Pour résumer le point (a), l’important est de travailler à saisir le texte, non en fonction de ce qu’on veut lui faire dire, mais dans sa cohérence propre. Avant de proposer une interprétation ou de mettre en accusation un texte, on ne projette pas sa propre cohérence (ou incohérence) de pensée, on ne plaque pas son propre vocabulaire (ou le cas échéant ses concepts).
Il s’agit maintenant de saisir du mieux que l’on peut appeler la structure interne propre du texte, sa configuration d’ensemble, en tant que matériau primaire, tel qu’il est, tel qu’il a été construit et rédigé. On travaille à l’analyser selon son contenu effectif, pour en dégager sa logique et la signification du “tout” qu’il constitue [premier principe de l’analyse dialectique]. Cela permet en conséquence de dégager la cohérence entre les parties. Selon les cas, on dégage une unité, une cohérence interne ou on dévoile des incohérences.
A la fin du travail, avec tous les va-et-vient que l’on a signalé, le texte se présente sous une forme nouvelle, on a opéré une transformation. (Et même la simple paraphrase est déjà une transformation, qui appelle toujours une vérification.)
Ce travail comporte plusieurs dimensions, schématiquement celles qui relèvent de la critique interne et ce qui relève de la critique externe.
La critique interne (comprendre critique au sens d’examen et non de dénonciation) comprend deux phases, analytique et synthétique :
Au cours de la phase analytique, on dégage la trame de l’exposé, sa logique interne :
[Point de départ (prémisses — annoncées ou cachées), enchaînement des arguments, conclusion à laquelle on est conduit. Voir s’il s’agit d’un exposé démonstratif ou d’une succession d’assertions, d’affirmations, voir les éventuelles failles logiques, sophismes, etc.. [Assertion = je dis que c’est ainsi, sans démontrer.]
On dégage aussi le sens des différentes notions pour l’auteur (dans quel sens il les emploie), puis on construit le réseau des notions (leurs relations). On se préoccupe de savoir si la trame démonstrative (ou seulement assertive), est reliée à une trame persuasive. Cette dernière joue moins sur le raisonnement que sur les sentiments, les motivations (de l’auteur et du lecteur). On établit les relations entre les procédés rhétoriques mis en œuvre, leur rapport étroit ou non avec la trame logique. Cela aide à saisir la problématique effective sous la problématique apparente.
Au cours de la phase de synthèse, on reprend les éléments de la phase analytique pour construire une synthèse : dégager son objet explicite (déclaré) ou implicite (non apparent, dissimulé), puis reconstruire l’argumentaire global, avec le pivot des notions (ou leur absence, leur flou). Quelle conclusion (explicite ou implicite) peut-on en tirer ; le cas échéant : à quoi l’auteur veut-il conduire le lecteur (par le vocabulaire, l’argumentaire, la rhétorique.)
La Critique externe travaille à situer le texte dans sa liaison avec d’autres textes (du même auteur ou du courant auquel il se rattache), de le situer par rapport à d’autres textes (intertexte) — par rapport à d’autres auteurs ou courants ; situer le texte dans un contexte historique, une conjoncture intellectuelle de l’écriture. Synthétiser cette phase.
Les deux premiers points sont de l’ordre d’une fiche détaillée de lecture (pour soi-même). La Synthèse finale est destinée à une critique-examen, ou critique réfutation, destinée à d’autres que soi. La synthèse finale peut prendre la forme d’un article, d’un élément d’analyse (pour des lecteurs extérieurs). On combine les éléments de la critique interne et de la critique externe. En général, on ne reprend pas l’ordre suivi au cours de l’analyse, on peut ainsi commencer par situer le texte dans un contexte.
Mode opératoire détaillé de la critique interne :
Lire le texte pour se faire une première idée d’ensemble (en s’efforçant de situer sa lecture par rapport à l’intériorité du texte, sans projeter ses propres conceptions).
Noter le sens général qu’on en retient.
En fonction de ce premier survol, entrer dans l’analyse proprement dite.
— Dégager la Trame démonstrative
Objectif à atteindre : Quel est l’objet du texte. De quoi parle-t-il ? Où veut-il en venir ? Enjeu possible.
Pour atteindre cet objectif, il faut dégager la trame du texte, suivre l’argumentation du point de départ au point d’arrivée.
Noter sur une feuille :
— à gauche, l’enchaînement principal (logique ou non).
— à droite, les éléments secondaires, les incidentes, les digressions.
