multitude d’éléments disjoints, sans principe de liaison interne, sur lesquels aucune souveraineté effective ne peut être exercée.

La souveraineté, clé de voûte du droit politique, institue un sujet à même de décider, par lui et non par un autre, ce qui convient à sa conservation et aux finalités qu’il pose. Et c’est alors la loi formée dans l’orbe du pouvoir souverain, et non le glaive, qui peuvent durablement unifier, structurer l’association politique (même si le glaive a pu dans la chronologie historique soutenir la formation souveraine). Principe souverain et Loi ne peuvent soutenir durablement la cohésion s’ils ne sont pas orientés par une finalité publique, commune (mais non communautaire) aux différents membres de la république, ce qui est au principe même de ses premières définitions (8). Faute d’une telle orientation, l’unité se dissout et les éléments retournent à l’état d’éléments disjoints.

Les états de groupement humain et la formation des “êtres” politiques

La difficulté à penser le peuple en tant que sujet politique, capable d’unité de volonté, tient notamment à ce que dans la réalité physique, il se présente comme ensemble d’éléments séparés les uns des autres. à cet égard, la théorie des “êtres moraux”, ou “êtres de raison”, “corps artificiels”, autorise à penser un principe de cohésion non “naturel”, non immédiatement donné (9). Cette théorie permet de concevoir la formation d’êtres immatériels (tels le pouvoir, le droit, la république), qu’on ne peut immédiatement saisir, à la différence des êtres physiques, produits originaires de la nature.

Dans la théorie classique, les êtres moraux se forment par institution, institution divine pour l’état de nature par exemple, ou institution humaine, produit d’une convention, d’un contrat. Les êtres moraux peuvent être des états, des modalités de groupement humain, état de nature, état civil, état de guerre. Ces états sont des “milieux” qui sont aux personnes morales ce qu’est l’espace aux choses physiques. Chaque état est ordonné selon une forme déterminée, un agencement spécifique qui conditionne les modes de relation entre les hommes, leurs propres “états moraux” : par exemple liberté de l’état de nature ou liberté de l’état civil. Par une médiation politique, gouvernement, traité, convention, il y a possibilité de passage d’un état à un autre. Les êtres moraux peuvent aussi être des personnes : simples, tel un monarque (le corps politique du roi coïncidant avec un corps physique), ou des êtres composés, tel le peuple.

Une telle thématique ne semble pas étrangère à la pensée d’un Bossuet. Celui-ci, pas plus que Bodin n’est en faveur de l’État populaire, bien qu’il en admette en théorie la possibilité. Pourtant, en posant les conditions de passage entre état de nature et état social, il contribue à signaler les conditions de possibilité d’une institution du peuple en sujet politique.

Le temps de Bossuet, comme celui de Bodin, est temps de changement. Sous l’apparence de l’unité monarchique, la cohésion est menacée par des facteurs de division, tenant aux survivances féodales, au maintien de privilèges qui sont autant de lois privées contre la loi commune, et surtout à des facteurs d’ébranlement souterrain, au désordre engendré par la concurrence des intérêts privés.

La cohésion de la société ne se présente pas pour Bossuet comme un donné permanent. Dans le monde règne la division, l’unité se pose en extériorité relative, en Dieu, unité manifestée sur terre par le roi. Dieu, les lois naturelles, et la royauté, servent à figurer l’unité nécessaire du corps politique, contre les processus d’anarchie et de guerre sociale. Mais c’est bien sur terre qu’il s’agit d’instituer ou maintenir la société politique, société qui ne ressort pas spontanément de la fréquentation mutuelle, d’un mouvement laissé à lui-même.

« […] à regarder les hommes comme ils sont naturellement […] on ne trouve […] [qu’] une liberté farouche et sauvage, où chacun peut tout prétendre et en même temps tout contester ; où tous sont en garde, et par conséquent en guerre continuelle contre tous ; […] où le droit même de la nature demeure sans force puisque la raison n’en a point ; où par conséquent il n’y a ni propriété […] ni repos assuré, ni à vrai dire aucun droit, si ce n’est celui du plus fort. Encore ne sait-on jamais qui l’est puisque chacun tour à tour le peut devenir (10). »

Pour transformer ces manières d’être, en rivalité, des hommes, les conditions générales sont à ordonner par une médiation politique: gouvernement capable de régler la vie commune, faire tenir ensemble les éléments séparés et en lutte. La possibilité du passage est donnée dans les conditions même de l’état de nature, c’est en raison même de l’état de désordre que se développe le besoin d’un gouvernement commun.

