1963. Sur les divergences d’ordre stratégique entre Partis communistes

(Chine, Union Soviétique). Le point de vue Soviétique

Pour les militants d’un autre âge, âge au cours duquel la révolution socialiste se présentait comme une perspective à court ou moyen terme, la question des divergences entre les positions du Parti communiste chinois et du Parti soviétique, ont surtout été appréhendées sur la base des positions chinoises, sans doute mieux relayées à l’époque par la presse comme au sein de multiples groupements idéologiques.

Dans l’ensemble, on s’est peu intéressé aux analyses (concrètes ou non) qui sous-tendaient les prises de position des deux Partis. Près d’un demi siècle plus tard, il n’est pas inutile de chercher à prendre connaissance des arguments qui fondaient les orientations stratégiques et tactiques des deux protagonistes. Au lecteur de décider s’il convient de renvoyer dos à dos les deux analyses (et les orientations qu’elles impliquaient), ou d’estimer, au regard des évolutions ultérieures, si l’une était plus conforme aux données objectives de la situation mondiale. Cet exercice étant moins inactuel qu’il ne peut le paraître.

Le document soviétique de juillet 1963

Sous le titre « Pour le triomphe du marxisme-léninisme créateur, contre la révision du mouvement communiste mondial», l’éditorial de La revue Communiste (1) de juillet 1963 rend compte des divergences entre les partis chinois et soviétiques, du point de vue du Parti communiste de l’URSS. On se centrera sur deux objets essentiels et corrélatifs : l’ensemble des problèmes liés à la stratégie mondiale générale et les orientations du Mouvement communiste international (MCI).

L’éditorial qui reflète le point de vue soviétique fait l’historicité de la situation, et met méthodiquement en lumière les positions de principe respectives en reprenant pour les contester quelques uns des éléments de la Lettre en vingt-cinq points, publiée par Pékin le 14 juin 1963. Il semble que la pomme de discorde se cristallise autour de la définition de la contradiction principale déterminante, au plan stratégique et tactique. Selon la restitution proposée par le Parti soviétique, le Parti communiste chinois considère en effet que cette contradiction passe entre luttes de libération nationale et impérialisme, alors que le Parti communiste soviétique la pose entre socialisme et impérialisme.

Les données fournies permettent aussi de saisir que les enjeux du conflit ne sont pas seulement d’ordre idéologique. Sur tous les points, leur appréciation des enjeux mondiaux divergent, mettent au jour les antagonismes larvés qui préexistaient à la crise ouverte de 1963. Les conceptions des deux grands partis communistes se présentent désormais comme inconciliables. Et leurs prises de position auront des effets, à moyen et long terme, sur le mouvement communiste international et le processus de transformation socialiste du monde.

De la contradiction principale

Le Parti communiste soviétique soutient que la contradiction principale de la période est celle qui oppose le socialisme à l’impérialisme. En conséquence,

« le rôle décisif revient à la classe ouvrière internationale et à son œuvre suprême : le système mondial du socialisme qui exerce sa principale influence sur le développement de la révolution mondiale par la force de l’exemple, par son édification économique. »

Selon le document soviétique, le Parti communiste chinois rejette cette analyse. Selon lui, la révolution prolétarienne ne peut reposer sur la lutte de la classe ouvrière internationale, puisque

« la lutte des nations et des peuples opprimés d’Asie a une importance décisive pour la cause du prolétariat international dans son ensemble [dont] l’œuvre révolutionnaire […] dépend en fin de compte de l’issue de la lutte des peuples de ces régions, qui composent la majorité absolue de la population du monde », « qu’elle dépend de ce qu’elle est ou non soutenue par la lutte révolutionnaire dans ces régions » (Asie, Afrique et Amérique du Sud).

Pour le Parti communiste soviétique, les communistes chinois s’écartent de la ligne générale du mouvement communiste international, dont les points essentiels sont la lutte pour la paix, la démocratie, l’indépendance nationale et le socialisme. Ils n’accordent qu’une importance secondaire à la lutte des deux systèmes opposés, socialisme et capitalisme. Or,

« les rapports réciproques des peuples et tout le système politique mondial sont déterminés par la lutte d’un petit nombre de nations impérialistes contre le mouvement soviétique et les états soviétiques à la tête desquels se trouve la Russie des Soviets. »

Se référant à Lénine, les soviétiques précisent :

« Si nous perdons cela de vue, nous ne saurons poser correctement aucune question nationale ou coloniale, quand bien même il s’agirait du point le plus reculé du monde. Ce n’est qu’en partant de là que les questions politiques peuvent être posées et résolues de façon juste par les partis communistes aussi bien des pays civilisés que des pays arriérés. »

De la guerre et la paix

Au Parti communiste chinois qui affirme « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », et sans guerre il n’y aurait pas de politique, les soviétiques répondent : certes, la guerre peut être le prolongement de la politique et les exemples probants ne manquent pas : Corée, Indochine, Suez, Algérie. Toutefois, en raison du changement du rapport de force entre l’impérialisme et le socialisme, dont l’action peut se conjuguer à celle de toutes les forces éprises de paix, une nouvelle guerre mondiale signifierait inévitablement le suicide de l’impérialisme.