Apprécier le caractère “serré” ou “relâché” de la structure du texte, la valeur de la chaîne du raisonnement.
Faire éventuellement un schéma de la structure d’ensemble.
Dans certains cas, il faut affiner : décomposition en propositions, présupposés logiques et idéologiques, implications, usage des mots pivots logiques (or, donc, par conséquent, mais, si, ne pas…), failles logiques, paralogismes, généralisations abusives, etc. (Voir exemples plus loin).
— Les notions et le réseau des notions.
Beaucoup de textes politiques, y compris ceux qui se présentent sous “l’allure” philosophique ou scientifique, n’ont pas la forme d’un exposé rigoureux, les concepts ne sont pas toujours définis (ils peuvent en outre être définis de façon contradictoire). On doit donc souvent répertorier pour chaque texte, les divers usages, valeurs d’emploi des mots utilisés (ceci même chez de grands auteurs).
Des mots aussi courants que société, peuple, nation, race, volonté, peuvent être utilisés dans des sens différents, voire opposés (parfois chez un même auteur). Par ailleurs les significations usuelles des mots évoluent dans l’histoire, selon les conjonctures intellectuelles, selon les formations sociales : société civile n’a pas le même sens au XVIIIe siècle et aujourd’hui, le mot parti au cours du XIXe siècle n’évoquait pas aussi clairement qu’aujourd’hui l’idée d’organisation, d’appareil, mais plutôt celle de partition au sein d’un ensemble, sur des bases partielles ou partiales (prise de parti). Même chose avec communauté, qui passe en France de l’idée d’association (en vue d’une finalité commune) à celle de groupement selon une origine commune.
Des termes qu’on imagine univoques, monosémiques, tels monarchie, république État, société, représentation, peuvent avoir des valeurs d’emploi très différentes. La monarchie peut être considérée comme une forme d’État ou comme forme de gouvernement. Elle peut être référée au pouvoir royal (unitaire), ou être considérée comme le pivot d’une société d’ordres, de privilèges. Quant à la république, elle peut signifier la mise en avant du bien public (que le gouvernement soit monarchique, aristocratique ou populaire), ou bien comme l’anti-monarchie, le pouvoir de plusieurs ou du peuple seul.
Pareil pour l’État. Pour certains auteurs (notamment Max Weber), c’est un simple pouvoir de coercition (« monopole de la violence »), sens dominant dans la sociologie et la science politique contemporaine, ou bien l’État peut être considéré comme une association politique, le “corps politique” des citoyens (sens dominant dans la philosophie politique classique).
Même chose pour les mots “social”, société, ils peuvent être compris dans des sens variés et opposés. Pour certains idéologues, le mot société convient pour tous les modes de groupement humain (y compris les clans, les tribus, voire les chefferies barbares), pour d’autres, le mot société ne s’applique qu’aux groupements humains réglés, avec des lois, des conventions sociales. Le social, la société, peuvent aussi être considérés comme quelque chose d’antérieur et de supérieur aux éléments humains qui la composent (position des contre-révolutionnaires, mais aussi de plusieurs théories sociologiques), ou bien comme quelque chose de construit par les hommes eux-mêmes selon des règles, des finalités (“état social”).
Quant à la représentation politique, on peut la penser comme dans l’Ancien Régime (et parfois aussi aujourd’hui), comme représentation fonctionnelle par une personne ou un corps partiel (roi, seigneur, noblesse, corporations). Dans la théorie moderne, représenter le peuple ou une catégorie sociale, c’était au contraire représenter d’abord des idées, des orientations, la volonté du peuple ou la volonté d’une classe (programmes). Dans ce schéma, les personnes ne représentent pas ces intérêts, ces volontés, ces buts, en tant qu’individus, mais en tant que vecteurs de programmes, d’orientations. On a vu aussi qu’il fallait distinguer avec Rousseau délégation (ou représentation) de volonté ou de pouvoir.
Il y a aussi des équivalences arbitraires dans le discours courant et savant : Patrie et nation par exemple ne sont pas des synonymes ou des équivalents. Pareil pour État et gouvernement, volonté et pouvoir, absolu et despotique, identité nationale et souveraineté nationale, etc.
Voir aussi qu’il existe des mots qui impliquent un choix idéologique et/ou politique (par exemple : totalitarisme, communauté noire, communauté musulmane, stigmatisation, discrimination, mémoire collective, etc.), et qu’on ne peut reprendre sans critique (examen).