« Tout se divise et se partialise parmi les hommes. Il ne suffit pas que les hommes habitent la même contrée ou parlent le même langage, parce qu’étant devenus intraitables par la violence de leurs passions, et incompatibles par leurs humeurs différentes, ils ne pouvaient être unis à moins de se soumettre tous ensemble à un même gouvernement qui les réglât tous (11). »

La cohésion ne semble pour Bossuet devoir venir que de la soumission commune à une même puissance. Cependant, en leur principe, toutes les formes de gouvernement, y compris l’état populaire peuvent conférer à la société sa cohésion. »

« […] du fond de cette anarchie […] sont sorties toutes les formes de gouvernement, la monarchie, l’aristocratie, l’état populaire et les autres (12). »

L’institution d’un gouvernement réglé, au sens large d’institution politique, peut donner les conditions d’une possible constitution du peuple en sujet politique. Dans l’état de nature, indique Bossuet, les communautés peuvent lutter les unes contre les autres, ce ne sont pas encore de véritables peuples. C’est par une unification d’ordre politique, que peuvent être réunies les conditions de leur institution.

« Il peut bien y avoir des familles, et encore mal gouvernées et mal assurées ; il peut bien y avoir une troupe, un amas de monde, une multitude confuse ; mais il ne peut y avoir de peuple parce qu’un peuple suppose déjà quelque chose qui réunisse, quelque conduite réglée et quelque droit établi, ce qui n’arrive qu’à ceux qui ont déjà commencé à sortir de cet état malheureux (13). »

Aucune identité d’origine ou de culture, pour reprendre des termes contemporains, ne confère ici immédiatement au peuple un “être” propre. Il ne se forme que par institution, par une médiation politique, forme d’association unissant le peuple en lui-même. Le peuple ne peut prétendre au statut de peuple, sans pacte, sans traité d’union, et pour Bossuet, ce traité d’unité qui transforme la multitude en peuple, requiert la présence d’une puissance placée au-dessus de lui.

« Le peuple ne pouvait s’unir en soi-même par une société inviolable, si le traité n’en était fait dans son fond en présence d’une puissance supérieure […]. Le traité […] a un double effet : il unit le peuple à Dieu, et il unit le peuple en soi-même (14). »

Par ce traité, les communautés, les individus modifient leurs rapports. Aliénant leurs forces particulières, instables, en lutte les unes contre les autres, ils les réunissent en une force commune, qui rend chacun plus fort, plus assuré.

Le prologue du contrat social étant énoncé, Rousseau pourra formuler les conditions d’institution d’une forme politique vraiment capable d’unir les hommes.

Société légitime et intérêt commun

Comme l’était le peuple selon Bossuet, la société, selon Rousseau, désigne une forme déterminée, non quelconque, de groupement humain. La société n’est pas une catégorie de la préhistoire des hommes, lorsque rien ne les différenciait vraiment des animaux. Une agrégation d’hommes, des troupeaux et leurs maîtres, ne font pas société.

La société ne se réduit pas non plus à une simple fréquentation mutuelle. La fréquentation mutuelle est une condition nécessaire, mais non suffisante pour la formation de sociétés. Ainsi celles-ci ne ressortent pas seulement des processus spontanés de rencontre entre les hommes, soumis à des rapports de force et de dépendance. Elle est un produit déterminé de l’évolution des relations qui s’établissent entre les hommes.

Pour que la fréquentation mutuelle soit réputée société, il faut un minimum d’accord, de règles, de conventions, communes. « La société humaine n’est fondée que sur la foi des conventions », « l’ordre social ne vient point de la nature, il est fondé sur des conventions ». Et, même si les termes de la convention sont tacites dans leurs premiers accomplissements, cette notion signale que la société est une élaboration, pour partie “artificielle”, une production de l’art humain,

La société est de façon double un produit, produit de la fréquentation entre les hommes, et élaboration de ce rapport, se formant sur la base d’un donné et d’un construit. En retour, cette élaboration sociale permet que l’homme se modifie, se perfectionne.

