II. Éléments de la problématique physiocratique

Afin d’éviter autant que faire se peut les malentendus, de la littérature sur la Physiocratie on peut inférer une question, pour l’évacuer. Les idées des Physiocrates sont-elles l’ultima verba du monde ancien, comme le pensent certains auteurs, ou la parole nouvelle du monde nouveau, capitaliste, comme le dit Marx ?

Ce même Marx esquisse la réponse à cette question. Les idées des Physiocrates, nous dit-il, « correspondent à la société bourgeoise de l’époque où elle brise la coquille du féodalisme ». En écho à l’idée de Marx selon laquelle le système physiocratique est une « première conception systématique de la production capitaliste » (le Capital), qui se fait par « l’exaltation de la propriété foncière », un auteur comme Volguine précise : « c’est un point de vue bourgeois, mais qui n’est pas encore capable de trouver sa propre forme », la société bourgeoise y prend donc une forme féodale.

Cette question posée peut, en tant que telle, être laissée de côté, car il n’est pas question ici de connaître la place exacte, la valeur empi­rique du “système physiocratique” dans l’histoire, mais de savoir quel schéma ou modèle de rapport entre économie et politique il peut nous donner. Et, à cet égard, qui n’est pas seulement celui des idées “économiques”, on verra que le couple économie politique procède principalement du monde ancien, que c’est même ce qui lui confère une valeur exemplaire, et que son rapport au monde nouveau, au monde capitaliste, tient surtout en ce qu’il constitue un modèle ancien utilisable dans le monde nouveau, dans le refus du monde nouveau à aller jusqu’au bout de lui-même.

Si l’on interroge quelques grands penseurs physiocrates, Quesnay, Baudeau, Mercier la Rivière, on peut former une structure de classes tripolaire :

— La classe des hommes occupés à l’art social. Ils ont en charge l’autorité, l’administration, l’instruction, la “protection”. L’art social est vu comme étant au principe et en cause de toutes les autres questions, manifestations de formes de la société.

— La classe des hommes occupés aux travaux de l’art productif. Ce sont les hommes en charge de la « fécondité de la nature » et des « productions » qui y sont liées.

— La classe composée d’hommes occupés aux travaux de l’art stérile. Tout en étant reconnu comme producteur de biens utiles, cet art est considéré comme infécond ou improductif.

Ces trois grandes classes ne sont pas des blocs indifférenciés, elles se décomposent en huit catégorie sociales.

— La classe des hommes occupés à l’art social comprend deux grandes catégories : – Le souverain et ses mandataires. Celui-ci à son tour se subdivise en trois groupes selon trois fonctions de l’autorité publique. – Les propriétaires. C’est la catégorie des hommes qui font « les avances foncières », ce sont les propriétaires de terres. Par cette propriété, cette catégorie est liée à « la nature », naturellement en quelque sorte, et elle est réputée « influencer les travaux » des autres catégories sociales.

— La classe occupée à l’art productif renferme également deux grandes catégories : – Les fermiers, ou les chefs d’exploitation productive. – Les ouvriers, les manœuvres de la culture.

— La classe occupée à l’art stérile regroupe quatre catégories : – Les manufacturiers et les ouvriers façonniers. – Les voituriers. – Les marchands, négociants, etc. – Les personnels, les simples salariés.

Ces éléments sont tout à la fois, pour nous, précis et flous. Ils sont précis en ce sens que la division en classes est articulée sur la propriété. Ils sont précis en ce sens que cette articulation se fait sur un principe posé comme principe de configuration de toute la société. Mais ils sont posés comme des donnés indépendants de l’œuvre humaine, le principe organisa­teur, la propriété de la terre, est une qualité naturelle. Ces éléments sont imprécis, pour nous, car ils amalgament des éléments contradictoires, le manufacturier et  son salarié par exemple. Cette “imprécision” traduit sans doute le fait que les penseurs Physiocrates, contrairement à un Necker, ne se préoccupent pas tant de ce qui se développe que de ce qui est encore formellement dominant, et est leur société même.

Cela se traduit dans le fait que la structure en trois grandes classes et en huit catégories, peut être ramenée – selon un procédé que l’on retrouvera – à une dualité, pour exprimer la contradiction principale de la société.

Il faut d’abord observer – que les classes sont posées autour de la propriété, mais autour d’une propriété donnée, celle de la terre (et de sa reproduction, ce pourquoi le fermier de la deuxième classe est associé au propriétaire foncier de la première classe) ; – que cette propriété n’est pas tant vue comme un résultat des rapports entre les hommes que comme un donné naturel, ou comme une réalité s’engendrant elle-même ; – que l’ensemble de la société est “classé” de façon fonctionnelle ou technique, notamment les classes deuxième et troisième ; cela évidemment donne à réfléchir sur le couple “naturel–technique” (ou “fonctionnel”) dans les conceptions du monde social.