Procédure pratique d’analyse des notions :
On recense les usages (valeurs d’emploi) des différentes notions présentes dans le texte. On prend par exemple le mot nation, on relève les différentes notations (occurrences) du mot, on copie les différents usages (avec) les phrases dans lesquelles le mot est employé. On dégage sur cette base le sens que l’auteur donne à ces notions.
Puis on essaie de chercher dans les phrases recopiées les relations qu’une notion entretient avec d’autres (relations d’identité, d’attribution, d’opposition, de complément, restriction, etc.). Pour un même mot, on trouve en général plusieurs valeurs (significations) qui conduisent à mettre en évidence les différentes relations (cohérentes ou non entre elles). Même en cas de contradiction entre les différentes significations, ne pas conclure à l’incohérence de la pensée [voir ainsi que l’usage du mot “état” (stände) dans les écrits de jeunesse de Marx qui peut servir à penser la notion de classe sociale].
L’existence dans certains textes d’un index des notions ne préserve pas de l’arbitraire. Si l’on cherche tout ce que dit Marx de l’État, en ne s’intéressant qu’à l’entrée État, on ne saisira pas la conception qu’il s’en fait. Il faut aussi regarder les entrées : république, monarchie, démocratie, politique, liberté, pouvoir, classes, etc.
Ne pas omettre aussi de se préoccuper de ce qui n’est pas présent, des notions absentes.
L’articulation entre les notions
On établit sur cette base un réseau des notions, éventuellement avec un schéma graphique (notant les différents types de relations entre les notions).
Il est rare qu’on puisse saisir du premier coup les notions principales et les articulations centrales. Les notions centrales (nodales) ne sont pas forcément les plus utilisées quantitativement. De même, ce qui est mis en avant dans un titre n’est pas forcément l’élément central. C’est en général sur la base de l’ensemble du texte — du “tout” plutôt que des parties — que l’on peut saisir les notions nodales, pivots. Exemple : Dans le Contrat social de Rousseau, ce n’est pas forcément à partir du titre définitif (Contrat social) qu’on saisit le mieux l’objet d’ensemble du texte, mais plutôt à partir des premiers intitulés ou des sous-titres : « Principes du Droit politique » ou « Essai sur la forme de la république ». A propos de l’expression Contrat social, on peut aussi se demander quel est le mot principal : contrat ou social.
Par le travail de va-et-vient entre le tout et les parties, on remonte la chaîne des relations (associations, équivalences, oppositions…), jusqu’à dégager une articulation d’ensemble relativement satisfaisante des notions essentielles (ou l’absence de configuration cohérente).
Exemple. On part de la notion de république dans le Contrat social. Pour simplifier, on prend un seul usage : « j’appelle république tout état régi par des lois ». On remonte à lois Pour simplifier on prend un seul usage du mot : « la loi est dans la dépendance du souverain ». On passe à souverain et on cherche les définitions de souverain, on s’aperçoit que pour que la loi soit conforme au bien public, il faut que ce soit le peuple qui soit souverain, etc. (A noter que dans le texte, la république est déjà définie par Rousseau dans un réseau de notions).
[Remarque sur cette méthode rustique par rapport aux techniques de la lexicologie : Les lexicologues construisent des « graphes de relation » avec des outils informatisés, en prenant toutes les occurrences des mots et leurs relations avec d’autres mots (éventuellement les relations syntaxiques ou sémantiques entre eux). Cela se présente comme plus scientifique, mais sans le travail propre de l’intelligence humaine, cela ne supprime nullement le risque de placage d’idées pré-conçues sur le sens des mots.]
C’est en établissant la configuration d’ensemble des notions que chacun trouve finalement quelles sont les (ou les) significations de ces notions pour l’auteur. Cela permet de distinguer des conceptions apparemment voisines, utilisant les mêmes mots (Par exemple quand on utilise les mots république, laïcité, monarchie, capitalisme, socialisme, etc.).
Exemples. Monarchie. Si on examine l’articulation de cette notion chez différents auteurs, pour l’un, cela signifie domination d’un seul homme, chez un autre, c’est un moyen pour unifier la société. Socialisme. Pour certains courants de pensée, c’est la démocratie, pour le marxisme c’est d’abord un mode de production. Classes. Pour le pape Léon XIII, l’emploi des mots classes, prolétariat, capital/travail, renvoie à une hiérarchie fonctionnelle, nécessaire à la conservation sociale. Pour des socialistes du XIXe siècle, ces mots renvoient à des antagonismes du régime capitaliste et à la nécessité de la transformation de la base économique de la société.