Communautaire (vs social et politique)

Logique “communautaire” (contre la logique sociale et politique)

On a un peu oublié que le vocabulaire de la communauté avait été mis en avant par Pétain et les idéologues de Vichy. On a aussi oublié que l’exaltation communautaire avait été partie prenante des idéologies fascistes.
Certains groupes, souvent plus à gauche qu’à droite, y compris parmi ceux qui se réclament du marxisme, ont repris ce vocabulaire. De façon aimable comme facteur d’un « vivre ensemble » solidaire. De façon moins pacifique, en le diffusant pour semer la discorde au sein des classes populaires, mettant en avant la lutte pour des “identités”, des “cultures”, contre la conscience individuelle et de classe.
D’autres courants, au sein de la gauche dite républicaine, rejettent de telles tendances et combattent avec raison le « communautarisme ». Il peut arriver dans les deux cas que soit confondu communautarisme et communisme moderne, alors que les deux logiques sont pourtant opposées.
La “logique” du principe communautaire n’est en effet pas toujours bien saisie. On ne voit pas clairement en quoi elle s’oppose aux modes sociaux et politiques d’organisation, quelles en sont les implications, comment, lorsqu’elle parvient à s’imposer, cette “logique” communautaire aboutit inévitablement à la guerre. Pour éclairer le débat, essayons de dégager les grands traits de cette logique, en s’appuyant sur la systématisation qu’en a proposée le sociologue allemand Ferdinand Tönnies dans son ouvrage Communauté et société (Gemeinschaft und Gesellschaft) (1)1, paru en 1887. Rappelons que ce texte fut publié au moment où commencent à se cristalliser les rivalités entre puissances impérialistes, qui aboutiront à la Première Guerre mondiale, et qu’il est un des instruments de cette rivalité (2) 2.

Comment les courants communautaristes masquent leur contenu réactionnaire
La thématique communautariste n’est pas nouvelle. Elle a pris forme à la fin du XVIIIe siècle et au XIXe siècle, au sein des courants romantiques allemands et des thèses contre-révolutionnaires en France, qui s’opposaient aux Lumières et à la Révolution française. L’apport de Tönnies a consisté à masquer ce contenu contre-révolutionnaire, en le présentant comme libérateur, « anticapitaliste », répondant aux aspirations des peuples. Pour glorifier l’ordre social communautaire, Tönnies mettait en effet au premier plan, à titre de repoussoir, les effets néfastes des contradictions capitalistes. Comme aujourd’hui, il ne s’agissait pas pour lui de supprimer les rapports d’exploitation, ni de donner les conditions d’une émancipation réelle des travailleurs. Il visait seulement à revivifier des formes archaïques d’oppression, en les peignant sous une lumière qui pouvait les rendre désirables (voir en utilisant même des références à un pseudo-marxisme).
Tönnies propose une déconstruction partielle de la société moderne au plan de l’organisation politique, par une restauration de rapports sociaux de type féodal ou clanique, qu’il présente sous un déguisement aimable. La modernité, associé au capitalisme, est réputée mauvaise, de par sa nature même et non en raison des rapports d’exploitation qui la structurent. La revitalisation des liens communautaires (en fait pure création imaginaire), est opposée aux rapports sociaux marchands et surtout à l’État qui leur correspond, en y incluant la forme républicaine. Notons que ce type “d’anticapitalisme” est aussi contenu dans les théorisations fascistes.
La société représente selon lui la domination de la « philosophie individualiste », de « l’égalité abstraite », des conventions (donc de l’artifice), de la « raison mécanique », de l’abstraction. Au contraire, dans la communauté telle qu’il la conçoit est supposé régner la solidarité (le « nous » et non le « je » égoïste). On prêterait attention aux qualités concrètes des hommes (leurs « différences »), au sein de relations « vivantes », les membres de la communauté étant en « communion » directe entre eux (du point de vue spirituel ou “culturel”).
Pour faire miroiter ce mode de vie réconcilié, Tönnies oppose « l’organique » au « mécanique », le réel au virtuel, la vie communautaire à la « représentation politique abstraite ». Ce qui est du côté de la « vie », du « réel », de « l’organique », est présenté comme bon. Ce qui est du côté de la « représentation », du « virtuel », du « mécanique », est présenté comme mauvais.
Du côté de la communauté se développerait ainsi de façon immanente la « concorde », du côté de la société, « la guerre ». La « concorde », « l’harmonie naturelle », « l’union », seraient « contenues a priori » dans « le germe » de la formation communautaire, tandis que dans la « société », où chacun « existe pour soi », ne pourraient régner que « l’égoïsme », le « calcul », et, donc, la guerre de tous contre tous.
Pour les individus et les peuples soumis à l’exploitation et à l’oppression du capital ou d’autres formes d’exploitation, la régression historique que constitue la logique communautaire, contre la logique sociale et politique, est ainsi présentée comme promesse d’une vie meilleure, illusion compensatrice qui devrait les conduire à se mobiliser pour la cause de leurs oppresseurs.

