Procédés pour démembrer un État souverain : Tchécoslovaquie 1938

Il n’est pas question de superposer mécaniquement grandes manœuvres, aujourd’hui en cours, de repartage du monde et rappel des prémisses de la dernière guerre mondiale. Bien que les grandes visées stratégiques révèlent une certaine continuité, des différences concrètes peuvent se faire jour entre entre les puissances, les situations, les lieux du monde qui sont concernés.

Par un rappel de quelques faits, on souhaite cependant mettre en évidence certaines constantes dans les formes par lesquelles s’opère le démembrement et/ou l’annexion d’un État souverain par une puissance hégémonique (au moins régionalement) au détriment de puissances rivales.

Le 10 mars 1938, le Troisième Reich annexe l’Autriche (Anschluss), sans que réagissent la France et la Grande-Bretagne. Ces deux puissances prétendaient “apaiser” l’Allemagne, lui concédant toujours plus, parce qu’elles voulaient éviter une confrontation ouverte avec la puissance allemande, escomptant orienter ses appétits vers l’Est, notamment contre l’Union soviétique.

L’étape suivante consiste à déconstituer la Tchécoslovaquie en tant qu’État indépendant et y étendre sa zone d’influence économique et militaire. Se sentant menacée par l’Allemagne, la Tchécoslovaquie, avait passé des accords avec l’Angleterre et la France, celle-ci s’engageant à intervenir militairement pour la défendre en cas d’atteinte à sa souveraineté. L’URSS pour sa part s’était engagée à intervenir, seulement dans le cas où la France respecterait son engagement. La puissance allemande ne pouvait dans ces conditions révéler directement son projet de liquidation de l’État tchécoslovaque. Elle devait procéder autrement.

État souverain, République depuis 1918, la Tchécoslovaquie comprenait dans la région des Sudètes, le long de la frontière allemande, trois millions de “germanophones”, citoyens tchèques à l’égal des autres. Il existait des revendications pour une plus grande autonomie, mais la paix régnait néanmoins dans la région. Selon la propagande allemande, la Tchécoslovaquie se présentait comme un État “contre nature”, “conglomérat de peuples désunis”. (Cette conception “ethnique” est parfaitement adaptée aux besoins d’une puissance impérialiste qui souhaite démanteler les États souverains, en les considérant comme réunion artificielle d’entités “ethniques” et non historiques.)

Selon cette conception, il n’y a pas dans les Sudètes des citoyens tchèques, mais “des Allemands”. La puissance allemande peut sur cette base invoquer le “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”, paravent commode pour masquer ses buts de domination et d’annexion. En 1933, quelques mois après l’arrivée du parti nazi au pouvoir, conformément à la réalisation de tels buts, se constitue un “Parti allemand des Sudètes”, soutenu par Berlin (qui verse 15 000 marks par mois pour sa propagande). Son leader est Heinlein. Ce mouvement réclame l’autonomie des Sudètes.

Fin avril 1938, on peut percevoir d’après les déclarations de plusieurs responsables politiques, Français et Anglais, que les deux gouvernements ne défendront pas leur allié tchèque. En Tchécoslovaquie même, les propriétaires fonciers et leurs partis prennent langue avec l’Allemagne. Dès le 21 avril, comme cela fut révélé après la guerre, l’Allemagne envisage plusieurs scénarios militaires. Elle envisage notamment, pour soutenir le prétexte d’une attaque éclair, de faire assassiner l’ambassadeur allemand à Prague, et d’imputer le crime à des manifestants tchèques hostiles aux visées allemandes.

Dans les Archives allemandes, on trouve cette déclaration de Hitler au général Keitel : « Politiquement, les quatre premiers jours de l’action militaire sont décisifs. Faute de succès militaires écrasants, il se produira certainement une crise européenne. Le fait accompli doit convaincre [les autres puissances] de la vanité d’une intervention militaire, pousser les Alliés à se manifester, démoraliser la Tchécoslovaquie. »

Sous la pression des gouvernements français et anglais, Bénès, le président de la Tchécoslovaquie admet le principe d’une discussion portant sur une large autonomie de la région des Sudètes. Il n’ignore pas que cela vaut pour encourager l’Allemagne à démembrer son pays. Aussitôt, le “parti allemand des Sudètes” et son leader, Heinlein, réclament, non plus seulement l’autonomie à l’intérieur de la Tchécoslovaquie, mais le rattachement pur et simple des Sudètes à l’Allemagne. Heinlein expliquera par la suite qu’il avait, dès le début, la consigne de “toujours formuler des exigences telles qu’elles ne puissent être satisfaites”. Sur le terrain, se multiplient des incidents que la presse allemande attribue toujours à la police tchèque. La guerre est la merci d’un incident, mais les déclarations soviétiques et celles de certains ministres français incitent l’Allemagne à la prudence. Elle ne passe pas encore à l’attaque, mais fait monter la pression, en provocant des incidents de frontières. Heinlein installé à Bayreuth, en Allemagne, organise un corps franc pour réaliser des coups de main. Gœbbels et le général Jodl mettent au point un plan d’amplification et de propagation de fausses nouvelles faisant état d’exactions de la “soldatesque tchèque” contre de paisibles populations.

