5. Otto Bauer : Un socialisme “génocratique”

La présentation des thèses d’Otto Bauer fait appel à des contenus peu familiers dans le cadre de la formation historique française. Ces thèses sont ici présentée de façon condensée. Pour une compréhension plus complète, on peut se reporter à l’ouvrage de Bernard Peloille, De la Nation (*).

Otto Bauer s’intéresse plus spécialement au groupement qu’est la na­tion, mais il n’omet pas la question de l’État.
Il a pour cadre une situation particulière, celle de l’empire austro-hongrois, empire dont l’existence est menacée par ses contradictions in­ternes, résultant notamment du développement du régime social capitaliste, et par ses contradictions avec l’Allemagne. Mais ces conditions ne forment qu’une toile de fond. Bauer a des prétentions théoriques générales, et si le cadre spécifique d’empire s’impose “naturellement” à sa pensée, il en est plus encore un “défenseur” selon l’expression de Jacques Droz.
Le groupement ici en question, la nation a pour catégorie générique la Communauté. Celle-ci a quatre attributs : caractère, nature, culture, des­tin.
Le « caractère », allemand ou autre, est un préexistant, un pré-donné : « Qu’est-ce qui le fait membre de la nation ? Il faut bien qu’existe un signe objectif de cette appartenance avant qu’elle ne puisse parvenir à la conscience. » Le groupement ou la communauté se présente d’abord comme communauté de caractère : « On ne peut aborder la question de la nation qu’à partir du concept de caractère national. » Notons le caractère tautologique de ces prémisses : 1/ le caractère de la nation est “national”, 2/ donc le groupement vu d’abord comme caractère national est nation, 3/ le national (le caractère) est un donné (pré-donné) avant la chose dont il est le caractère.
Otto Bauer sent-il la faiblesse de cette argumentation ? je l’ignore, mais il pose que le « caractère » de la communauté (ici présumée nation) n’est pas une “explication”, qu’il reste lui-même à expliquer, c’est le moins que l’on puisse dire.
Pour répondre à cette nécessité, Bauer, qui se veut marxiste et par conséquent matérialiste, retient du matérialisme ce qui lui semble propre à conférer une figure “objective” au spirituel et au subjectif. Il rejette le matéria­lisme “physique”, celui qui ne voit pas à la communauté (“nation”) d’autres causes que physiques. En même temps Bauer emprunte à ce même “matérialisme” l’essentiel de ce qu’il est : son substantialisme. Bauer con­fère à la « communauté de caractère national » un « substrat » : la communauté de nature, pure zoologie puisqu’il s’agit du « plasma germi­natif », du « patrimoine génétique ». Ainsi Bauer parvient à ce résultat : la communauté de caractère, pré-donnée, est elle-même déjà posée, impliquée par la nature, pas seulement « substance », mais aussi « cosmos », pré-donné du pré-donné : « La communauté nationale de carac­tère n’est donc plus la simple expression […] de la substance […], mais elle est elle-même impliquée dans le cours de l’univers ».
Ce n’est pas tout. Il reste un problème énorme, c’est celui qui consiste à faire “entrer” l’ordre proprement “social” dans ce schéma de base, ou comment passer de la nature à la société. Pour surmonter cette difficulté Bauer dispose de « la culture ». (Rendons lui acte de ce qu’il ne fait pas jouer cette notion dans le seul sens ethnique et romantique. Pour lui « culture » englobe aussi le savoir, l’instruction, etc., même si son statut dans la conception de la nation n’est pas essentiellement différent du statut qu’elle a dans les conceptions ethniques, racistes, “romantiques”, dont la pensée de Bauer procède.) On se trouve donc maintenant en présence de deux couples : nature–culture et nature–social, mais il faut les lier, les unir en un tout cohérent. L’agent de cette liaison est le « destin ». En d’autres termes, ce qui caractérise, en dernière analyse, la communauté de caractère, c’est la « communauté de destin ».
Qu’est-ce que le « destin » ? C’est cette chose, ou plutôt cette « force » qui fait la communauté de caractère par, à travers, le gène et la culture. Ceux-ci sont, en retour, des moyens d’action, des vecteurs du destin. Si l’on observe que le destin a ici le statut de l’histoire (qui fait les hommes, en groupe, leurs rapports, etc.), on peut comprendre que le destin constitue « l’histoire » comme lien de l’unité du gène et de la culture, par conséquent l’histoire est un pré-donné : « L’histoire […] ainsi déterminée, agit sur les descendants […] en suscitant certaines propriétés physiques […] en trans­mettant ces propriétés à la descendance par l’hérédité naturelle […] en fa­briquant certains biens culturels qui sont transmis à la postérité. » Histoire et destin sont à leur tour les lieux de manifestation du gène et de la culture, qui sont de leur côté, on l’a dit, des moyens d’action du destin. Au total, la communauté de caractère est elle-même vecteur de la manifes­tation du destin, manifestation même du destin.
Dans ces raisonnements circulaires, tout est relatif. Et si « culture » « gène » par exemple, sont des critères importants, leur importance n’est que relative, ce qui peut aller, logiquement, jusqu’à leur inexistence : « ces éléments peuvent se manifester dans des combinaisons très diverses […] tantôt l’un et tantôt l’autre sont absents » ; leur absence n’est alors qu’une preuve de leur validité dans le critérium de la communauté. Il suffit de penser que les éléments sont mentalement nécessaires pour que la “théorie” soit satisfaisante.
Le subjectivisme ne s’arrête pas à la définition des traits généraux de la communauté. Otto Bauer sait bien qu’il traite de groupements d’hommes. Il faut donc que la subjectivité les englobe. Pour ce faire, il fait appel à la conception germanique “classique” selon laquelle la communauté pré-donnée (tous ses caractères le sont) “parle” en les hommes, meut les hommes, c’est le banal “ça parle en moi”, “ça m’agit”, antithétique de l’adhésion rai­sonnable à la “communauté”.
