Sur la base de la systématisation opérée par Ferdinand Tönnies lorsqu’il définit communauté et société, on va dégager les premiers traits qui distinguent ces notions.
Au préalable, il est utile de situer brièvement l’oeuvre de Tönnies. La distinction proposée entre communauté et société, est courante dans la pensée allemande, elle était peu usitée jusqu’à une époque récente dans le vocabulaire politique courant en France. Comme le signalait Raymond Aron en 1936, le mot communauté « résonne dans les oreilles allemandes » comme les mots égalité ou justice en France.
Le mot communauté expose une réaction au développement de la société liée au monde marchand capitaliste, aux théorisations d’un état social “artificiel”, distinct de l’état de nature, tel qu’on le théorisait au XVIIIe siècle. Il s’agit aussi de s’opposer aux institutions politiques artificielles de la Révolution française. Le thème est présent dans les courants romantiques allemands, et sous forme un peu différente, dans nombre de courants contre-révolutionnaires français.
Rappelons quelques oppositions classiques à cet égard :`
— Raison, abstraction / Sentiments, communion spirituelle
— Convention, Contrat social / Relations immédiates des hommes et des consciences
— Institutions / Traditions, coutumes
— Egalité abstraite / Différences, qualités concrètes
— Philosophie individualiste / Philosophie du “nous”
etc.
Dans sa version allemande, le thème communautaire va le plus souvent de pair, ainsi que le signale Jacques Droz, avec l’exaltation du “génie” ou “esprit” particulier de chaque peuple et une conception “biologico-philologique” des communautés et des nations.
Ferdinand Tönnies, dans l’ouvrage Communauté et société (Gemeinschaft und Gesellschaft), paru en 1887, systématique l’opposition entre communauté et société. Son apport n’est pas vraiment original par rapport à la thématique “communautariste” qui prend forme à la fin du XVIIIe siècle. L’intérêt est qu’il ne se situe pas explicitement dans le cadre contre-révolutionnaire, mais défend la communauté, au nom d’un “communisme” communautariste rédempteur. Il reconstruit idéalement une figure de la communauté, plus ou moins mythifiée, pour l’opposer aux traits de la société moderne (dans le cadre marchand capitaliste).
Le livre de Tönnies se présente comme un ouvrage de sociologie et non de polémique politique. Toutefois dans sa spécialité, l’audience immédiate paraît avoir été restreinte. Son influence politique s’est développée en Allemagne surtout dans les années qui précèdent la première guerre mondiale et a pris de l’ampleur après 1918, notamment au sein du Mouvement de la jeunesse, qui, hostile à “l’individualisme” et à la “société mécanique”, faisait appel à « l’âme et au sang », et proposait un retour à des formes (présumées) communautaires de groupement humain.
Passons maintenant à l’examen de quelques traits distinctifs des deux formes de groupement humain, communauté et société, telles qu’elles sont posées par Tönnies en relation de succession et d’opposition structurelle :
* Distinctions tenant à la nature de la propriété et à la prédominance des activités :
Communauté : propriété foncière, agriculture / Société : propriété capitaliste, industrie, commerce.
* Distinctions tenant à la valeur relative des deux formes de groupement humain : ce qui est considéré comme “bon” ou “mauvais”.
Tönnies ne préconise pas un retour à l’ordre ancien, une contre-révolution, mais il pose le passage de la communauté à la société en termes de « désagrégation », passage d’une tendance « ascendante » à une tendance « descendante ». Contre les méfaits du régime capitaliste, il projette un retour possible à la communauté (sous forme d’un “communisme féodal”), retour conçu comme négation-dépassement de la société, accompli sous impulsion populaire, détruisant l’univers marchand moderne et l’État qui lui correspond.
