On ne parlera pas ici des facteurs internationaux qui ont joué un rôle dans le mouvement 68, dont on sait, qu’à l’instar de mouvements de révolte, observés aujourd’hui dans le monde, il connut une extension mondiale. L’historien David Caute, dans son ouvrage 1968 dans le monde, a fait état de facteurs généraux, plus spécialement ceux visant à une remise en cause du statu quo international de l’après-guerre. On sait par ailleurs, pour ce qui touche à la France, que des liaisons internationales étaient établies entre divers petits groupements politiques, des méthodes d’agitation avaient été mises au point, sinon pour déclencher une révolution, du moins dans un objectif de déstabilisation d’un certain nombre de régimes en place.
Des historiens ont tenté de rendre compte du phénomène global, commencé au début des années 60 dans les pays industrialisés principalement, à l’Ouest comme à l’Est. Dans la plupart des pays, ces mouvements avaient peu à voir avec le mouvement ouvrier historique ou si l’on préfère avec la lutte de classes pour des perspectives socialistes. Il s’agissait le plus souvent de projets alternatifs, d’autosuffisance communautaire, se positionnant au-dessus des enjeux de classes. La visée de destitution des gouvernements en place pouvait se révéler centrale. Un “pousse toi de là” généralisé, “dégage”, pour que je m’y mette. Les enjeux de puissance n’étaient bien évidemment pas absents, avec dénonciation privilégiée des Etats-Unis, englués dans la guerre au Vietnam, mais aussi dénonciation de la puissance soviétique.
Le mouvement en France s’est développé de façon différente, avec conjonction particulière de forces et de courants contradictoires, des projets distincts qui ont conféré au mouvement de 68 français son caractère propre. Si l’on voulait parler en termes de catégories sociales, ou de classes, il faudrait distinguer entre :
— D’une part, la mobilisation d’une grande partie des étudiants de lycéens, très sensibles aux thèmes et aux pratiques d’agitation émanant de groupements politiques disparates, poursuivant des visées propres qui ne concernaient pas toujours directement les étudiants.
— D’autre part, et à côté, un mouvement de masse ouvrier et populaire, saisissant l’occasion pour poser des revendications plus traditionnelles : salaires conditions de travail. Ce mouvement pour l’essentiel revêtait encore des formes d’organisation traditionnelles, c’est-à-dire à l’époque dans la dépendance directe ou indirecte aux forces communistes ou de la CGT.
On peut peut-être dire que la spécificité du mouvement en France fut l’apport d’un mouvement ouvrier encore organisé sur des bases de classe claires, avec des objectifs propres se greffant sur le mouvement des étudiants.
Si l’on veut analyser en termes de classes, comme le faisait à l’époque la CGT et le parti communiste, il est clair qu’on pouvait distinguer au moins deux forces sociales distinctes : la classe ouvrière, et diverses couches moyennes, dont les étudiants.
Le pourquoi de l’entrée en lutte massive des étudiants a été analysé. On peut à cet égard noter que arrivée massive de catégories moyennes et populaires dans l’enseignement supérieur au cours de la décennie qui a précédé 68. A cette entrée massive ne correspondaient pas de débouchés correspondant, pas d’ascension sociale ouverte à tous. Dans un certain sens, dans ces milieux étudiants, et dans la jeunesse en général, on peut dire qu’au plan des perspectives, il y avait (et il y a d’ailleurs toujours) absence de futur possible, plus de perspective historique claires, réellement révolutionnaires c’est-à-dire visant à la transformation de la société, plus de perspectives immédiates satisfaisantes pour s’épanouir dans le cadre du régime capitaliste (les Trente Glorieuses avaient déjà fait leur temps), nourrissant ainsi une révolte contre un régime qui ne tenait pas ses promesses.
L’analyse historique de 68 en termes de classes ne peut toutefois se limiter à une caractérisation à partir des forces sociales mobilisées. L’historien François Simiand avait en son temps proposé un schéma plus dynamique. Il indiquait qu’au cours de l’histoire, les classes intermédiaires (dont les étudiants font partie) ne disposent pas d’une position réellement indépendante dans la société, elles se développent et agissent dans tel ou tel sens, en fonction de cadres qui n’ont pas été délimités par leurs propres efforts historiques. Maurice Halbwachs tirait de cette analyse quelques implications. Il indiquait que du fait de cette position dépendante à l’égard des autres classes, les classes intermédiaires manifestaient une alternance d’attitude : tantôt résignées aux conditions d’un mouvement qu’elles ne comprennent pas, dont elles n’aperçoivent ni les raisons ni les conséquences, et tantôt dressées dans un mouvement de révolte violente et aveugle contre son évolution qu’elles pensent pouvoir arrêter et détourner de son cours. Elles ne prennent jamais une conscience bien nette des motifs de leur conduite, qui ne sont chez elles que les aspirations qui se font jour dans la bourgeoisie ou dans la classe ouvrière. »
Si l’on suit le propos de Maurice Halbwachs, on peut se poser la question : en 68 quelles classes détenaient l’initiative historique : la classe bourgeois ou la classe ouvrière. Compte tenu du positionnement des forces à cette époque, on peut poser comme hypothèse, que ni la bourgeoisie ni la classe ouvrière ne détenaient vraiment l’initiative, et que par conséquente aucune ne pouvait proposer des perspectives concrètes, permettant de nouer des alliances solides avec les catégories intermédiaires de la population, dont les étudiants.