Pour dégager l’influence des différents facteurs, on peut isoler en pensée “l’homme”, le considérer hors de toute relation sociale. Par cette fiction théorique, on fait la part des conditions sociales sur les moeurs, les manières d’être des hommes. En réintroduisant les conditions générales, on peut par exemple poser les questions de la sociabilité de l’homme, celle de sa bonté ou de sa méchanceté. La manière d’être des hommes ne peut être considérée en toute indépendance à l’égard des conditions générales dans lesquelles ils se trouvent. L’homme est mauvais ou bon, si les conditions politiques (au sens large) le placent dans la situation de l’être. Cela est vrai aussi des peuples. « Tous les vices n’appartiennent pas tant à l’homme, mais à l’homme mal gouverné ». « [Le] peuple n’est jamais que ce que la nature de son Gouvernement le ferait être ». La vie sociale (bien gouvernée) ferait les peuples vertueux. La vie sociale (mal gouvernée) ferait les peuples corrompus.

Les hommes se transforment en changeant d’état, de conditions générales de vie sociale. L’homme peut former et transformer l’homme par des médiations spécifiques. D’où l’importance accordée par Rousseau aux formes politiques, « l’idée que tout tenait radicalement à la politique » et celle de « prendre les hommes tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être ».

Cette façon de considérer le social dans son rapport à l’humain, et la possibilité d’une intervention humaine dans la transformation sociale s’oppose par avance aux thématiques contre-révolutionnaires d’un être social, en tant qu’entité antérieure et supérieure aux hommes, mais aussi à la thématique libérale du laisser-faire, laisser-passer.

Le rapport entre conditions pré-données et but visé, s’ordonne autour de la question : comment « tirer du mal le remède qui le doit guérir ». Il n’est pas question en effet pour Rousseau, pas plus que pour Bodin, de faire abstraction des conditions existantes. On prend appui sur ce qui est pour transformer. C’est sur la base de ce que recèle la formation sociale qu’on peut projeter un ordre social, des conditions générales, rendant possible le développement des virtualités qu’il contient. « Ce n’est que de l’ordre social établi parmi nous que nous tirons les idées de celui que nous imaginons » (15).

Dans les premières sociétés se développent deux tendances contradictoires, opposition, besoin d’accord. Nées des besoins, des circonstances, ces formes sociales, par le développement de la fréquentation mutuelle, induisent des effets doubles : dépravation mais aussi élévation (16).

Par la mise en relation sociale, la communication, la pratique commune, les hommes sortent de l’immédiateté et de l’étroitesse de l’état de nature, ils peuvent penser et poser l’ensemble de leurs relations sociales, et donc aussi leur possible transformation. L’état vraiment social s’élève sur cette base contradictoire, à certaines conditions.

Les conditions “spontanées” de la fréquentation mutuelle des hommes sont l’opposition des intérêts. C’est cette opposition d’intérêts dans le cadre d’une fréquentation mutuelle qui rend nécessaire l’établissement des sociétés, mais c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui la rend possible. « Si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible » (17).

Le schéma suppose qu’en dépit des oppositions, il y ait le contenu d’un accord possible, que la société en réalise la virtualité. On ne peut réunir les hommes qu’avec un gouvernement qui instaure les conditions de l’accord : l’intérêt commun. « C’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée » Un gouvernement assujetti aux intérêts particuliers en lutte, ne peut unir les hommes. Pour qu’il y ait société (association légitime), le gouvernement ne peut être le simple prolongement, l’appendice du mouvement spontané des échanges privés, ou du choc de groupes partiels. Le droit politique doit être élevé au-dessus des rapports immédiats.