Le passage d’une tendance ascendante à une tendance descendante, c’est aussi le passage de :
— La “vie” à la “convention”
— « L’organique » au « mécanique »
— Les « différences concrètes » à « l’égalité abstraite »
On va examiner comment Tönnies conçoit les deux formes de groupement humain par rapport à de telles notions. Tönnies oppose un “Etre” à une “abstraction”,
— L’essence de la communauté au Concept de Société
Qu’est-ce que la communauté ? C’est une « affirmation immédiate et réciproque », un « être ensemble » immédiatement donné, la « consubstantialité intime » de tous les êtres, « l’expression spontanée » de ce qui est « exclusivement ensemble ». A l’inverse, la société n’est que le « produit » de relations conventionnelles, établies en fonction d’un but commun, placé en dehors d’elles, non consubstantiel.
La communauté est d’abord une communauté d’être (langue, moeurs, foi), et secondairement communauté d’avoir, de biens. La société pour sa part n’émane pas d’un Etre commun, antérieurement donné, c’est une construction, une association, en vue d’un faire commun, d’une action extérieure à “l’Etre”, mettant en oeuvre une rationalité technicienne (art humain).
Tönnies oppose encore la vie à la représentation, le réel au virtuel, l’organique [vital] au mécanique. Les deux modes de regroupement s’opposent comme « la vie à la représentation », le rapport des volontés dans la communauté se comprend comme « vie réelle et organique », il ne s’agit dans la société que d’une « représentation virtuelle et mécanique ».
En relation avec de telles oppositions, on note la distinction entre ce qui est “bon” ou “mauvais”. Ce qui est du côté de la “vie”, identifiée au “réel”, à “l’organique”, est positivement connoté, ce qui est du côté de la « représentation », du « virtuel », du « mécanique », est associé à ce qui est mauvais. « Mauvaise communauté », indique Tönnies, sonne comme une contradiction, tandis que « société de vie » lui paraît une incompatibilité dans les termes.De la même façon, Tönnies place du côté de la communauté la « concorde », et la « guerre » du côté de la société.
La « concorde », « l’harmonie naturelle », « l’union », sont « contenus a priori » dans « le germe » de la formation communautaire, tandis que dans la « société », où chacun « existe pour soi », règne « l’égoïsme », le « calcul », et, par conséquent, la guerre de tous contre tous et les rapports de subordination qui en découlent.
Le principe d’unité est pré-donné dans la communauté, il pré-existe à l’expression des associés. Ainsi s’établit spontanément un consensus, une compréhension immédiate [ = sans médiation], un accord des consciences.
Les consciences “pensent et sentent” de même, dans la mesure où elles sont émanation d’un même être communautaire. Il n’y a pas d’indépendance des parties (par exemple classes sociales), ce qui est associé dépend de la réalité tout entière, qui détermine la nature des mouvements des associés. Les rapports sociaux sont donnés immédiatement dans le tout. Le Tout pose les rapports avant et en dehors de toute convention, c’est-à-dire que sont donnés a priori des rapports constants entre le tout et les parties.
Les rapports des parties sont conditionnés par l’unité du tout, la “structure” se maintient dans l’identité à travers les changements.
Dans la société, il n’y a pas d’unité constitutive de l’Etre social, mais des rapports posés par un principe extérieur. Chacun agit pour soi, les consciences sont différenciées et opposées, les associés n’entrent en relation que par l’échange et des formes contractuelles. L’unité “vivante” étant détruite, il ne subsiste qu’une « simulation » d’unité, une unité de convention, produit d’une « fiction scientifique ».
Les rapports sociaux ne sont que des « assemblages mécaniques », des « agrégats » d’éléments séparés, réunis par une finalité extérieure.
Les relations entre parties, éléments, sont de nature différente dans la communauté et dans la société.
Le tout de la communauté est unité de différences fonctionnelles.
Dans la société, il y a agrégation d’éléments égaux, par réduction des différences concrètes.
Communauté : différences fonctionnelles concrètes / Société : égalité abstraite
Dans la communauté organique, chacun est « à sa place », dans son état, sa condition (condition de paysan, de noble guerrier, d’artisan, etc.) et peu susceptible d’en changer.