La communauté contre les individus, leur conscience, les buts politiques qu’ils poursuivent
Au-delà de formules qui peuvent séduire les multitudes désorientées, il est utile de dégager en quoi consiste cette « union », cette « concorde », cette « harmonie » censées animer l’ordre communautaire.
La communauté selon Tönnies préexiste aux individus, elle est d’abord une communauté d’Être (de langue, de mœurs, de foi), et secondairement une communauté d’avoir, de biens. C’est l’expression spontanée de ce qui est « exclusivement ensemble », « l’affirmation immédiate et réciproque », la « consubstantialité intime » de tous les êtres. A l’inverse, la société qu’il critique, est le « produit » de relations conventionnelles (contrat social), établies en fonction d’un but commun (donc consciemment posé), et non déjà pré-donné par la « communauté d’être ». La société n’émanant pas de l’être supposé commun, (de race, de religion ou de culture), est réputée construction “artificielle”, c’est-à-dire association d’individus définissant leurs buts indépendamment du mouvement propre de la « substance » communautaire qui les englobe et les prédétermine.
Toujours selon Tönnies, mais il aura d’illustres disciples, la société, organisée en fonction du « faire », met en oeuvre une rationalité purement technicienne. Quand on est malmené par cette rationalité « technicienne » (capitaliste), le mirage communautaire de Tönnies et consorts, peut paraître désirable. Considérons cependant de plus près sur quel fondement s’établit « l’union » que prétend assurer la communauté. Quel est le principe qui rend (magiquement) possible ce « vivre ensemble » solidaire ?
Pour Tönnies, comme pour d’autres théoriciens du courant communautariste, l’unité de la communauté est originelle et d’ordre « génétique » (il utilise des termes telles que « le germe », « les origines », « les racines »). La langue, la coutume, la « culture », la religion, ne sont pas des produits fabriqués par les hommes eux-mêmes, mais les expressions développées du “germe” communautaire originel. La communauté « remonte toujours à l’unité primitive ». Tout provient de la « substance concrète » sang, race, « peuple », au sens d’entité ethnique-culturelle, et non de peuple social et politique définissant ses propres buts. Sur la base de « l’origine » se déploie la communauté de langue et d’esprit, qui doit orienter la pensée et la volonté des individus. La « langue commune » n’est pas ici outil de communication, mais émanation expressive du « germe », exposant les sentiments profonds de la communauté.
Le principe d’unité est interne à la communauté, il pré-existe à l’expression des associés. Ainsi s’établit spontanément un consensus, une compréhension immédiate, un accord des consciences. Les consciences pensent et sentent de même, dans la mesure où elles sont émanation d’un même être communautaire. Il n’y a pas de liberté de conscience individuelle car celle-ci mettrait en péril le principe identitaire et la « solidarité » communautaire.
Il n’y a pas ainsi de véritable pensée pour les individus humains, les pensées de la communauté sont « pré-dominantes ».

La communauté contre l’expression politique de la lutte des classes laborieuses
Alors que la finalité de la société ne réside pas en elle-même, mais se forge dans les actions de ses membres en fonction des buts qu’ils ont défini, la finalité de la communauté est tout entière contenue en elle même : sa finalité est son propre « maintien vital », même si cela va contre les intérêts des êtres qui la composent.
L’idéologie communautariste repose ainsi sur une conception biologique (et/ou “culturelle” et linguistique) des différents “peuples”, et de leur « génie » particulier. Le peuple ainsi défini n’est pas le peuple social et politique, il englobe toutes les classes, du seigneur féodal au paysan opprimé, en passant par le patron et l’ouvrier, qui tous doivent communier avec l’esprit de leur communauté
Comme le but de la communauté est en elle-même (son maintien et son expansion vitale), cela implique que la lutte interne ne peut être tolérée, car elle révélerait le caractère fictif de l’union communautaire. L’expression de la « lutte entre classes sociales » ne peut ainsi être admise, bien que dans la réalité, la lutte de classe soit cesse reproduite par les contradictions sociales liées à tout régime d’exploitation. Si la lutte des classes exploitées qui contredit le modèle communautaire, parvient à se manifester, elle doit être violemment réprimée. En ce sens la projection de l’unité fictive de la vision communautaire, est une expression déguisée de la lutte des classes : celle des classes qui exploitent et qui oppriment et ne peuvent tolérer qu’on remette en cause leur domination.