à cela les communistes chinois opposent l’argument selon lequel

« la bombe atomique [serait] un tigre en papier. »

Elle

« ne fait pas du tout peur. »

Il y aurait des

« sacrifices inévitables »

à faire, qui semblent concerner au premier chef la puissance soviétique. Considérant la nature invariablement agressive de l’impérialisme, le désarmement serait irréalisable et inutile tant que le socialisme n’aura pas triomphé, la guerre mondiale est en conséquence posée comme inévitable. Et la politique de coexistence pacifique, défendue par le Parti communiste soviétique, relèverait d’une sorte de « révélation divine ». Dans cette optique, ce parti confondrait

« les guerres justes et injustes, sans faire de différence entre elles »,

« les rejeter en bloc, c’est avoir un point de vue bourgeois-pacifiste, et non marxiste-léniniste ».

Pour le Parti soviétique, les guerres ne sont pas inévitables et le maintien de la paix concerne l’avenir des peuples. Déclencher la guerre thermonucléaire serait un crime contre l’humanité. La coexistence pacifique des états ayant des structures politiques et sociales différentes ne remet pas en cause la nécessité de mener et soutenir la lutte des classes (populaires) dans ces états. Au Parti communiste chinois qui exalte la théorie de la « guerre révolutionnaire » des états socialistes contre l’impérialisme, thèse puisée chez Trotski et les communistes de gauche, contre lesquels Lénine s’était dressé, le Parti communiste soviétique présente son analyse :

« les marxistes-léninistes, œuvrent pour installer une paix solide, non pas en la quémandant à l’impérialisme, mais en rassemblant les forces révolutionnaires, la classe ouvrière de tous les pays, les peuples en lutte pour la liberté et l’indépendance nationale, en s’appuyant sur la puissance économique et militaire des états socialistes. »

De la lutte de la classe ouvrière dans les pays capitalistes

Selon le document soviétique, le Parti communiste chinois manifesterait sa volonté de franchir les étapes qui conduisent au communisme, indépendamment de la ligne générale et des analyses alors défendues par le mouvement communiste international. Pour le Parti communiste chinois,

« l’orientation vers la coexistence pacifique [équivaudrait] à une ligne de ‘réconciliation’ des opprimés et des oppresseurs, d’extinction de la lutte des classes dans le monde capitaliste. »

Les partis communistes qui situent leurs luttes sur la ligne générale sont affectés de « crétinisme et de légalisme parlementaire » et de « social-démocratisme ».

Se posant en défenseur du marxisme-léninisme, le Parti communiste soviétique réfute ces thèses, jugeant que la théorie de la « banqueroute de l’impérialisme » est opportuniste. Il la rejette sur la base d’une analyse de la situation : les contradictions internes et entre puissances capitalistes ne permettent pas de dire que l’impérialisme est affaibli, au point d’envisager son « intégration » dans le socialisme. Par ailleurs, le Parti soviétique observe que les dirigeants du Parti chinois expriment leur mépris à l’égard de la lutte du prolétariat des pays capitalistes. Selon lui,

« seuls les doctrinaires et les pédants ne peuvent comprendre que la conclusion des partis communistes sur la variété des formes de passage au socialisme, […] mobilise les travailleurs pour une lutte active contre les monopoles, permet de multiplier les alliés du prolétariat […] dans la lutte contre l’oligarchie financière. »

Enfin il rappelle que proclamer tel ou tel objectif révolutionnaire, et en même temps, renoncer aux méthodes et aux moyens efficaces pour atteindre ces buts, c’est tomber dans l’erreur que Lénine dénonçait :

« Les brailleurs […] sont incapables d’un travail révolutionnaire retenu, pesé, qui tient compte aussi des passages les plus difficiles. »

Les partis communistes doivent concentrer toutes leurs forces sur les recherches de la « forme de transition ou d’approche de la révolution prolétarienne ».