Les organes divers du tout organique sont utiles dans leur ensemble et leur multiplicité. Comme autant de fonctions d’un même organisme, chaque membre fait chacun pour sa part, « ce qui lui revient », « ce à quoi il est obligé », de par la place qu’il occupe au sein de l’ensemble interdépendant et solidaire, au sein du système de relations constantes de formes donné par le tout. Tout ce qui est particulier, en tant qu’activité spéciale, doit dériver de la volonté organique du tout, qui se comporte vis-à-vis des individus et groupes particuliers, « comme l’organisme vis-à-vis de ses tissus et organes ». De là résultent les idées de « fonction et d’état » [plus ou moins fixes].
L’association « mécanique », quant à elle, se fonde sur des relations d’équivalence dans l’échange, sur l’égalité abstraite qui régit les rapports contractuels entre individus indépendants.
La conception organique, positivement connotée par Tönnies, récuse le principe d’égale liberté des associés et son corollaire l’équivalence des droits et des devoirs. De tels principes présupposent selon lui une mise en relation mécanique des associés, une conception abstraite de l’égalité, qui ne tient pas compte des différences fonctionnelles. La conception organique admet en revanche, le principe de « l’autonomie » des organes. Chaque partie, ou organe, remplissant des fonctions différentes (inégales) pour le tout, s’exprime lui-même, de sa volonté propre. Il est par là “semblable” à tout autre organe, non par l’égalité, mais parce qu’il contribue à la vie du tout auquel il appartient. L’ordre des autonomies requiert une forme de représentation fonctionnelle, en opposition à la représentation politique, égalitaire, du nombre.
Un des problèmes posés par la thématique communautaire est celui du fondement de l’unité. Celle-ci est pré-donnée, mais quel est le principe qui la “donne” ?
Pour Tönnies, comme pour d’autres théoriciens du courant communautaire, l’unité de la communauté est originelle et d’ordre “génétique”, comme le signale l’abondance des termes évoquant « le germe », « les origines », « les racines ». Langue, coutume, culture, religion, ne sont que les expressions développées d’un germe originel. La communauté « remonte toujours à l’unité primitive ». Tout provient de la « substance concrète », sang, race, “peuple”, pris au sens d’entité ethnique-culturelle et non de peuple politique.
La communauté selon le sang se déploie en communauté de langue, d’esprit, sur un lieu commun. La « langue commune » n’est pas ici outil de communication, mais émanation expressive du « germe », de « l’esprit » commun, exposant les sentiments profonds de la communauté, des pensées « pré-dominantes ». Les rapports de communion des corps s’expriment immédiatement dans les mots.
Alors que le but de la société est placé en dehors d’elle-même (action commune en vue d’une fin commune), la fin de la communauté est en elle-même, son but premier est son propre maintien vital.
En la matière, il n’existe pas d’autre critère de convenance que la conservation et l’expansion de la chose vivante, par rapport à elle-même, dans sa durée. La « vie » conserve la communauté et démontre à l’organisme sa « faculté vitale ».
Comme le but de la communauté est en elle-même (son maintien et son expansion vitale), cela implique qu’il ne peut y avoir de lutte interne, réputée destructrice de l’unité pré-donnée (non construite). On ne peut admettre la lutte entre individus, entre classes sociales. En revanche, la “Vie” de l’organisme communautaire est aussi « assimilation et lutte » contre les éléments extérieurs. Cette lutte peut impliquer la destruction d’autres communautés, d’autres organismes vitaux (entités ethniques-culturelles étrangères).
La communauté organique doit combattre ce qui menace son intégrité, ce qui est extérieur à sa nature, étranger à son sang, son “esprit”, issu d’une autre “origine”, ou qui gêne son maintien ou son expansion vitales.
Le mal est toujours extérieur, étranger, dans le domaine du germe, de la pensée, il est ce qui se place hors de l’unité pré-donnée. On ne peut admettre la lutte des classes au sein de la communauté, tout ce qui brise l’unité supposée devra être réputé extérieur. Le terrain de la lutte est celui de communautés entre elles, la lutte d’entités “génocratiques”. La “guerre des races” se substitue à la “lutte des classes”.
