d’après un article de Donald M. Mckale
L’article de Donald Mckale, « Le djihad au cœur des inquiétudes britanniques dans le monde musulman » traite des conflits au Proche et Moyen-Orient et des rivalités qui s’y font jour entre puissances européennes et Empire ottoman, sur les terrains aujourd’hui encore en conflit. Soutenues par la Grande Bretagne, la France et l’Italie, il fait état des “révoltes arabes” de 1916 contre Empire ottoman, allié à l’Empire allemand. L’Empire ottoman est alors propagateur d’un panislamisme et défenseur d’un “Khalifat sous son égide, contre les mouvements d’indépendance des contrées arabes soumises à sa domination.
Avant la Première Guerre mondiale, la puissance allemande conduite par l’empereur Guillaume II poursuit depuis la fin du XIXe siècle une « politique globale » (Weltpolitik) de « compétition pour l’hégémonie mondiale ». Il s’agit notamment de travailler à élargir l’influence économique et militaire du Reich dans l’empire ottoman. En 1903, une concession avait été accordée au Reich pour construire un prolongement du chemin de fer d’Anatolie à la Mésopotamie et Bagdad, qui devait se terminer dans la province ottomane du Koweït sur le Golfe Persique. Dans l’anticipation d’une guerre entre puissances européennes, les responsables allemands envisageaient aussi au plan idéologique une instrumentalisation de l’islam – panislamisme — principalement contre l’empire britannique qui rassemblait un grand nombre de sujets musulmans. Les autres puissances européennes, France, Grande Bretagne, Italie, s’efforçaient d’élaborer elles aussi leur propre politique à l’égard de l’Islam.
Du côté de l’Empire ottoman, la doctrine affirmait l’autorité religieuse du sultan-calife sur les musulmans du monde entier, appelant ceux-ci à défendre l’empire ottoman et le califat comme seul défenseur de la “vraie foi”, contre les autres religions (en particulier contre les infidèles chrétiens de l’Occident). Lorsqu’après 1905, la tension entre les puissances européennes s’exacerba, les dirigeants britanniques furent préoccupés de ce projet de “guerre sainte ” (djihad) dirigée contre leur domination en Inde et en Égypte.
Dans les années qui précèdent le déclenchement de la Première Guerre mondiale, le leadership revenait alors aux britanniques en Égypte. Au Caire, l’allemand von Oppenheim, archéologue, orientaliste, diplomate, travaillait à y saper leur domination. Il s’efforçait aussi d’exercer une action en Syrie et parmi les Arabes et Kurdes locaux, cherchant à acheter le soutien de chefs tribaux.
En 1908, dans l’Empire ottoman, les Jeunes-Turcs prirent le pouvoir, ils poursuivaient la politique de leurs prédécesseurs, défense de l’empire ottoman et du califat, et maintien d’une politique de domination brutale à l’égard des populations arabes sous dépendance ottomane. En réaction à cette domination, l’idéologie nationaliste arabe (“arabisme ”) connut une large diffusion : revendication d’une d’autonomie au sein de l’empire ou d’une indépendance complète.
Dès 1912, au Caire, un représentant de la puissance britannique (Kitchener) rencontre Abdullah, le fils du chérif de la Mecque (noyau de la future Arabie saoudite), pour encourager de possibles visées indépendantistes (1) qui devait profiter aux intérêts britanniques. Du fait de sa domination sur les lieux saints de l’Islam, le chérif de la Mecque pouvait en effet se présenter comme futur calife, susceptible d’être mieux disposé que les Ottomans à soutenir les intérêts de Londres.
La “révolution” dans la guerre et « la guerre par la révolution »
La Première Guerre mondiale éclate début août 1914, elle se répand rapidement au Proche-Orient. Le 2 août, les Allemands concluent une alliance avec les Turcs ottomans, deux mois plus tard ceux-ci entrent en guerre aux côtés de Berlin. Le 14 novembre, le sultan ottoman, agissant en tant que calife, appelle tous les musulmans du monde à la guerre sainte contre les nations ennemies de Constantinople — le Royaume-Uni, la Russie, la France.