C’est sans doute cette configuration particulière des forces de classes qui a contribué à rendre compte de l’équivoque qui marque le mouvement lui-même mais aussi les représentations que l’on s’en fait.
L’inflation du vocabulaire révolutionnaire n’était pas étrangère à la disposition particulière des forces de classes à cette période. Il y avait un mécontentement contre le régime en place, et en même temps l’existence de perspectives révolutionnaires socialistes se présentait encore dans le monde. Cela contraignait les courants les plus libertaires à se tenir jusqu’à un certain point, au besoin par la surenchère sur le terrain idéologique du mouvement ouvrier. La force électorale du Parti communiste était forte et ne pouvait être négligée, les références à la lutte de classes étaient très présentes encore dans son discours.
Représentations du mouvement
Sur la base d’une enquête conduite en 2008, on constate que les appréciations sur le mouvement de 1968 peuvent différer selon le positionnement de chacun dans la société, mais cependant qu’il n’existe pas de correspondance stricte entre les points de vue et les positionnements sociaux. Les salariés (secteur privé) insistent davantage peut-être sur l’idée d’un mouvement centré sur des revendications traditionnelles : salaires conditions de travail. Certains commerçants et artisans peuvent évoquer un état de désordre d’anarchie, voire de régression sociale, de même que certains ouvriers. Des étudiants, des professeurs, cadres, intellectuels, insistent plus sur le thème anti-autoritaire, sur l’idée d’autonomie, sur la liberté qui aurait été conquise, parfois limitée à la liberté dans le domaine des mœurs.
Dans l’ensemble, des points positifs ressortent, mais ce ne sont pas les mêmes selon les catégories sociales. Lorsqu’il ne s’agit plus de parler du mouvement lui-même, mais de ses suites, une insistance assez grande se dégage, surtout dans les milieux populaires, pour mettre en avant l’aggravation de la situation économique et sociale depuis lors, insister sur la perte de la possibilité de se projeter dans l’avenir, ceci même lorsqu’on a estimé que les suites de Mai 68 auraient dû, par principe, se révéler bénéfiques.
De l’ensemble des données d’enquête ressort un paradoxe : d’un côté il y a profusion de valeurs associées à Mai 68, dont beaucoup sont positives. D’un autre côté, en réponse aux questions : « qu’est-ce qui a changé depuis mai 68 ? » « En quel sens ? », il y a prévalence de jugements sur le non changement, ou un changement dans le sens d’une régression sociale (les locuteurs l’imputent ou non à 68).
Si l’on excepte le point de vue de quelques militants, le mouvement de 1968 n’est pas perçu comme une révolution, il est estimé que ce mouvement n’a pas abouti à un changement fondamental, profond, radical des choses, ni dans de la base économique, ni au plan politique, ni bien sur pour ce qui touche à la suppression du régime capitaliste.
Beaucoup de locuteurs, y compris parmi ceux qui sont favorables à 68, indiquent que la situation de la société est caractérisée par une détérioration des conditions d’existence des catégories populaires. En même temps beaucoup s’accordent à dire qu’il y a eu un grand mouvement, une contestation, des revendications, des grèves de grande ampleur. Ces représentations se différencient selon que Mai 68 est vu comme un mouvement des travailleurs grévistes pour obtenir des hausses de salaires, une amélioration des conditions de travail, ou comme mouvement des étudiants pour refaire le monde ou lutter contre l’autorité.
Les représentations des buts et des résultats de 68 se divisent selon que ces buts touchent à la sphère sociale ou se limitent à la sphère privée, au domaine de l’individuel, de la culture, selon que l’on se réfère à des réalités, des faits concrets, objectifs, ou au contraire à des données plus ou moins idéales et subjectives.
Pour certains locuteurs, 68 exposerait une destruction de l’unité politique du pays, voire des organisations ouvrières et populaires. Le mouvement de 68 se présente alors comme déconstitution des formes politiques, comme ayant participé au détricotage de l’État politique et des cadres sociaux et nationaux. Il peut être parlé de « désocialisation », de désorientation sociale et politique, de « brouillage » des repères.