Des questions autour du mouvement de libération nationale

à la ligne générale du mouvement communiste internationale, qui pose les termes de la contradiction principale entre impérialisme et socialisme, le Parti communiste chinois oppose la primauté de la lutte l’émancipation des peuples, dont

« la vague puissante des révolutions de libération nationale a démoli la Bastille coloniale. »

« Les peuples de plus de cinquante pays ont conquis leur indépendance politique ; ils sont devenus des artisans actifs de l’histoire mondiale. »

à ce titre, le soutien, l’aide économique et culturelle des pays socialistes est d’une importance primordiale : « Prolétaires de tous pays et peuples opprimés, unissez vous ! » disait Lénine, ici aussi appelé à la rescousse. Une mise en cause de la politique soviétique est ici sous-entendue :

« le mouvement de libération nationale a en plus de l’impérialisme et des forces réactionnaires intérieures, des adversaire aussi bien dans les rangs du mouvement communiste »,

des partis marxistes-léninistes sont suspectés de « mépriser »la lutte de libération des peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, de la « freiner », de justifier « le maintien de la domination de l’impérialisme et sa politique de colonialisme sous ses aspects anciens et nouveaux ».

Le Parti communiste soviétique reconnaît que Lénine avait prévu ces tâches nouvelles, non seulement de libération nationale mais aussi sociale, et ne nie nullement le rôle potentiellement révolutionnaire des mouvements de libération nationale.

« Dans les décisives batailles à venir de la révolution mondiale, le mouvement de la majorité de la population du globe d’abord orienté vers la libération nationale, se tournera contre le capitalisme et l’impérialisme et, peut-être, jouera un rôle beaucoup plus révolutionnaire que nous ne le pensons. »

La citation toutefois pose les étapes d’un processus historique d’émancipation, alors que le schéma présenté par le Parti communiste chinois est sommaire, il ne tient pas compte du fait que ces pays se trouvent à des stades différents de l’évolution historique. Qui alors sera à même de diriger la lutte pour la direction du prolétariat dans les pays où ni le prolétariat ni son parti n’existent ? Le mot d’ordre de Lénine mettait justement en relief le rôle dirigeant du prolétariat, appelé à être le guide de tout mouvement de libération.

La stratégie du Parti communiste chinois, selon le Parti soviétique, cause préjudice aussi bien à l’œuvre de libération nationale qu’à l’œuvre du socialisme international, en opposant l’une à l’autre, elle isole la première de la seconde, nuit à l’action et à l’entraide dans la lutte commune. La question de la libération nationale au regard de l’édification du socialisme est d’une grande importance, car le mouvement de libération nationale est une partie intégrante du processus mondial de libération, dont les succès sont conditionnés par l’existence d’un puissant système mondial du socialisme. La « tactique de division et de morcellement », proférée par les communistes chinois, réduit

« à néant le grand précepte de rapprochement et d’union des prolétaires de toutes les nations, de toutes les races, de toutes les langues. »

De l’expérience internationale de l’édification du socialisme et du communisme

Le Parti communiste chinois rejette en bloc les thèses du Parti communiste soviétique, en les examinant il invoque les lois du passage du socialisme au communisme, en étudiant le cas de l’Union Soviétique. Selon l’analyse chinoise, il y a dans la société soviétique de nouvelles classes hostiles au peuple, les pique-assiettes bourgeois, les parasites, les spéculateurs, les fainéants, les voyous etc., ce qui sous entend que l’URSS ne peut prétendre avoir franchi la première phase de la société communiste. De plus, la dictature du prolétariat est nécessaire jusqu’à la victoire totale du communisme. Or il y aurait en Union Soviétique sur cette question,

« substitution de l’enseignement bourgeois sur l’état, à l’enseignement marxiste-léniniste. »

La thèse du passage à un état d’une autre nature serait selon le parti chinois

« un grand pas en arrière dans le développement historique […]. Cela n’équivaut-il pas à servir la restauration du capitalisme. »

Taxé de « révisionnisme », le Parti soviétique renvoie le Parti chinois à ses manuels théoriques. Les éléments sus-mentionnés (parasites, voyous, spéculateurs, etc.) ne sont-ils pas présentés comme une classe à part. C’est là rejeter les critères objectifs de la division en classe, qui se définit par la place occupée dans le système de production. Sur la question de la dictature du prolétariat, le schématisme dogmatique du Parti communiste chinois est critiqué, dans la mesure où il applique mécaniquement les lois de l’évolution de la société, de la période de transition du capitalisme au socialisme, à la période de passage du socialisme au communisme. Le Parti soviétique justifie politiquement sa position. En URSS il n’y a plus de classes antagoniques, en conséquence la transformation de l’état de la dictature du prolétariat en état du peuple tout entier, vient en conclusion de l’analyse des changements de classes réels qui se sont produits dans le pays.