La dualité qui exprime pour les Physiocrates la contradiction principale de la société met le souverain et ceux qui gravitent autour de lui, les propriétaires, les fermiers, face à tous les autres, à toutes les autres catégories sociales, et en particulier face à la troisième classe occupée aux arts stériles.

On peut noter que cette dualité suppose une double dépendance dans la hiérarchie. Elle peut être posée dans le syllogisme d’une inégalité “foncière”, sans jeu de mot : la première classe subordonne la deuxième, la deuxième classe subordonne la troisième, donc la première classe subordonne la troisième, en d’autres termes, les travaux de la deuxième classe sont suspendus aux avances de la première, la troisième classe attend ses matières premières de la deuxième classe.

Mais cette inégalité s’accompagne d’une “égalité” tout aussi “foncière”. « Tous les nobles sont égaux entre eux et la richesse fait la seule différence » écrit l’abbé Baudeau. C’est un effacement de la distinction de rang, d’ordre, mais il se fait comme substitution d’une classe (les proprié­taires) à la relation d’ordre, c’est un genre “d’ordination” de la classe, ou de classification de l’ordre. S’il s’agit bien, selon la formule du vieux Mirabeau, de refouler l’ordre pour « ne montrer que l’homme et sa propriété », c’est une reconnaissance de la prévalence de la classe encore empreinte de la conception des relations d’ordres, encore dans le monde ancien.

La sphère politique reproduit, réplique simplement l’ordre économique.

Seront membres à part entière de la société politique, de la nation, de l’État les “citoyens” de la première classe, celle des propriétaires. Seuls ils auront “naturellement” des droits “politiques”. Mercier écrit :

« Il n’est point de droit là où il n’est point de propriété. »

Ceux-là exclusivement auront ce que l’on peut qualifier “pouvoir politique”.

On voit qu’il y a un rapport de duplication immédiat, sans médiations, sans instances médianes, entre économie et politique.

Cela est manifeste chez Mercier (L’ordre naturel…). Pour lui la visibilité immédiate des superstructures, de la politique notamment, dans les infrastructures économiques est une vérité, et elle est rendue possible dès lors que l’on réduit « à deux classes seulement la société générale des hommes », que « vous en formez une de tous les premiers propriétaires de production [propriétaire fonciers] et l’autre de tous les agents de l’industrie ».

Certes, la société politique est sous-tendue par quelque chose de “commun”. Mais c’est d’abord un commun donné immédiatement, ce n’est que le commun de la première classe, des propriétaires qui est donné immédiatement (par quoi ils sont les « “premiers” propriétaires de production »).

Tous ce qui touche à la politique, la souveraineté, le souverain, la puissance publique, l’État, sont des émanations, des figures de ce com­mun, de sa prééminence. Considérant l’État, on peut dire qu’il est ici l’État de la classe des propriétaires, en adhérence totale avec les propriétaires. En retour, son existence est analogue à sa non constitution, sa non institution, il ne constitue et n’institue pas, il est simple appareil, la simple forme État de la classe des propriétaires, cette classe dans sa pratique sociale singulière. L’État, et avec lui la politique, sont l’appareillage, en quelque sorte, la figure pratique immédiate de l’ordre naturel. Celui-ci, comme tout fait de nature en tant que tel, est “violent”, c’est selon Mercier, une force naturelle irrésistible, comparable aux vérités géométriques d’Euclide. La nature des faits naturels donne sa légitimité à la force comme principe de la politique.

Telles sont les déterminations de la politique et des institutions politiques.

Naturalité de la raison                         Classements “naturels”,

économique de la société             “techniques”, “fonctionnels”.

>< œuvre humaine.

Immédiateté et spontanéité

de l’ordre social et politique.

Naturalité et fonctionnalisme

de la politique.

Politique = simple assurance

de stabilité et permanence

de l’ordre existant.

Institution sociale

et politique  = force.            “Technique, professionnelle, scientiste”.

