Georges-Henri Soutou, Emilia Robin Hivert (dir.), L’URSS et l’Europe de 1941 à 1957, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008.
Deux colloques d’historiens ont eu lieu en 2002 et 2005 à Moscou pour faire le point des recherches sur les rapports entre l’URSS et les pays européens. La contribution de Georges-Henri Soutou a porté sur les relations entre Vichy et Moscou (1). Selon lui, avant l’invasion de l’URSS par l’Allemagne nazie, des responsables de l’administration de Vichy considéraient Moscou comme une carte possible afin de maintenir leurs positions face à Berlin et conserver à la France son statut de puissance mondiale. Quelles conceptions ont pu alors s’exprimer à Vichy ? Quelles propositions le gouvernement de Pétain a-t-il tenté de faire valoir ? Sur la base des données présentées par G.-H. Soutou et Emilia Robin, on s’efforcera de répondre à ces questions.
La Seconde Guerre mondiale
La montée en puissance de l’Allemagne nazie dans les années trente, s’est accompagnée, tant à l’Ouest qu’au Centre et à l’Est de l’Europe, d’une conquête de territoires. Conjuguant négociations avec les pays voisins et coups de force, le régime en place entendait poursuivre ses menées à l’Est, d’abord les Pays baltes (Memel fut occupée par les Allemands le 23 mars 1939), puis la Pologne attaquée le 1er septembre 1939, sans déclaration de guerre. Le 3 septembre, à la suite de la Grande-Bretagne la France déclare la guerre à l’Allemagne, mais ni l’une ni l’autre ne vont honorer leurs engagements vis-à-vis de la Pologne. Pendant huit mois ces trois puissances vont se livrer à “la drôle de guerre”, faite d’attentes, d’opérations lointaines, où l’Allemagne garde l’initiative. En avril 1940, les alliés échouent en Norvège à Narvik dans leur tentative de couper « la route du fer » à l’Axe. Auparavant lors du conflit entre la Finlande et l’URSS (30 novembre 1939-12 mars 1940), la France avait soutenu la Finlande.
L’offensive allemande à l’Ouest commence le 10 mai 1940, la défaite française amène au pouvoir le gouvernement de Vichy présidé par Philippe Pétain le 17 juin. Selon G.H. Soutou, une préoccupation essentielle du nouveau gouvernement est de « maintenir l’unité de la Métropole et de l’Afrique dans tous les cas de figure » (2). Pour certains, le partenariat avec l’Allemagne, sans alignement total sur Berlin, est envisageable. Un courant minoritaire souhaite exercer une influence sur Berlin en prenant appui sur Londres et Moscou, afin de mieux négocier les conditions de la paix.
Les premiers se pensent en “Européens” et souhaitant régler ensemble, avec l’Allemagne, les affaires du continent, sans les Anglais et les Américains. Ils accepteront plus tard la domination allemande. Avant juin 1941, ils sont disposés à inclure l’URSS dans leur projet européen afin d’avoir accès à ses ressources. Après 1941 ils inscriront la France dans une Europe anti bolchévique excluant l’URSS.
Le courant minoritaire s’en tient à la politique extérieure traditionnelle, qui vise à “l’équilibre” entre les nations et les puissances par un jeu d’alliances et de relations bilatérales. Ce courant considère tant Londres que Moscou comme incontournables et essentiels pour défendre les intérêts français.
Un troisième courant s’exprime chez les militaires et services secrets français, ainsi que chez les diplomates d’Europe centrale. Les représentants de ce courant perçoivent très tôt que « la Russie ne serait pas battue et ferait la preuve de sa puissance ». Selon eux, un conflit germano-soviétique se présente comme inéluctable. Entre 1940 et 1942, Vichy a arrêté plus de 2 000 espions nazis en France et en a exécuté 40, les espions américains et soviétiques n’ont pas été poursuivis. Dès l’automne 1940, le général La Laurentie fait part aux soviétiques de l’existence d’indices laissant présager une éventuelle attaque du Reich contre l’URSS. Les services secrets français connaissaient le 11 janvier 1941 la directive Barbarossa du 18 décembre 1940.