La défense de la communauté implique la guerre entre « peuples »
Si la pensée communautaire interdit l’expression de la lutte des classes exploitées contre leurs exploiteurs, elle n’interdit pas, mais au contraire requiert la lutte contre les éléments extérieurs. Le terrain de la lutte est celui des communautés entre elles.
Les soi-disant peuples, réunis selon un principe communautaire (et non social et politique), doivent lutter pour faire prédominer leur « génie » particulier, jusqu’à l’affrontement et la guerre. Pour chaque “peuple”, il n’existe pas d’autre critère de ce qui est juste, que la propre « conservation et l’expansion vivante de leur communauté, dans sa durée ». C’est la « vie » (le combat pour la vie) qui conserve la communauté et en même temps démontre sa « faculté vitale » (son « droit » dans la lutte pour l’expansion de la vie et sa supériorité sur les autres communautés).
La communauté, pour maintenir son « identité » doit entraîner au combat et combattre tout ce qui s’oppose à sa conservation et à son expansion, et si nécessaire aller jusqu’à l’anéantissement d’autres communauté, d’autres peuples. Il faut combattre tout ce qui menace son identité, ce qui est extérieur à sa nature, étranger à son origine, son « esprit , sa « culture », ou qui entrave son expansion vitale. Le mal est toujours extérieur, étranger. Et comme on ne peut admettre la lutte des classes au sein de la communauté, tout ce qui brise l’unité supposée devra être réputé extérieur. La « guerre des races » ou des « cultures » se substitue à la « lutte des classes ».

La communauté : des rapports sociaux inégalitaires
Les relations entre parties sont de nature différente dans la communauté et dans la société.
Dans la société, il y a selon Tönnies, une mise en relation « mécanique » d’individus indépendants. Cela repose sur une conception abstraite de l’égalité, qui ne tient pas compte des différences fonctionnelles. Dans la communauté, les rapports sociaux reposent sur au contraire sur ces différences fonctionnelles, fixées en dehors de toute convention et posés indépendamment des individus.
Dans l’ordre communautaire, assimilé à un organisme, chaque partie, chaque « organe », doit rester « à sa place », dans son état, sa condition (condition de paysan, d’ouvrier, de noble, de guerrier, de chef religieux, etc.). Chaque membre attaché à sa « fonction » fait « ce à quoi il est obligé », de par la place qu’il occupe au sein de l’ensemble interdépendant et solidaire.
Dans la mesure où la communauté est considérée comme un tout auquel on ne peut attenter, les rapports des parties sont conditionnés par la « structure » globale qui se maintient identique à travers les changements. Les parties (par exemple les classes sociales) ne peuvent avoir de position indépendante ou viser à s’émanciper des rapports qui les déterminent. (Alors que cela est possible dans la société, même capitaliste).

Chaque catégorie joue son rôle à sa place dans l’ordre des autonomies, mais nul ne peut prétendre décider des orientations politiques générales
N’admettant pas que les parties aient des visées extérieures à la communauté d’origine, la conception communautaire admet cependant le principe de « l’autonomie » des organes (un genre d’autogestion). Chaque partie, ou organe, remplissant des fonctions différentes (inégales) pour la communauté, peut exprimer une volonté propre, qui n’est autre que celle qui lui est déjà assignée. En revanche, les organes autonomes ne peuvent exprimer une volonté générale pour ce qui touche à l’organisation ou à la transformation de l’ensemble de la société. L’ordre des autonomies aboutit ainsi, comme dans l’Ancien Régime, à des représentations fonctionnelles (des différents « ordres » ou « états »), et non à une représentation politique, égalitaire, donnant droit à tout citoyen (et aux classes sociales politiquement organisées) de se prononcer sur les affaires générales de la société.