Une seule façon d’unir les hommes

Considérer que la finalité de l’association politique est le bien commun peut se présenter comme un truisme dans le cadre d’une théorie politique, truisme sur lequel il n’est pas rare toutefois qu’on ait jeté le voile. Une fois la finalité posée, comment définir et réaliser ce bien commun ? Les premiers penseurs de la république, en définissant celle-ci comme “chose du peuple” avaient semble-t-il apporté la réponse. Pourtant la monarchie prétendait aussi être à même de réaliser ce bien, étant admis selon une définition traditionnelle (celle de Bodin par exemple) qu’elle puisse se considérer comme une des formes de la république. Un des apports de Rousseau est d’établir, qu’en tant que forme de l’État, la monarchie ne réunit pas les conditions d’une affirmation historique durable du bien commun, bien qu’on puisse envisager qu’un roi puisse être ministre du peuple souverain (18). L’unité de volonté tendue vers le bien commun, ne peut prévaloir que si elle expose la volonté commune de tout le corps politique, et le peuple doit alors occuper la place du souverain. On peut ainsi établir une correspondance entre ce qui est voulu en tant que sujet actif, et ce qui est subi en tant que sujet passif. Il n’y a plus d’un côté des sujets (assujettis), de l’autre un roi (souverain).

Mais la substitution d’une souveraineté populaire à la souveraineté monarchique ne suffit pas à définir les contours de la forme d’association vraiment capable d’unir les hommes, et d’assurer la cohésion du peuple. Il existe, dit Rousseau, plusieurs façons de rassembler les hommes, mais une seule de les unir.

Comment donc unir les hommes (ou encore quel est le fondement de l’ordre social légitime), telle est la question posée dès le premier chapitre du Contrat social. Il s’agit de rechercher une règle d’administration légitime et sûre, prenant les hommes « tels qu’ils sont et les lois telles qu’elles peuvent être », de trouver : « la forme politique d’association qui défende et protège la force commune », et « la personne et les biens de chaque associé », « et par laquelle chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même ».

Plusieurs aspects en interrelation sont ici à considérer : quelle doit être la forme de convention qui lie les associés, pour qu’elle se trouve à même de protéger la force et la liberté communes et celle des associés, d’assurer la correspondance entre face passive et face active du corps politique, de poser des règles d’équivalence entre ce que l’on aliène et ce que l’on reçoit ?

La forme de la convention qui lie les associés doit, selon Rousseau, répondre à certaines conditions. La convention doit être volontaire, sinon la liberté serait aliénée, l’on obéirait à un autre que soi-même. Elle doit être générale, sinon l’égalité ne serait pas réalisée et mettrait en péril la liberté. Elle doit reposer sur une base équitable : conditions égales pour tous, même droits, mêmes devoirs, pas de rapports de dépendance.

Il convient aussi que les fins, les orientations de l’association, considérée en tant qu’unité, ne contredisent pas les fins voulues par les associés.

Par son agencement d’ensemble, la forme d’association vraiment capable d’unir les hommes, établit de la sorte un principe général de correspondance.

« Cette personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres […] prend maintenant le nom de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. à l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État. »(19)

Les éléments distingués par Rousseau sont les différentes faces, ou formes, d’une même chose, considérés sous différents rapports. Liés par ce principe de correspondance, les éléments entrent en relation par des médiations spécifiques. Individuation et socialisation politiques se présentant comme les deux faces d’un même processus.

Les associés, en nom particulier, sont à la fois citoyens et sujets, aux droits des citoyens correspondant les devoirs des sujets. De mêmes hommes, sont tour à tour citoyens et sujets, formant la loi et y obéissant. En tant que collectif d’associés, ils se nomment le peuple. Le peuple qui fait les lois y est aussi soumis. Comme souverain il joue un rôle actif, de formation de la loi, que l’État, face passive, fait appliquer par le gouvernement.

La république, forme déterminée (non quelconque) d’association élève la “société naturelle” en société politique, de la même façon que la “personne morale” s’élève au-dessus de la personne physique. Élévation de la société naturelle, la société politique peut en retour agir sur elle.

Le principe de correspondance est aussi celui d’une équivalence (non marchande), équivalence entre versants actifs et passifs du droit politique, équivalence entre droits et devoirs, entre ce que l’on aliène et ce que l’on reçoit. On note à cet égard dans le Contrat social, la présence signifiante des termes équivalence, échange équitable. L’acte du contrat est nul, indique Rousseau, s’il n’y a pas d’équivalent, d’échange.