Première période des relations entre Vichy et Moscou (juin 1940-février 1941)
Le gouvernement de Vichy fait montre de réticence voire d’hostilité à l’égard de Moscou. G.-H. Soutou écrit :
« Mais il semble bien que les autorités déterminantes de Vichy n’étaient pas sur la même longueur d’onde que Labonne ou Baudoin. Laval, vice-président du Conseil, également ministre des Affaires étrangères après Montoire jusqu’à son renvoi le 13 décembre 1940, suivait bien entendu une politique toute différente. Pétain lui-même paraît à cette époque avoir été fort réticent à l’égard de Moscou : lorsque Bogomolov vint lui présenter ses lettres de créance comme chargé d’affaires en octobre 1940, il essaya de lui faire dire qu’il souhaitait “l’amélioration” des rapports franco-soviétiques ; le Maréchal se contenta de dire qu’il en souhaitait le “maintien”. »
La diplomatie française toutefois recherche un contrepoids face à l’Allemagne, elle pense que la France même vaincue peut tirer son épingle du jeu en s’appuyant sur la Grande-Bretagne et l’URSS. L’ambassadeur de France à Moscou (juin 1940-avril 1941), Eirik Labonne, avait déjà rencontré V. Molotov le 15 juin 1940 afin « de conserver l’équilibre des forces en Europe que les défaites des Alliés menacent de rompre », Vichy le laisse à peu près sans instructions.
« À différentes reprises Labonne essaya d’amener les dirigeants soviétiques, toujours fort courtois et même aimables à son égard, à prendre position sur cette question d’équilibre européen. Mais les Soviétiques refusaient d’engager la conversation avec lui sur ce point. »
Le ministère français des Affaires étrangères (Paul Baudouin, et François Charles-Roux secrétaire général du Quai d’Orsay) ont partagé cette orientation. Vichy insista auprès de Moscou pour recevoir un ambassadeur soviétique et non un simple chargé d’affaires. Moscou refusa d’envoyer un ambassadeur en titre, mais nomma à Vichy le 10 octobre 1940 un diplomate de rang plus important, Alexandre Efremovitch Bogomolov (3).
En août 1940, l’URSS annexe les Pays baltes et Vichy n’élève pas de protestation, dès le 25 août les clés des légations baltes à Paris sont rendues aux soviétiques dans les délais fixés. Plus tard, le 1er juin 1941, l’or des Pays baltes est remis à Moscou. Toutefois la diplomatie française, bien qu’elle entretienne des contacts inspirés par une vision « réaliste », et soucieuse de « l’équilibre », ne peut pas ne pas être affectée par la rupture des relations diplomatiques franco-anglaises le 4 juillet 1940 et l’entrevue Hitler — Laval le 22 octobre à Montoire, suivie le 24 de celle d’Hitler et Pétain.
Deuxième période des relations entre Vichy et Moscou (mars 1941-juin 1941)
E. Bogomolov nommé ambassadeur à Vichy en mars 1941, fait des avances :
« Nous voulons la paix et rester en dehors du conflit. Nous entretenons de bonnes relations avec l’Allemagne et désirons également de bonnes relations avec la France. »
G.‑H. Soutou précise :
« De toute évidence Moscou souhaitait encourager la France à résister aux prétentions allemandes, et Vichy [contrôlant l’Empire] était à ce moment-là le seul instrument utilisable. On verra d’ailleurs qu’au moment de l’attaque allemande en juin, Moscou aurait souhaité que Vichy ne rompît point ses relations avec l’URSS. » (4)
Nous préciserons, à notre tour, que G.‑H. Soutou accorde grand crédit à Vichy sur la question de l’Empire, qui cependant, depuis août 1940, passe aux côtés de la France Libre. Le 24 décembre 1940, le gouvernement britannique a reconnu le Conseil de défense de l’Empire.
Toujours est-il que :
« l’avance de Bogomolov s’inscrivait très bien dans la nouvelle phase de la politique extérieure de Vichy, après les hésitations qui avaient suivi le renvoi de Laval (13 décembre 1940), et après l’arrivée au pouvoir de Darlan, le 9 février. Désormais cette politique se placerait résolument dans le cadre de “l’ordre européen nouveau” dirigé par Berlin, et on abandonnait l’espoir d’une entente implicite avec la Grande-Bretagne et l’URSS contre Berlin pour rééquilibrer l’Europe, telle que l’avait recommandé Labonne. »
Vichy nomme G. Bergery (1892-1974) ambassadeur à Moscou, où il arrive le 26 avril 1941, avec des instructions précises. Il défend une collaboration européenne incluant l’URSS et excluant l’hégémonie d’un État. L’Europe a besoin des matières premières russes pour son avenir. En mai 1941, Staline déclare devant les élèves des académies militaires que l’Allemagne va se lancer dans une guerre de conquête et Bogomolov rappelé à Moscou rencontre à la mi-mai Bergery pour l’informer :
« L’ordre européen nouveau voulu par le Reich était un ordre où les Allemands seraient des industriels dominateurs […]. À ce genre d’ordre nouveau, l’URSS n’accepte pas de participer… »
Mais au fond, selon G.-H. Soutou, Bergery et Pétain, promoteurs d’une Europe continentale maintenant un certain équilibre entre puissances, se trouvent en concurrence avec François Darlan (1881-1942), ministre des Affaires étrangères qui rejette cet “équilibre européen” et affirme que la solution du problème est à Berlin. Déjà, le 19 février 1941, il écrivait que la France devait mener son action « dans le cadre européen à prédominance allemande ». Il s’était rendu à Berchtesgarden le 11 et 12 mai 1941 pour rencontrer Hitler et Ribbentrop, en revenant convaincu qu’il n’y avait pas d’autre politique que la collaboration afin
« d’assurer à la France une place honorable dans une Europe dont la réorganisation s’avérera nécessaire quelle que soit l’issue du conflit. »
Darlan proposait un ordre européen excluant l’URSS, rendu possible après son invasion, sa défaite et la fin du communisme [avec pour présupposition l’opinion selon laquelle les États-Unis n’entreraient pas dans la guerre]. (5)
Après le 22 juin 1941, Bergery et Pétain souhaitent maintenir des relations avec Moscou. Darlan manœuvre pour obtenir la rupture :
« Il s’entendit pour cela avec Abetz, qui lui fournit des documents trouvés par les Allemands dans les locaux de l’ambassade soviétique à Paris. »
Le conseil des ministres décide la rupture avec Moscou le 28 juin.