La politique du Reich allemand visait dans la région à fomenter une « révolte » de tous les musulmans contre l’empire britannique, le plus présent alors. Dès avant la guerre, Berlin avait envoyé des missions pour répandre cette propagande panislamique qui devait toucher la Perse (Iran), l’Afghanistan, l’Éthiopie, le Soudan et la Libye. En Perse et en Libye, des armes furent fournies à des chefs de tribus de façon à les inciter à attaquer le Royaume-Uni. L’Autriche, alliée de l’Allemagne travaillait de son côté à réconcilier les puissants chefs arabes Ibn Rachid et Ibn Saoud., afin de les unir derrière les Ottomans.
Du côté britannique, pour contrer la menace majeure constituée par les Turcs et leur panislamisme (soutenus par la politique allemande), des négociations secrètes avaient été engagées avant la guerre avec le fils du chérif de la Mecque. L’usage de soulèvements révolutionnaires « guerre par la révolution », étaient envisagés, il s’agissait d’encourager les Arabes soumis à l’Empire ottoman à se révolter contre sa domination. Au Caire, des adhérents du mouvement panarabe envoyaient des émissaires en Arabie, en Syrie, en Palestine, communiquant aux chefs arabes le message britannique, des armes et munitions étaient promises.
Fin octobre 1914, le chérif de la Mecque déclare ne pas soutenir les Turcs. Kitchener de son côté affirme que si la “nation arabe ” s’allie au Royaume-Uni, Londres protégera la sécurité et la liberté de l’Arabie contre les Ottomans. Il évoque la possibilité d’établir un nouveau califat à la Mecque ou à Médine, califat purement spirituel. De leur côté, les Allemands et les Turcs rencontrent des difficultés dans la plupart des lieux où ils ont envoyé des émissaires afin de déclencher des révoltes armées contre l’empire britannique (de la Libye à l’ouest de l’Afghanistan et à la Perse à l’est).
En Égypte, le commandant militaire Sir John Maxwell appelle près de cinq cent cheikhs au Caire, pour les presser de jurer fidélité au Royaume-Uni. Le 2 novembre, les Britanniques déposent le khédive d’Égypte, Abbas Hilmi (vice-roi ottoman), qui avait appelé les Égyptiens à s’opposer aux armées britanniques. En décembre, ils font de l’Égypte un protectorat, et nomment Hussein Kamil Pacha, fidèle à la Couronne, à la tête d’un nouveau sultanat.
En Libye, des émissaires germaniques avaient de leur côté pris contacts avec les Senoussi, ordre religieux, pour qu’ils se joignent à l’effort de guerre allemand, faisant craindre aux britanniques une attaque à l’ouest de l’Égypte, et des troubles dans toute l’Afrique du Nord. Quant au chef de tribu, il négociait avec les deux parties.
Des espoirs déçus
A la fin de 1914 les dirigeants britanniques en Égypte, en Inde, au Proche-Orient étaient plus que jamais inquiets à propos du djihad proclamé par la Turquie et soutenu par l’Allemagne. L’attaque ratée de Gallipoli avait multiplié leurs craintes d’un monde arabe potentiellement hostile. En Perse, la propagande panislamique des militaires ottomans et des agents locaux germaniques menaçait leurs intérêts en Inde.
Durant la plus grande partie de l’année 1915, la puissance allemande envoie des émissaires à travers la Turquie et l’Arabie occidentale jusqu’à la mer Morte, et de là en Abyssinie, au Soudan et plus loin en Afrique, avec ordre de distribuer des armes aux musulmans et d’inciter à la guerre sainte contre les Britanniques. La plupart de ces plans échouent. Il y a peu d’empressement des arabes ottomans pour le djihad incité par la puissance allemande. De leur côté, de nombreux Turcs n’ont pas accueilli avec enthousiasme cet appel à la guerre sainte.