Volonté immanente de la communauté contre volonté réfléchie des hommes eux-mêmes
L’expression de la volonté n’a pas le même sens dans la communauté ou dans la société. A la communauté, correspond selon Tönnies, une « volonté organique », et à la société, une « volonté réfléchie ».
Dans la communauté, les individus sont subordonnés à des relations qui prédéterminent la place, qu’ils doivent occuper. Leur volonté et leur pensée sont également prédéterminées. Ce que Tönnies appelle « volonté organique » n’est pas l’expression de la volonté de sujets individuels. La « volonté organique » est celle de la Communauté qui constitue le véritable Sujet, qui « parle » à travers ses membres. La communauté porte en elle la volonté même de l’Être originel supposé commun. La source de cette volonté organique émane immédiatement de la communauté, comme une modalité de son « énergie vitale ». Elle est tout à la fois action, mouvement, pensée. La pensée elle-même n’est qu’un prolongement de la volonté. Elle ne la précède pas, étant contenue en germe dans la volonté et le désir communautaire. C’est une pseudo-pensée.
La communauté veut et “pense” dans l’individu, comme l’exprime la formule allemande es denkt in mir (ça pense en moi). La pseudo “pensée” communautaire ne travaille pas à représenter les conditions réelles du monde extérieur, seul moyen de pouvoir diriger en toute « connaissance de cause » sa transformation. Cette soi-disant pensée est l’émanation d’habitudes de vie, de travail, d’une « mémoire » collective passive (plus ou moins reconstruite et imposée), elle constitue le principe de la vie mentale : transmission de règles enracinées, de devoirs non réfléchis. La volonté organique, et la “pensée” qui la prolonge, reposent sur le passé, doivent être expliquées par lui. Les individus, ne peuvent avoir de véritable représentation du monde, indépendante de ces habitudes, cette “mémoire”. La pensée doit être fermée à tout ce qui n’est pas la communauté, son identité, et rejeter, détruire tout ce qui est nouveau, étranger.
Tönnies critique l’autre type de volonté, celle que développe la société moderne, la « volonté réfléchie ». Celle-ci en effet n’est pas pré-donnée dans la « substance » de la communauté, elle est le produit d’une élaboration, de la pensée active des hommes, et réputée à ce titre « d’artificielle », c’est-à-dire fruit de la réflexion d’individus, de groupes sociaux (et non émanation de l’entité communautaire, en fait de ceux qui s’érigent comme ses guides temporels et spirituels).

Fatum communautaire contre pensée de l’avenir et volonté de le réaliser
La volonté réfléchie dans les sociétés) est néfaste pour Tönnies, en tant que produit de la pensée humaine elle-même, de la conscience réfléchissant les données du monde, et non expression du seul moule du passé ou de l’origine (dans les communautés selon l’origine ou la “culture”). La pensée réfléchie, au contraire, n’étant pas émanation de la volonté organique de la communauté, mais précédant au contraire la volonté des hommes et l’orientant, vise pour sa part un but consciemment posé, non préalablement imposé, elle s’émancipe ainsi de l’ordre communautaire. Représentée en idées, libérée du vouloir communautaire, la volonté réfléchie peut s’individualiser, et, dans la mesure où elle s’extériorise, être socialisée. De la sorte, les classes populaires peuvent développer leur propres conceptions, rompant leur sujétion à l’égard de la volonté et de « l’esprit » communautaire, en fait rompant avec la sujétion à l’égard de la volonté et de « l’esprit » des classes réactionnaires et de leurs guides spirituels ou “conducteurs” des peuples. L’unité des pensées et des buts pour une classe exploitée n’a plus rien à voir ici avec une identité supposée qui unirait exploités et exploiteurs. C’est un rapport de réflexion qui permet de penser l’univers social et politique et les conditions de sa transformation.
La volonté, et la pensée, « réfléchies », permettent de briser la fatalité communautaire. La « pensée de l’avenir », du but, peut être élaborée. Le but social, politique, posé, représenté, se situe hors du déterminisme de la pensée communautaire, forgé par les classes qui veulent maintenir leur domination. Le but se définit par rapport au présent et à l’avenir. Devenue indépendante, la pensée qui guide la volonté, peut poser des orientations en vue de ce but et, sur la base d’une analyse des conditions existantes, travailler à le réaliser.
Le communisme moderne est fondé sur une telle conception (réfléchie) de la transformation du monde, et non sur la conception de l’immanence communautaire. Il est vrai cependant que certains courants d’idées se réclamant du communisme, tendent à faire croire le contraire. Ces courants méritent d’être critiqués pour ce qu’ils sont : réactionnaires (3).

NOTES
(1) Traduction française : F. TONNIES, Communauté et société, Retz, Paris, 1977.
(2) L’influence politique de Tönnies s’est développée en Allemagne dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale et a pris de l’ampleur après 1918, notamment au sein du Mouvement de la jeunesse, qui, hostile à « l’individualisme » et à la « société mécanique », faisait appel à « l’âme et au sang », et proposait un retour aux formes communautaires de groupement humain. Comme le signalait déjà Raymond Aron en 1936, le mot communauté « résonne dans les oreilles allemandes » comme les mots égalité ou justice en France.
(3) Voir sur le Site Université des classes populaires (prochainement) le Cours « Communauté ou Société ? ».

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