Les idéologies de la “déconstruction”, Introduction

d’après Juan José Sebreli, L’oubli de la Raison, Editions Delga, 2012 (Editorial Sudamericana, Buenos Aires, 2006). Traduction française : Sébastien Camp.

Introduction

Cet exposé est une recension détaillée du livre de Juan José Sebreli, L’oubli de la raison. On tient à préciser que pour apprécier pleinement le contenu de l’ouvrage, et le cas échéant en produire une critique raisonnée, il est nécessaire de se reporter à son analyse d’ensemble sur la base du texte lui-même.

Juan José Sebreli analyse les courants para philosophiques à visée déconstructrice qui se sont imposés plus spécialement en France dans le courant des années 60-70 du siècle dernier. Ces visées déconstructrices se sont imposées selon lui contre les pensées mettant au premier plan la raison (logique et historique), la liberté humaine, l’universalité, le devenir évolutif, l’histoire. Parmi leurs cibles, il faut  noter plus spécialement le courant sartrien et le marxisme non adultéré (c’est-à-dire maintenant le principe humaniste selon lequel hommes font leur propre histoire). Les courants “déconstucteurs” ont connu une audience surprenante, en France, notamment dans les milieux marxisants et gauchistes, puis dans au sein des sciences humaines. Ils ont trouvé un écho dans d’autres régions du monde, plus spécialement États-Unis. En France, peu de critiques de fond de ces courants ont été proposées, leur signification en relation avec la conjoncture historique n’a pas été mise au jour.

Les principaux auteurs français pris en compte par Juan José Sebreli sont : Claude Lévi-Strauss et le courant structuraliste, Louis Althusser, Jacques Lacan et le courant psychanalytique qu’il promeut, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Roland Barthes, Jacques Derrida, Michel Foucault. Il établit que ces courants reprennent des thèmes développés à la fin du XIXe siècle principalement par Nietzsche, et dans l’entre-deux guerres, par Heidegger, pour la version germanique, (il ne mentionne pas Carl Schmitt). Sebreli établit aussi un lien avec les thématiques nihilistes développées par Dostoïevski ou Schopenhauer. Il parle d’un “revival” d’après-guerre en France de Nietzsche et Heidegger, plus spécialement à l’extrême gauche (ces auteurs étant plutôt mal considérés en Allemagne au cours des mêmes années). Pour les “sources” françaises, l’inspiration vient aussi selon lui de Bataille et des surréalistes.

Ce qui pose problème est moins l’existence de ces courants, qui ont toujours pu se frayer une voie face aux courants humanistes et rationalistes, plus spécialement dans le cas français, mais leur audience et leur développement spectaculaire dans notre pays depuis les années 70. Si l’on se préoccupe du contexte, cette large diffusion, non contrariée, coïncide avec la dissolution du communisme en France et en Union Soviétique, qui s’exprime aussi dans Les Adieux au prolétariat d’André Gorz. Dans la discipline historique, l’audience de Foucault a été surprenante. Sans doute faut-il aussi prendre en compte des facteurs de dissolution de la réalité nation, du courant gaulliste, de la forme républicaine, de la pensée chrétienne rationaliste.

Bien que selon Juan José Sebreli, les courants “déconstructeurs” soient aujourd’hui en perte de vitesse, il n’existe pas, du moins dans les textes actuellement médiatisés, de courant de pensée cohérent qui les critique sur le fond et soit à même de proposer une voie de sortie. Au-delà de l’analyse des différents auteurs pris en compte, souvent eux-mêmes déchirés par des querelles internes, il importe ainsi porter attention sur le contexte socio-historique, pour comprendre comment ces courants ont pu se répandre sans qu’aucune digue ne leur soit opposée. Pour reprendre la formulation de Marx à propos de la religion : quel est ce monde qui produit de tels courants de pensée, et à quel besoin — anhistorique, réactionnaire — peuvent-ils répondre ?

Le contenu des thèses

Malgré leur diversité, voire la rivalité des auteurs pris en compte, on peut  retenir plusieurs aspects communs qui caractérisent l’ensemble de cette mouvance : la négation de la pensée rationnelle, logique, de la pensée abstraite, de la recherche de la vérité, de la connaissance, du principe de causalité, etc. (c’est-à-dire aussi du thomisme, du cartésianisme, et plus généralement de la philosophie classique). Et encore négation de l’histoire en tant qu’histoire humaine, négation des sujets : sujet de la connaissance et sujets historiques. Ceci va de pair avec la négation de l’universalisme,  de l’humanisme, des principes de liberté, d’égalité, de conscience et de responsabilité humaine, rejet de la démocratie, et plus largement des institutions civilisées, des principes du droit naturel, etc.

A l’encontre de ces principes, les facteurs mis en avant sont “la vie”, les « valeurs biologiques », l’instinct, les pulsions (dont “pulsion vitale”), l’inconscient, en tant que « volonté de puissance », ignorant toute contrainte (du droit, des institutions, de la civilisation), la transgression. La vérité peut être considérée comme étant « en lutte contre la vie ». La vie au sens instinctuel, pulsionnel « n’a que faire de la vérité », le droit pour sa part « restreint la pulsion vitale ». La barbarie peut aussi ouvertement se trouver revendiquée, de même que la force, la violence, la guerre, pour imposer le point de vue “vital”.

« L’essence de la vie est la “volonté de puissance […] prééminence fondamentale des forces d’un ordre spontané, agressif, conquérant, usurpateur, transformateur » (Nietzsche, Généalogie de la morale — 1887)

Les volontés immanentes peuvent cependant se projeter dans des êtres “surhumains”, capables d’imposer le principe du désirable contre le principe de réalité. Par suite, selon les cas, on remplace la raison, l’analyse du possible, la recherche de la vérité, par une pensée de type “magique”, l’occultisme, le paganisme, le mysticisme (anti-chrétien le plus souvent).

L’histoire et les sujets historiques (classes sociales, bourgeoisie, prolétariat, nations politiques) sont reniés au profit des marginaux, fous (1), criminels, lumpen, et autres “multitudes”, hors de toute conscience et de toute constitution en sujets conscients. Il n’y a pas de sens à l’histoire du monde, ou alors elle est hors de lui, dans les “communautés” d’origine, de sol, de race, de “culture”, que des « surhommes » peuvent révéler à elles-mêmes. Le choc des « volontés de puissance », hors de toute compréhension historique (ou recherche de vérité ou de droit), s’impose ici par la force.

Du point de vue des cibles, et plus nettement dans les années post-68, la valence “anti-capitaliste” et “anti-bourgeoise” a pu souvent se trouver mise au premier plan, ce qui peut aller de pair avec l’utilisation dévoyée de formules marxistes. Il s’agissait en fait de récuser tant la société civilisée issue de la révolution bourgeoise, que la société socialiste susceptible de se développer sur la base de cette société bourgeoise. Des cibles plus “incarnées” ont été désignées : l’Union soviétique, les États-Unis, voire les nations ou certains camps impérialistes. La tonalité antisémite est souvent présente (même chez des auteurs “d’origine” juive). Bien sûr, selon les auteurs, ces thèmes s’expriment plus ou moins ouvertement.

(1) « La démence fraie la voie à la pensée », Nietzsche (1881).

Creative Commons License
Contenu sous licence Creative Commons 4.0 International. Reproduction et diffusion non commerciales autorisées à condition de citer la source.

This site is protected by wp-copyrightpro.com