Toujours selon Soutou, Pétain aurait souhaité que les Allemands sortent « plus usés » de la guerre que les Russes, et qu’ainsi les deux doctrines seraient affaiblies.
« Le bolchevisme est, pour l’Europe, le danger le plus grave. Nous ne sommes donc pas fondés, nous, Européens, à regretter les coups qui lui sont portés aujourd’hui. Le règne du nazisme n’est pas, non plus, à désirer, car il imposerait aux peuples soumis à son emprise des contraintes lourdes à supporter. »
Le 14 juillet 1941, Vichy cherche à obtenir en échange de son alignement sur l’Axe quelques avantages, mais Berlin rejette ces avances. Dès lors, l’État français de Philippe Pétain écarte Moscou comme partenaire sans toutefois lui déclarer la guerre.
*
Ainsi, le courant minoritaire prôné par certains diplomates français n’a pu maintenir les tentatives de faire prévaloir une ligne d’appui sur Moscou qu’au cours de la conjoncture précédant l’attaque allemande contre l’URSS, alors que les partisans de la collaboration totale avec Berlin ne tenaient pas les leviers dans le gouvernement de Vichy. G.-H. Soutou estime cependant
« que Vichy, en dépit de ses erreurs, avait mieux compris que la plupart de ses successeurs immédiats la place que tenait l’idéologie dans la perception du monde et la politique staliniennes, ainsi que l’étroitesse des liens entre le PCF et Moscou. » (6)
Ce dernier propos s’adresse aux gaullistes et à ceux qui ne se rallient pas à l’idée d’une « identité spécifique de l’Europe », et qui visaient
« une entente franco-soviétique pour empêcher la formation d’une Europe intégrée, le développement de l’atlantisme, une entente germano-américaine. »(7)
Dans la lignée de son père Jean-Marie Soutou (1912-2003), G.-H. Soutou se présente pour sa part comme un partisan de cette Europe intégrée. (8)
NOTES
(1) Georges-Henri Soutou, Emilia Robin Hivert (dir.), L’URSS et l’Europe de 1941 à 1957, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008.
(2) Chapitre iv. « Vichy et la place de l’URSS dans le système européen, G.-H. Soutou, opus cité, p. 65.
(3) Alexandre Efremovitch Bogomolov (1900-1969). M. Bogomolov n’aura le rang d’ambassadeur auprès de Vichy qu’en mars 1941. Il a représenté l’URSS pendant dix ans, à Vichy, à Londres, à Paris de 1940 à 1950.
(4) Chapitre iv, p. 79.
(5) Il reste frappant que Vichy ne paraisse pas penser alors en termes de conflit mondial, le gouvernement de Philippe Pétain semble en effet préjuger du fait que les États-Unis sont et seront en dehors de la guerre, alors qu’ils apportent déjà une aide importante à la Grande-Bretagne.
(6) Chapitre iv, p. 104.
(7) Opus cité, p. 447.
(8) La commune natale de Jean-Marie Soutou, Bruges, dans les Pyrénées-Atlantiques lui a rendu hommage en 2003. « Partisan de l’entente franco-allemande, européen convaincu. J.-M. Soutou ne cachait pas sa méfiance vis-à-vis de la politique gaulliste. » Voir aussi, Georges-Henri Soutou, Jean-Marie Soutou, Un diplomate engagé – mémoires 1939-1979, Éditions de Fallois, 2011.