Ne postulant pas une harmonie pré-établie, Rousseau n’imagine pas que le principe d’équivalence se réalise par le laisser-faire, laisser passer. Le mouvement spontané des échanges privés entre particuliers ne produit qu’une forme générale d’équivalence en valeur (monnaie), il ne peut directement produire une forme générale d’équivalence utile. Si l’on se situe au niveau du mouvement spontané de la “base” économique, l’échange marchand reproduit la contradiction entre intérêts particuliers en opposition. Un peu à la façon de Bossuet, et sans qu’il soit nécessaire d’en appeler à Dieu, il faut une sphère générale extérieure aux éléments privés en vis-à-vis et en lutte, pour pouvoir transformer le mouvement spontané.

Seule une convention générale peut assurer la « base équitable », les mêmes droits et devoirs, « les conditions égales », favorisant et obligeant également tous les associés. Il s’agit bien d’acquérir en échange des aliénations consenties des utilités (sociales), non des valeurs d’échange marchandes qui nourriraient d’autres échanges marchands. Il s’agit bien d’un contrat social, non de contrats privés. Le contrat social pose un principe général d’échange équitable, s’appliquant à la liberté, l’égalité, la propriété é (20). L’équivalent qu’on reçoit en échange de sa liberté ou de ses biens particuliers, a la forme de « l’utilité commune ». On remet sous une forme particulière ce que l’on reçoit en retour sous forme sociale. La liberté, l’égalité, aliénées sous leur forme instable, doivent être restitués sous une forme générale, légitime.

La liberté de l’état de nature, aliénée sous une forme particulière, doit être reçue, retrouvée, sous une autre forme, égale liberté de l’état civil. On ne peut engager sa liberté (originelle), sans recevoir un équivalent, sinon ce serait nuire « aux soins que l’on se doit ». Et, à l’inégale égalité de la liberté de l’état de nature, se substitue l’égalité de droit. « Substituer une égalité morale et légitime à ce que la nature avait pu mettre d’inégalité entre les hommes, et que pouvant être inégaux en force et en génie, ils deviennent tous égaux par convention et de droit ».

Destitution corrélative du peuple et des citoyens

L’acte d’association produit un « corps moral et collectif » qui reçoit de cet acte son « moi commun ». Le corps politique ne tient que par les principes politiques qui le soutiennent. En tant que « corps artificiel », « être moral », il n’a d’existence qu’autant qu’il demeure fondé sur la convention politique des associés, et sur les clauses du contrat (généralité, utilité commune, libre consentement, égalité, principe d’équivalence). Si le pacte est rompu, les clauses dénoncées ou violées, le corps politique se dissout (21). Le peuple, personne publique qui se forme par l’union de toutes les autres, nom collectif des associés, n’a plus ni être ni existence, non plus que les citoyens et les sujets, en tant qu’ils se présentent comme les deux faces des éléments qui s’étaient constitués en peuple. Tant que la société reposait sur une base légitime, que les clauses étaient respectées, les hommes associés se devaient à la Cité, ils ne se doivent plus maintenant qu’à eux-mêmes. Dans ce cadre, la question de la citoyenneté ne se pose pas indépendamment de celle du peuple. Les citoyens n’existent qu’en tant qu’ils sont unis en corps de peuple dans le cadre d’une Cité, d’une république (22), correspondant à leurs définitions. Si la république est déconstituée, ils se dispersent en multitude, comme les éléments du navire de Bodin. Il ne peut y avoir de citoyens sans corps de peuple et sans Cité.

Cherchant à déterminer la forme d’association vraiment capable de réunir les hommes et les voies d’une institution du peuple, Rousseau discerne ainsi quelles peuvent être les voies de sa destitution. Politiquement institué, le peuple n’existe pas hors de cette institution. La sommation, l’agrégation ou “l’origine” commune ne font pas l’unité du peuple. La destitution s’opère lorsque l’association est détruite, les clauses violées, mais aussi lorsque le gouvernement usurpe le pouvoir souverain, ou que le souverain s’identifie au gouvernement. Dans les deux cas l’unité se désagrège, le peuple cesse d’être le peuple, la confusion entre volonté et pouvoir constitue un facteur interne actif d’une telle dissolution.