La question la plus sérieuse pour la puissance allemande concernait la loyauté du chérif de la Mecque envers la puissance ottomane. Le fils du chérif s’était certes engagé à propager l’idéologie panislamique et à rendre compte au gouvernement ottoman de la situation politique en Arabie, mais il avait aussi passé du temps en Syrie avec les nationalistes arabes anti-ottomans.
Oppenheim élaborait des plans pour utiliser les arabes mésopotamiens au service de la propagande panislamique. En Syrie et en Arabie du Nord, il avait établi dans de nombreuses villes un réseau étendu de centres de propagande et la création d’une organisation secrète en Syrie. Habillé en Bédouin, il voyageait dans la péninsule du Sinaï sous contrôle britannique, vers le sud à proximité de Médine. Il s’arrêtait dans les villes, les villages et les oasis, prêchant un panislamisme enflammé et la haine des chrétiens. Sans grand succès.
En mai 1915, une information arrive au Caire : Oppenheim et les officiers consulaires à Haïfa, Alep et dans la Syrie du nord encourageraient le massacre des Arméniens par les Ottomans.
Le sens de la crise
À l’automne 1915, les forces britanniques ont subi des défaites à Gallipoli et en Mésopotamie. Des crises politiques (inspirées par des agents allemands et turcs) ont éclaté sur les frontières de l’Égypte et de l’Inde. Une attaque sur les avant-postes britanniques dans l’ouest de l’Égypte, par le cheikh Al-Senoussi, coïncide avec l’arrivée de fonctionnaires allemands en Afghanistan et le summum de l’agitation germano-ottomane anti-britannique en Perse.
Au Caire, la peur d’un djihad panislamique anti-britannique courant de la Libye à l’Afghanistan -– et peut-être même à l’Inde -– atteint des proportions quasi épiques. Sir Edward Grey indique : « Des responsables allemands et des personnes privées, ont dans de nombreux cas relayé le prêche du djihad et activement promu un esprit anti-chrétien parmi les musulmans. »
Les principaux responsables au Caire et à Londres, sont confortés dans l’idée que l’empire ottoman ne doit pas survivre. Mais le Royaume-Uni doit prendre en compte les intérêts de ses alliés européens. En mars, Londres et Paris avaient conclu l’accord de Constantinople avec la Russie : il promettait les détroits de la mer Noire et la capitale turque aux Russes dans l’éventualité d’une victoire alliée.
L’étape cruciale de la stratégie anti-ottomane sera l’œuvre du gouvernement britannique. Il accède à la demande de Hussein, chérif de la Mecque, au principe d’un soutien à la lutte pour l’indépendance arabe en Arabie, Mésopotamie, et la plus grande partie de la Syrie. Le Caire et Londres encouragent celui-ci à susciter une révolte contre les Turcs. Hussein, dont la position dans le monde musulman comme gardien des lieux saints est unique et l’indépendance relative, était le seul à pouvoir contrer les effets de l’appel au djihad du sultan-calife ottoman.
L’idée d’une alliance privilégiée plus large entre le Royaume-Uni et les nationalistes arabes se concrétise, notamment sous l’impulsion de Sykes. Dans le même temps, l’Allemand Oppenheim qui s’était rendu dans la péninsule du Sinaï et le Hedjaz, parvient à quelques kilomètres de Médine. Le chérif de la Mecque le contraint à partir. La nouvelle parvient aux Britanniques, qui l’interprètent comme expression de l’intention des nationalistes arabes d’entamer prochainement les hostilités contre les Turcs.
Un ensemble de facteurs confirme aux yeux des dirigeants britanniques, le bien-fondé de leur politique de plus en plus pro-arabe. Un projet d’accord avec Hussein porte sur le territoire d’un futur État arabe indépendant (à l’exception de certaines zones vaguement délimitées en Syrie où les intérêts Français étaient impliqués). Début 1916, le Royaume-Uni promet de livrer des armes, dans l’idée que Hussein lance une insurrection arabe.