Bauer ne pourrait se réclamer du marxisme ou du socialisme s’il n’admettait pas l’existence de différences sociales. Mais il s’en suit que le “ça”, la « communauté de destin » parle différemment, inégalement dans les différents sous-groupes sociaux. Bauer y voit facilement une raison simple : le peuple ne peut accéder à la « culture », celle-ci n’est que pour les classes dominantes. Mais alors les travailleurs, le peuple, ne sont pas dans la communauté, dans la nation : « Que peuvent savoir ces hommes [du peuple] de ce qui s’exerce sur nous qui sommes plus avantagés, de ce qui nous soude en une nation. » Toujours en référence au “marxisme”, Bauer pense qu’avec le capitalisme se développent les conditions d’accès de tous à la culture, et donc les conditions de développement d’une véritable « communauté culturelle ». Mais le peuple reste dominé, il n’y a qu’une fausse communauté culturelle et partant une fausse communauté natio­nale. “Socialiste”, Bauer voit la résolution de ce problème par le socia­lisme, le peuple fera de la culture la propriété du peuple entier, la com­munauté sera alors pleinement vraie. Soit. Mais reste à savoir ce qu’est le socialisme. Selon Bauer c’est essentiellement un régime d’adhérence entre sujet et objet, un régime gravitant sur le particulier et l’immédiat, un ré­gime où la subjectivité règle les liens entre les hommes. Examinons-en deux exemples, l’école et l’autonomie.
De l’école du socialisme Bauer nous dit qu’elle sera l’école des travail­leurs et du travail, en cela elle sera école de l’immédiateté. « L’école sera d’abord une école des travailleurs […] C’est pourquoi l’éducation du travail sera au centre de l’enseignement. » A l’appui de cette thèse, Fichte est convoqué pour en exprimer l’idéologie : « Toute culture a pour but de produire un type fixe, définitif, immuable, qui, sorti de la période d’évolution, existe réellement et ne puisse être autrement qu’il est […] Quiconque a besoin, pour vouloir le bien, d’y être poussé par ses ré­flexions personnelles ou les exhortations d’autrui, n’a pas encore de vo­lonté déterminée, toujours prête […] Mais l’individu qui possède cette vo­lonté ferme veut à tout jamais ce qu’il veut et ne saurait en aucune cir­constance avoir un vouloir différent de son vouloir actuel : chez lui la li­berté de la volonté se trouve anéantie, fondue en la nécessité. » Avec de tels principes l’école fera de bons mercenaires non des hommes vertueux, et « l’école du travail » anéantira la volonté des hommes sociaux dans la né­cessité de la transformation de la matière.
L’autonomie est un concept clef des conjectures de Bauer. Dans le so­cialisme la « communauté nationale de culture » sera « autonome », elle « s’autodéterminera ». Définie par sa réalité étroite et immédiate elle « gérera » l’étroit, l’immédiat de sa réalité. L’autonomie n’est que la « liberté » à l’intérieur de la détermination absolue posée par Fichte. Mais cela semble justifié aux yeux de Bauer, dans la mesure où il présuppose que « la lutte de la classe ouvrière contre la capitalisme représente un combat pour l’autodétermination, pour l’autonomie ».
On peut penser ce que l’on veut de cette thèse, mais ce qui est sûr c’est qu’elle est aux antipodes des idées de Marx. Que dit-il dans le Manifeste communiste?
Que le prolétariat doit devenir toute la nation (toute la communauté pour reprendre le mot de Bauer), que le prolétariat doit conquérir le pou­voir politique, les deux choses sont liées. Or avec Bauer le prolétariat ne lutte pas pour être toute la nation et conquérir le pouvoir politique, le pouvoir d’État. Si l’on observe que les vues de Marx correspondent aux développements impliqués par le capitalisme lui-même, notamment à l’universalisation, on peut admettre que les vues de Bauer s’y opposent ra­dicalement.
En outre, ni l’autonomie, ni l’autodétermination ne touchent en quoi que ce soit au régime social. Il n’y a pas changement d’institutions, on coule seulement un contenu nouveau dans les institutions existantes. Les superstructures ne changent pas. Les infrastructures ne changent pas plus. Il s’agit de « simplement remplacer le propriétaire privé par la communauté publique ». On ne touche pas à la “nature” de la propriété, on substitue un sujet à un autre, c’est-à-dire que le sujet nouveau se trou­vera modelé sur les formes de l’ancien sujet par les conditions mêmes de son “objet” inchangé. Comme si ce n’était pas le profit qui faisait le pro­fiteur.
Cela ne s’explique en dernière analyse que par une volonté de maintenir l’empire austro-hongrois en vie dans le développement du capitalisme. C’est pourquoi Bauer est conduit à placer le pouvoir d’État d’empire hors du champ d’action des communautés existant dans l’empire. Il préconise que chaque commu­nauté dans l’empire se pose et soit reconnue comme communauté de cul­ture autonome ne s’occupant que de ses propres affaires restreintes. Hors et au-dessus des communautés une forme générale dirigera l’ensemble comme quelque chose d’extérieur à chacune. C’est le modèle “classique” de l’organisation communautaire : le général, l’universel sont hors de portée des sujets, et s’imposent à eux comme une force étrangère.

(*) Bernard Peloille, De la Nation. De sa prise en mains et de sa déprise. D’une révolution l’autre, Editions Inclinaison, 2016.

Autres références
Otto Bauer, La question des nationalités et la social-démocratie, Paris, 1987.
Jacques Droz, Le romantisme allemand et l’État, Payot, 1966.

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