« Le Parti communiste de la classe ouvrière est devenu l’avant-garde du peuple soviétique, le Parti du peuple tout entier. Il a étendu son influence directrice à tous les domaines de la vie sociale. »

Ce point de vue est opposé à celui des trotskystes sur la prétendue « dégénérescence » du Parti et de l’état.

De la politique de scission

Considérant que le déclin des échanges économiques de la Chine avec les pays socialistes et la raréfaction des contacts politiques, vont de pair avec l’évolution de leurs prises de positions, de plus en plus opposées à celles des soviétiques, Moscou craint que l’unité politique du mouvement communiste international ne soit profondément et durablement menacée, y compris en matière économique, et que les possibilités d’établir un consensus politique soient devenues inconcevables.

Le Parti communiste chinois rappellerait pour sa part que la Chine compte « s’appuyer sur ses propres forces », alors que le Parti soviétique considère que si chaque pays doit s’efforcer d’exploiter au maximum ses ressources intérieures, ces possibilités sont utilisées au maximum lorsque le pays bénéficie des avantages du socialisme en tant que système mondial. L’entraide et la coopération des pays socialistes accélèrent le rythme de leur essor économique. L’enjeu est de définir le rôle de chacun dans le futur système socialiste mondial de l’économie, qui s’appuie sur une division du travail entre les pays et les régions du globe.

« Or les camarades chinois nient la nécessité du développement de la division socialiste internationale du travail, sur la base d’une application conséquente du principe internationaliste socialiste. »

Ils renoncent délibérément

« aux avantages que présente la coopération de tous les pays socialistes, bien développée et bien organisée. »

On ne peut plus

« méconnaître les tâches de la compétition économique avec les pays capitalistes : nous ne pourrons gagner la compétition plus vite qu’en organisant une vaste et profonde coopération dans la production. »

Il est nécessaire, selon le document soviétique, de développer rapidement de nouvelles technologies dans tous les secteurs productifs, industriels, énergétiques ou des communications et, de rationaliser la production pour développer le marché intérieur, ainsi que les potentialités du marché extérieur, au sein du système socialiste mondial, espace économique fermé aux capitalistes et soustrait à leur appétence. Ce qui a pour effet de limiter leurs propres possibilités de développement, voire d’affaiblir les potentialités de l’économie de marché des impérialistes. Face à cette prise de position, les communistes chinois sortent du bois. Le Comité central maintient sa position, établie sur d’autres bases d’appréciation : et présente cette division internationale du travail comme « la volonté d’un pays imposée à d’autres, lésant l’indépendance et la souveraineté ».

Tirant les enseignements des profondes divergences de points de vue entre les deux orientations, pour l’unité du communisme au plan international, le Parti soviétique se préoccupe des menaces de division du système socialiste.

« Que les camarades le veuillent ou non, leur politique finit par miner l’unité des pays du système socialiste, cela apparaît avec une évidence toute particulière dans ce que l’on appelle les questions albanaise et yougoslave. Les dirigeants chinois font mousser les divergences, les placent au premier plan idéologique, déforment le véritable état de choses »,

pour ensuite attaquer le Parti communiste soviétique et la ligne du Mouvement communiste international. Dans l’élaboration de la ligne générale, les débats sont naturels, les discussions aussi, le marxisme-léninisme, enseignement révolutionnaire et critique de par son esprit, ne les refuse pas, au contraire.

« Mais la polémique à l’intérieur du mouvement communiste doit être conduite sur la base d’une plate-forme idéologique unique, car ce sont des compagnons d’idées qui la conduisent, qui cherchent à voir clair objectivement dans les problèmes complexes que pose la vie, à trouver ensemble une solution juste de ces problèmes pour, ensuite, appliquer avec persévérance la ligne arrêtée. »

Les méthodes du Comité Central du Parti communiste chinois sont estimées contraires aux principes marxistes-léninistes de rapports entre partis frères. »

« On voit à présent combien est important l’écart des dirigeants chinois de la ligne concertée du mouvement communiste international et quel grand mal peut causer l’activité de la direction du Parti communiste chinois qui, en visant ses objectifs particuliers, attaque la ligne du mouvement communiste à partir des positions opportunistes de gauche. C’est pourquoi les opinions dogmatiques, sectaires de gauche des dirigeants chinois, leur activité scissionniste dans le mouvement communiste mondial provoquent une riposte légitime et vigoureuse de la majorité des marxistes-léninistes. »

1. Communiste n° 11, juillet 1963. Texte transmis par l’Agence de presse soviétique Novosti, paru dans la revue française études soviétiques, septembre 1963.

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