Bien que Rousseau utilise parfois le terme gouvernement dans un sens large (gouvernement d’une société), il établit comme Bodin la distinction entre Souverain et gouvernement. On peut rendre compte de leur position relative, par une analogie de rapports, celle qui distingue et relie la volonté qui détermine les actes, et la force, le pouvoir, qui l’exécute. De même que dans le corps, l’esprit doit diriger, exposer sa volonté, de même la volonté générale doit diriger la force publique (23).

La volonté, puissance de faire les lois, est du ressort du Souverain. Ayant un objet général, elle ne peut appartenir qu’à la généralité du peuple. La puissance exécutive consiste pour sa part en actes particuliers, elle n’appartient pas à la généralité. Il faut un agent particulier, le gouvernement, pour mettre en œuvre la force publique, selon la direction de la volonté générale. Le gouvernement n’est que le ministre, le commis, du Souverain. Il permet d’établir une relation entre face active et face passive du corps politique, entre Souverain et État. Pour que chaque instance demeure légitime, les deux ne doivent pas être confondues. Le gouvernement ne doit pas donner les lois. Le souverain qui donne les lois ne doit pas gouverner.

Le gouvernement doit toujours rester dans la dépendance de la volonté générale qui ressort du Souverain. C’est là précisément « la matière la plus difficile des institutions politiques », « l’abîme de la politique ». Le gouvernement tend constamment à usurper le pouvoir de faire les lois, prendre la place du souverain, conduire à ce que le peuple délègue sa volonté (24).

Mais le Souverain ne doit pas davantage se confondre avec le gouvernement. Le souverain, pour ne pas se trouver en situation d’aliéner son vouloir général, ne doit pas directement exercer de fonction d’exécution, mais diriger le gouvernement. Dès lors que le souverain se centre sur les actes particuliers, il cesse de se situer dans la généralité et retourne à l’état de nature. L’exécution, le pouvoir portent sur des affaires particulières. Pour que le peuple reste peuple (corps politique souverain), il doit concentrer son attention sur les affaires publiques de la société, dans sa généralité. S’il s’en détourne, en se focalisant sur le particulier, il perd sa qualité de peuple (25).

à titre d’épilogue, on peut s’interroger sur la pertinence du recours à ces “vieilles lunes” de la philosophie politique, que sont Cicéron, Bodin, Bossuet ou Rousseau, pour éclairer des enjeux contemporains. La réduction du peuple à l’état de multitude, ou son fractionnement en groupements partiels, ne vaudraient que pour un passé lointain. La possible instrumentation des éléments épars, afin de tenter de leur conférer une forme de regroupement contraire à leur intérêt commun, ne relèverait nullement de notre actualité. Et le souci, pour une partie de ce peuple fragmenté, de reconstituer un principe de cohésion politique, porterait témoignage d’un imaginaire régressif. Cet imaginaire que d’aucuns aujourd’hui, du sein même de la multitude formulent pourtant ainsi : « On a besoin d’un but », « ce qui manque, c’est le relais politique » (26).