Hitler rencontre le ministre anglais Chamberlain et exige plus encore : ayant incité la Hongrie, la Pologne et des séparatistes slovaques à formuler des revendications territoriales, qui sont autant d’atteintes à l’intégrité de la Tchécoslovaquie, il exige la satisfaction de ces revendications au nom du “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”.

L’Europe est au bord de la guerre généralisée, et en France on rappelle les réservistes. à cette date l’Allemagne n’est pas certaine que la France n’interviendra pas, et à sa suite l’URSS ; elle sait que l’Italie resterait neutre, et le peuple allemand lui-même n’est pas vraiment enthousiaste. L’Allemagne tient un discours, qui par son ambiguïté peut paraître rassurant : les Sudètes doivent faire “un retour” immédiat dans le Reich, mais celui-ci “n’annexera aucun Tchèque”, et le Reich affirme ne pas avoir “d’autres revendications territoriales en Europe”. Chacun sait, l’appétit venant en mangeant, qu’il n’en fut pas ainsi.

La Conférence de Munich a lieu les 29 et 30 septembre 1938. L’Allemagne, l’Italie, La Grande-Bretagne, et la France décident du sort de la Tchécoslovaquie. L’URSS est écartée des discussions, la Tchécoslovaquie elle même n’est pas conviée à se prononcer sur un ultimatum qui l’ampute d’une partie de son territoire et la menace immédiatement. Selon cet accord, la Tchécoslovaquie perd, au bénéfice direct de l’Allemagne (et de ses commensaux), une partie de son territoire, quatre millions d’habitants, une bonne moitié de son industrie, ses fortifications sont démantelées.

Bénès dira : « Nous avons été lâchement trahis. » Daladier, Président du Conseil français : « Nous avons gagné la paix pour dix ans. » Churchill aux Communes : « L’Angleterre avait le choix entre la guerre et la honte. Ses ministres ont choisi la honte, et ils n’éviteront pas la guerre. »

Les suites immédiates de Munich en Tchécoslovaquie sont instructives. Berlin encourage secrètement les séparatistes slovaques mené par Tiso. Celui-ci rédige une proclamation slovaque appelant à l’intervention militaire allemande pour soutenir la sécession de la Slovaquie, toujours au nom du “droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”. Le nouveau président tchèque, Masaryk, se rend à Berlin, la capitulation de la Tchécoslovaquie lui est arrachée. Le 15 mars 1939, les troupes allemandes investissent Prague. « La Tchécoslovaquie a cessé d’exister », déclare Hitler. Ni le gouvernement français, ni le gouvernement anglais n’interviennent de quelque manière pour exiger ne serait-ce que le respect des accords de Munich qu’ils viennent juste de signer.

Le Reich récupère territoire, armement, or, industrie moderne ; la Slovaquie devient son satellite, la Bohème devient un protectorat de l’Allemagne (celle-ci envisage dès lors d’en “germaniser une partie des habitants et de déporter les autres”, ce qu’elle réalisera pratiquement en 1941).

Un mois après l’Albanie est envahie par l’Italie, et un an après c’est au tour de la Pologne d’être envahie par l’Allemagne.

Si comme nous l’avons signalé en début d’article, nous ne voulons pas superposer mécaniquement la situation d’hier et celle d’aujourd’hui, il reste que tant au niveau des desseins que de certains des procédés mis en oeuvre, tout ceci n’est pas vraiment en dehors de notre actualité. Bien sûr les conditions et les formes sont différentes. Mais l’on peut se demander si la liste de tels procédés n’est pas encore en cours d’écriture : “faux Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes”, conception ethnique des nations et des peuples, déni de souveraineté, d’abord dans les discours, soutien ou incitation aux mouvements autonomistes, puis séparatistes, aides à la subversion, activation voire construction de groupements “identitaires” (contre les organisations sur base sociale et politique), orchestration d’une propagande diabolisant les représentants des États qu’on vise à démanteler, fausses nouvelles, création d’incidents torpillant tout essai de résolution politique, présentation de l’État agressé et de ses représentants comme oppresseurs et bellicistes, exigences ne pouvant être satisfaites, mise en avant de faits réels ou montés de toutes pièces, propres à susciter l’émotion, le choc, et non le jugement réfléchi, mise devant le fait accompli, portes de sorties et partage de butin qu’on fait miroiter aux puissances rivales. La liste serait longue si l’on voulait encore la compléter…

Note. On s’est appuyé sur l’Histoire de l’Allemagne contemporaine de Gilbert Badia, Éditions sociales 1975, pour livrer ces quelques éléments.

 

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