À la mi-décembre, Sykes retourne à Londres, où des décisions se prennent concernant la stratégie de guerre. Le gouvernement avait entamé des négociations avec la France sur la base de ses revendications concernant la Syrie et la Palestine. Sykes avait à l’esprit les dispositions qu’il devait mettre en œuvre en mai 1916 dans le fameux et controversé accord Sykes-Picot. Cet accord, ignoré du chérif jusqu’au mois de novembre 1917 — révélé par les bolcheviks après leur prise du pouvoir –, y avait négocié la future création d’une “Grande Arabie ” pour les Arabes, mais celle-ci excluait la partie syrienne (sous contrôle français), les Britanniques pour leur part devaient recevoir la Mésopotamie. La Palestine devenait zone internationale.
1916-1918 : La révolte arabe
Début 1916, les dernières forces britanniques se sont retirées de Gallipoli. En Mésopotamie, quatre-vingt mille Turcs de la VIe armée, commandée par un maréchal allemand, assiégent à Kut-el-Amara. Pendant ce temps, Londres continue de renforcer son alliance avec les Arabes. En Syrie, le gouverneur ottoman Djemal Pacha poursuit sa campagne de terreur contre les nationalistes arabes. Le Caire continue à tout faire pour inciter Hussein à la révolte. Le chérif, pour sa part, négocie aussi avec les Turcs. Le 18 février, il fait part au Caire de sa satisfaction concernant l’accord auquel il est parvenu avec le Royaume-Uni. Il en profite pour avertir d’une action allemande imminente en Arabie et en Afrique de l’Est.
Quand la mission allemande arrive en Syrie, Djemal Pacha (le gouverneur ottoman) la retarde jusqu’au 2 mai. Il informe le chérif de la Mecque de cette mission et lui demande d’assurer sa sécurité lors de son passage à travers le Hedjaz. La mission voyage en train dans le désert, avec une unité de l’armée ottomane, elle prévoit de faire le lien avec les Ottomans beaucoup plus bas sur la côte et de continuer jusqu’au Yémen. De là, elle comptait traverser la mer Rouge pour se rendre au Soudan puis en Égypte. Là, l’expédition avait l’intention de provoquer des révoltes contre les Britanniques.
Mais le 5 juin, la révolte arabe éclate dans le Hedjaz, contraignant les Allemands à fuir, une partie de l’expédition germano-turque étant anéantie par des attaquants bédouins. Le chérif inquiet de l’arrivée imminente de la mission germano-turque avait proclamé l’insurrection plusieurs semaines avant la date prévue, avant même d’avoir reçu les armes promises par les Britanniques.
La tension augmente entre les Allemands et les Turcs. Alors que les Ottomans minimisaient la rébellion arabe, il n’en était pas de même pour les responsables allemands.
Le 4 août, une seconde attaque turque, planifiée de longue date sur le canal de Suez, échoue.
Le Royaume-Uni et la France avaient fourni des armes et des conseillers – dont T. E. Lawrence – à la révolte arabe. Cette révolte augmenta l’activité de la France au Proche-Orient, au grand dam des responsables britanniques déterminés à limiter l’influence de son alliée. La France soutenait la révolte arabe pour plusieurs raisons. Politiquement, la propagation de la rébellion dans les populations de Syrie, Palestine et Arménie était susceptible de préparer le terrain pour une intervention française dans la région. Militairement, les Français espéraient que la révolte paralyserait les Ottomans. Ils misaient aussi sur le fait que l’affaire convaincrait une majorité de musulmans dans les colonies africaines de la France d’abandonner leur soutien aux Turcs en faveur de la France, libératrice des sanctuaires de l’islam.
NOTE
(1) Le chérif gouvernait pour les Ottomans la région de l’ouest de l’Arabie, le Hedjaz, qui comprenait les deux villes saintes de La Mecque et Médine.