NOTES
1. Julien Freund, l’Essence du politique, Paris, Sirey, 1965, p. 360.
2. Cicéron, la République, transcription sur la base de la traduction d’Esther Bréguet, d’après le texte du palimpseste [populus autem non omnis hominum coetus quoquo modo congregatus, sed coetus multitudinis iuris consensu et utilitatis communione sociatus] livre I, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 222.
3. Le mot sujet en français peut valoir pour signifier l’assujettissement à un autre (les sujets d’un roi), mais aussi un être en tant que support d’attributs ou d’action. Il n’en est pas de même dans d’autres langues. Ainsi, l’espagnol distingue entre subditos et sujeto.
4. Ferdinand Tönnies, Communauté et société, trad. fr., Paris, Retz, 1977.
5. Cet usage “culturel”, pour faire euphémique, du mot peuple, se présente rarement si l’on interroge les “citoyens ordinaires”, comme l’a établi Bruno Pouly. Les figures sociales, historiques et politiques ou para-politiques étant très largement dominantes. Ces figures positionnent le peuple dans le champ politique et social, autour des notions de pauvreté, de travail, de groupement, d’ordre commun, de lois, de volonté, de territorialité. Voir Bruno Pouly, « Représentations contemporaines du peuple », in Figures du peuple, Centre de Sociologie Historique, 2001.
6. Le Dictionnaire françois (de du Cange) de 1679 signale bien le mot peuplade, mais il s’agit de figurer un processus de colonisation de territoire. Pour sa part, peuple est référé à la multitude, ou au sens social, celui de corps du peuple n’incluant pas les gens de qualité. Une telle figure sociale est aussi attestée dans “le Furetière” qui distingue le peuple des nobles, des riches, des gens éclairés, sans que le sens politique ou proto-politique soit ignoré : peuple, nom collectif, assemblée de personnes qui habitent un pays, composent une nation, le mot nation étant pour sa part référé à des limites territoriales, la soumission à une même domination politique.
L’article Peuple de l’Encyclopédie propose une définition d’ordre principalement social, le peuple comme constituant la partie la plus utile de la nation, ou l’état général de la nation, par opposition aux grands et aux nobles. En filigrane cette définition soutient la légitimité d’une revendication politique. à la place centrale du peuple dans la société devrait correspondre une place dans la définition de la politique de la nation. Une telle figure sera tout à la fois confirmée et combattue lors de la Révolution française et tout au long du xixe siècle, ce que laisse entendre la formulation : « Peuple, c’est un des termes dont on a abusé pendant la Révolution ». (Pour une analyse plus fine de l’article Peuple de l’Encyclopédie, voir Jean Fabre, « L’article “Peuple” de l’Encyclopédie et le couple Coyer-Jaucourt, in Images du peuple au xviiie siècle, Paris, Armand Colin, 1969).
7. Éditions du Corpus philosophique en langue française, Paris, Fayard, 1986. Il n’est pas ici proposé une exégèse du texte de Bodin (pas plus que pour Bossuet ou Rousseau). On a plutôt visé à dégager les articulations théoriques présentes dans les textes et leurs implications.
8. Cicéron : res publica, res populi. L’institution d’une forme d’association républicaine, qui n’est pas immédiatement superposable à la démocratie, en constitue cependant le cadre nécessaire. à cet égard, les représentations communes contemporaines de république et démocratie, établissent avec netteté la distinction entre les deux notions. Voir Hélène Desbrousses, « République et démocratie », in Revue française de science politique, n° 5 et n° 6, 1984.
9. Cf. Robert Derathé, Jean-Jacques Rousseau et la science politique de son temps, Appendice iii, Paris, Vrin, 1988.
10. Jacques Bénigne Bossuet, « Cinquième avertissement aux protestants », d’après Jacques Truchet, Politique de Bossuet, Paris, Armand Colin, 1966, p. 83.
11. J. B. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, Paris, Hachette, 1892, p. 10.
12. Idem, «  Cinquième avertissement aux protestants », d’après J. Truchet, Politique de Bossuet, op. cit., p. 84.
13. J.B. Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte, op. cit., p. 16.
14. Idem, ibid., p. 19.
15. Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, ou Essai sur la forme de la république, première version dite « Manuscrit de Genève » , in œuvres complètes, t. III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1964, p. 287.
16.  « Si l’homme vivait isolé, il aurait peu d’avantages sur les autres animaux, c’est dans la fréquentation mutuelle que se développent ses plus sublimes facultés et que se développe l’excellence de sa nature ».