Au regard de la vie pratique, la politique et les institutions politiques se “manifestent”, apparaissent sous deux figures. La première a été qualifiée d’ultra-libérale. C’est le laisser-faire, laisser passer. Il s’agit de laisser faire le jeu de la nature qui est celui des intérêts des propriétaires fonciers. C’est l’observance de l’ordre naturel que Mercier dénomme aussi « ordre essentiel » des sociétés. De même que cet ordre essentiel légitime le caractère de “force” des institutions politiques, substantiellement pour ainsi dire, de même il légitime que la force s’exerce “positivement” pour garantir le laisser faire, s’oppose à ce qui s’oppose au laisser faire des intérêts des propriétaires, intervienne donc. En ce sens, si l’on suit Quesnay (Maximes du gouvernement…), il s’agit de protéger le marché intérieur agraire, de développer les moyens de communication, et, en contrepoint “non-interventionniste”, l’État ne doit pas interdire les exportations de produits de la terre, et ne doit pas subventionner les dépenses “stériles”, les manufactures. Ce laisser-faire dirigiste, tout entier déterminé par les intérêts des propriétaires fonciers, ne fait pas problème tant qu’il est fait abstraction des intérêts existants dans le monde social réel. Dès lors qu’il en est tenu compte, il ne s’agit plus seulement de voir la politique, les institutions politiques, dans la figure du “libéralisme agrarien”, du “laisser passer protégé”, il faut faire apparaître la seconde figure sous laquelle se manifestent la politique, les institutions politiques, et c’est simplement la figure de la force, de la contention. En préfigurant l’élévation de la défense de la propriété foncière en défense de toute propriété, Dupont de Nemours écrit :

« Il faut de toute nécessité faire une institution qui assure l’observance des lois de l’ordre social et qui rende ces attentats sur la propriété d’autrui aussi difficiles que dans le simple état d’association primitive […] Il faut établir une autorité publique tutélaire et souveraine qui soit présente partout et en même temps, afin de garantir et de défendre toutes les propriétés, afin de repousser toutes les usurpations. »

La politique et les institutions politique ont une forme. Elle est déterminée par les caractères mêmes prêtés à la politique.

La forme de la politique doit correspondre à l’immédiateté, à l’adhérence, qui caractérisent la politique comme expression directe de l’économie. La politique peut être synthèse, mais non abstraction, synthèse des intérêts de la seule classe des propriétaires par exemple. Elle doit avoir la figure de l’Un de l’Unique. Elle exclut donc tout ce qui ne ressortit pas à une Monarchie. Elle exclut toute délibération sociale et toute représentation. Il faut une monarchie en adhérence aux données économiques dominantes, une « monarchie économique » selon l’expression de Baudeau, qui ait pour objet, pour contenu effectif, sans distance,  les intérêts de la classe des propriétaires. Il faut qu’il y ait identité immédiate entre l’intérêt de la société, de la nation, c’est-à-dire des propriétaires, et l’intérêt du souverain, en d’autres termes les intérêts des propriétaires sont directement le souverain.

Ainsi, il ne s’agit pas d’une monarchie élective ou constitutionnelle. Et, parce que la propriété, fait “naturel”, se présente comme héréditaire, il s’agit d’une monarchie héréditaire, qui a l’insigne avantage d’assurer “sans troubles” la permanence. En sa qualité de reproduction immédiate de la souveraineté de la propriété foncière, elle trouve sa légitimité dans la qualité même de cette propriété, bien-fonds rendant dans la durée, dont la puissance utile, fertilité par exemple, se manifeste dans le très long terme.

Une telle monarchie est loin d’être la forme abstraite du “public” réel. Le monarque n’est que le premier d’entre les propriétaires, il les représente certes en totalité, et seulement eux, mais sous leur forme immédiate, parce qu’il est réputé co-propriétaire du revenu foncier.

On a là une figure du despotisme. Les Physiocrates la revendiquent et la justifient, ils lui confèrent une valeur légitime et légale, en tant que manifestation de la “nature”, de “l’essence” des choses. Elle a, selon eux, « l’évidence » des lois naturelles. C’est, écrit Mercier « le despotisme légal de l’évidence d’un ordre naturel », ou ce « n’est autre chose que la force naturelle et irrésistible de l’évidence », à l’image des lois physiques. Ainsi, l’autorité des propriétaires est souveraine, selon Mercier, non « pas parce qu’elle est supérieure », mais parce qu’elle est unique et « qu’il ne peut s’en former d’autre ».

Si l’on médite un peu plus sur les raisons de cette figure despotique, on constate que ce despotisme n’est pas dû à l’existence d’un monarque, ou d’une autorité absolue, mais au fait que ce monarque, ou cette autorité, ne sont que la forme “unitaire” de l’Un, pour ainsi dire, des propriétaires fonciers, de leurs intérêts particuliers érigés immédiatement, et en tant que tels, en “universel”.