Communauté et société, selon Tönnies, définissent aussi des formes de volonté et de pensée différentes. A la communauté, correspond la volonté organique, à la société, la volonté réfléchie.
Dans la communauté, les individus sont subordonnés à des relations qui les pré-déterminent dans leur place, leur fonction. Leur volonté et leur pensée sont également déterminées par le tout communautaire. La communauté porte en elle la « volonté organique », volonté même de l’Etre. La société produit la « volonté réfléchie ». Seule la volonté organique, portée par la substance communautaire est « matérielle », « réelle ». La volonté réfléchie, fruit d’une élaboration, est « idéelle », « artificielle ».
La source de la Volonté organique est la matière organique, elle en émane immédiatement comme modalité de son « énergie vitale ». Elle est tout à la fois action, mouvement, pensée. Elle représente les activités physiologiques de la pensée. La pensée est un prolongement de la volonté, elle est contenue en germe dans la volonté et le désir. Comme l’indique le proverbe allemand : le désir est le père de la pensée.
Volonté et pensée sont ainsi déjà incluses dans « le germe de l’oeuf » et résultat de son développement. La volonté organique est bien par là « congénitale », elle renferme en elle-même sa détermination.
La volonté organique ne se réduit pas aux sujets individuels, c’est au contraire la communauté qui constitue le véritable Sujet, préfigurant les thèses contemporaines de “déconstruction” du sujet individuel. La communauté veut et pense dans l’individu, comme l’exprime la formule allemande « es denkt in mir » (ça pense en moi).
La pensée n’est pas une représentation en idée du monde extérieur, mais l’émanation d’habitudes de vie, de travail. La “mémoire” constitue le principe de la vie mentale ; transmission de règles enracinées, de devoirs non réfléchis. La volonté organique, et la pensée qui la prolonge, reposent sur le passé, doivent être expliqués par lui.
La volonté réfléchie, qui correspond à la société, est toute autre. Ce n’est pas un développement immédiat du de la vie, du “germe”, et de leurs “désirs”. C’est un produit de la pensée elle-même. La pensée ici précède la volonté et domine le vouloir. Le vouloir obéit à une fin consciemment posée, elle n’adhère pas au corps organique, mais peut représenter idéellement des buts, sous forme d’abstractions pensée des choses. Réfléchie, objectivée en idée, séparée du vouloir-désir originel, la volonté devient “extérieure” à l’homme. Séparant ce qui était fusion de l’action, de la volonté et de la pensée, la pensée se constitue, dit Tönnies, en « divinité », qui, de l’extérieur, communique un mouvement à la masse inerte. Cette pensée réfléchie peut être individualisée (rapport individuel de connaissance du monde extérieur et de projection de buts pensés). L’unité des pensées et des buts ne provient plus d’une émanation du “germe”, de “l’esprit” communautaire, mais d’un rapport de réflexion commun (par rapport à un univers extérieur commun).
La volonté, et la pensée réfléchies brisent l’identité communautaire, développée à partir du “germe”, de “l’origine », du “passé”, du souci de « maintien vital » de la communauté. Elle rejette les règles enracinées, transmises. La « pensée de l’avenir » [conservation et développement vital de la communauté] domine les autres pensées.
Dès lors la conservation et l’expansion vitale du tout, définies à partir d’un [présumé] germe primitif commun, ne peut plus être la finalité des groupements humains. Le but, tels qu’ils sont posés dans la société, représentés en extériorité, ne se comprennent que par un avenir contenu non plus en “germe”, mais en « image », projection d’une finalité. La volonté réfléchie brise l’élan de la volonté organique. Devenue indépendante, la pensée maîtrise en idée l’avenir et se situe hors du déterminisme identitaire de la communauté.
NOTE
Ces deux définitions de la volonté et de la pensée ont des incidences sur les conceptions politiques et conduisent à établir une distinction entre pensée anté-politique (ou “post-politique” !) et pensée proprement politique. Ce point sera abordé ultérieurement.
Ferdinand Tonnies, Communauté et société, Retz, Paris, 1977.
Raymond Aron, La sociologie allemande contemporaine, PUF, Paris, 1950.