17. J.-J. Rousseau, Du contrat social, ou Principes du droit politique, in œuvres complètes, t. III, op. cit., livre II, chap. i, p. 368.
18. La délégation de pouvoir, et non de volonté, à un roi, ne touche qu’à la forme du gouvernement, non à celle de l’État, définie par le sujet politique détenteur de la souveraineté.
19. J.-J. Rousseau, Du contrat social, ou Principes du droit politique, op. cit., livre I, chap. vi, p. 361 sq.
20. Le principe d’équivalence pour ce qui touche à la propriété prend la forme suivante : le transfert d’une forme de possession instable se réalise dans un premier temps par l’aliénation à une forme sociale. Chaque membre de l’association aliène sa personne et ses biens à la communauté. Celle-ci devient maîtresse de tous les biens et change l’usurpation en véritable droit, et la jouissance en propriété. On acquiert véritablement ce qu’on a donné. Ce que l’on a aliéné sous forme privée vous revient sous forme d’un droit social légitime. Toutefois, la propriété étant selon Rousseau une institution sociale, non un droit naturel comme la liberté, elle peut être aliénée, dès lors qu’elle menace la liberté, au contraire celle-ci ne peut jamais l’être. La propriété ne doit pas aboutir à faire qu’un citoyen puisse en acheter un autre, ou que quelqu’un soit contraint de se vendre. Sinon les conditions de la liberté (chacun libre de décider ce qui convient à sa conservation) seraient anéanties.
21. Par analogie on peut comparer ce schéma à celui d’une société savante. Constituée en vue d’un but commun — la connaissance—, celle-ci se donne des règles communes lui permettant d’atteindre ce but. Si l’on ne cherche plus à atteindre ce but, si les règles communes ne sont pas respectées, ou si les associés se séparent, la société savante, construction artificielle, n’a plus d’existence et ses membres ne sont plus des associés.
22. On pourrait alors dire, à la manière d’Augustin (Cité de Dieu, XIX, 21), qu’il n’y a jamais eu de peuple ni de république, si telles en sont les définitions. N’est-il pas préférable cependant de maintenir l’Idée directrice de leurs approximations historiques (et celle de leurs conditions de réalisation), plutôt que d’exalter les divers modes de leur annulation. « […] toute cité, c’est-à-dire ce qui constitue un peuple, toute république, c’est-à-dire la chose du peuple, doivent pour durer être dirigés selon un certain dessein », Cicéron, la République, I, XXVI, op. cit.
23. La souveraineté, pièce dans la constitution d’un sujet politique, est indivisible et inaliénable. Indivisible si l’on veut maintenir les conditions de l’unité de volonté du sujet. Inaliénable, pour qu’il y ait pleine capacité politique du sujet, qu’aucune autorité, à l’intérieur ou à l’extérieur, ne puisse subordonner, réduire à néant le “moi commun” et son indépendance, sa capacité à décider ce qui convient à sa conservation. La souveraineté, exercice de la volonté générale, est une puissance active, comme chez Bodin, elle n’est pas soumise à des engagements préalables. Le corps politique ne subsiste pas par les lois, mais par le pouvoir de faire les lois. Le souverain peut abroger des lois, qu’il a auparavant voulues, il n’agit pas parce qu’il a voulu, mais parce qu’il veut.
24. Voir notamment J.-J. Rousseau, Du contrat social, ou Essai sur la forme de la république, op. cit., livre I, chap. iv.
25. Voir encore Du contrat social, ou Principes du droit politique, op. cit., livre III, chap. iv. La distinction entre instances du vouloir et du pouvoir, souveraineté et gouvernement, n’est pas sans incidence sur la question de la représentation. Rousseau est réputé adversaire de toute forme de représentation. Mais ce qu’il refuse d’abord est la “représentation féodale”, représentation de corps ou par une personne particulière, il rejette aussi expressément toute transmission de volonté. « Le pouvoir peut bien se transmettre mais non la volonté ». La représentation ou plutôt la commission de pouvoir est au contraire, selon lui, nécessaire pour que le peuple puisse continuer à se centrer sur les affaires publiques, communes. « Le peuple doit être représenté dans la puissance exécutive ». De la même façon, les formes de représentation en idée du vouloir du peuple, ne sont pas récusées, s’il s’agit de donner à voir au peuple son propre vouloir, sous une forme générale (généralisation dans l’espace et dans le temps de sa vision) :
« De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés » Du contrat social, op.cit., livre II, chap. vi.
26. Voir Hélène Desbrousses, Bernard Peloille, « Représentations communes du peuple. De la dissemblance à la rupture », in Sociétés & représentations, décembre 1999, p. 295-315.

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