Certains observateurs peuvent être tentés de tempérer le despotisme en question en arguant, par exemple, que les Physiocrates préconisent une instruction publique. Cela est vrai, mais cette instruction publique n’est nullement projetée comme moyen d’élévation des capacités de juge­ment, de délibération, de conscience, de toute la société réelle. Ladite instruction ne touche à toute la société que comme publicité, au sens strict, de l’ordre naturel de la propriété, de telle sorte qu’il soit reconnu, il faudrait dire admis, par tous comme évident. Mercier écrit : « La publicité que doit avoir la connaissance évidente de l’ordre nous conduit à la nécessité de l’instruction publique. » Il s’agit donc de faire admettre la vérité naturelle de l’ordre propriétaire, contre “l’opinion” qui est le contraire de l’évidence. Autant dire qu’il s’agit d’imposer l’acceptation de l’ordre établi contre le jugement et la délibération.

Pour l’essentiel, les Physiocrates sont dans l’incapacité de reconnaître, de poser, et partant de penser la sphère de la politique au regard de l’économie, comme sphère spéciale. Ils pensent le monde social comme si les propriétaires étaient seuls en lui et à le penser, c’est presque de l’égotisme. On voit aussi qu’ils ne pensent pas réellement les classes, et d’ailleurs cela ne leur servirait à rien. Notons au passage que penser en adhérence l’économie et la politique interdit de penser les classes, ou, en sens inverse, qu’on évacue les classes pour poser l’adhérence de l’économie et de la politique. Et les Physiocrates excellent dans ce type de représentation du monde, qu’il soit “féodal” ou “capitaliste” cela n’a pas ici grande importance.

Au regard de notre préoccupation centrale, la pensée physiocratique ne fait évidemment pas figure de pensée progressiste et encore moins révolutionnaire. Au fond, c’est en prenant appui sur la problématique de Rousseau d’une part, sur ce que l’on peut inférer comme problématique de l’esprit du marxisme d’autre part, qu’on a interrogé la Physiocratie, pour ce qui à trait à notre sujet. Et il est quand même intéressant de noter que Quesnay, Mercier et Rousseau sont contemporains, mais qu’un monde sépare, pour ne pas dire oppose, les deux premiers et le troisième. C’est l’abîme qui sépare le monde bourgeois, au mieux, se pensant comme fin de toute évolution, et pour cela se prévaut des vestiges du monde passé, et le monde bourgeois qui, avec Rousseau, se pense déjà dans son propre dépassement.

Sans aller jusqu’à confronter la pensée politique physiocratique à un Rousseau, le combat est trop inégal, on peut souligner l’opposition entre cette pensée et celle d’un Necker, elle est radicale, et aussi l’opposition plus relative avec les idées d’un Turgot, qui ne peut être que “rattaché” à la pensée physiocratique, et qui classe la société non en raison des places, des états, mais en fonction des rapports sociaux de production concrets.

Pour terminer on peut reprendre des interrogations déjà formulées. Ne peut-on voir ce schéma à l’œuvre de façon récurrente ? N’est-il pas à l’œuvre actuellement ?

Maints discours ne posent-ils pas la politique comme simple sécrétion de l’économie, la vérité naturelle de l’ordre économique, l’adhérence du po­litique et du social à l’économie, leur immédiateté, une identité du bien public et d’intérêts particuliers de classe en tant que tels, maints discours ne substituent-ils pas à la structure sociale en classes un ordre fonctionnel et technicien, ne prônent-ils pas la souveraineté de l’ordre économique, immédiat qui plus est, souveraineté dont les techniciens, on dit aujourd’hui les experts ou les professionnels, sont dépositaires exclusifs, et ne soutient-on pas l’idée que la vérité “évidente” de l’ordre économique capitaliste n’a qu’à être “publiée”, on dit aujourd’hui “communiquée” (les experts sont aussi “pédagogues”), pour que tout se passe bien, c’est-à-dire se poursuive à l’identique, et enfin  les idéologues, les tenants de ce schéma ne se posent-ils pas aujourd’hui comme au dix-huitième siècle en rationalistes en esprits “scientifiques”.

Références :
Baudeau, Introduction à la philosophie économique, 1771.
Dupont de Nemours, Origines et progrès d’une science nouvelle, 1768.
Quesnay Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole, 1774. Droit naturel, 1765.
Marx, le Capital.
Mercier la Rivière, L’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767.
Volguine, Le développement de la pensée sociale en France au XVIIIe siècle, 1973.

Voir également, notamment :
Marie Claire Laval-Reviglio, « Les conceptions politiques des physiocrates », RFSP, 1987.
Weulersse, Le mouvement physiocratique en France, 1910.

 

Creative Commons License
Contenu sous licence Creative Commons 4.0 International. Reproduction et diffusion non commerciales autorisées à condition de citer la source.

This site is protected by wp-copyrightpro.com