VI. Le libéralisme. Jean-Baptiste Say et ses émules

Jean-Baptiste Say est considéré comme le fondateur de la science économique du XIXe siècle en France. Né à Lyon, il a commencé sa carrière comme commis de banque. Il se rend par la suite en Angleterre tout à son admiration pour l’extension de la révolution industrielle. Il deviendra par la suite filateur de coton (son frère est fabricant de sucre). En 1803, il publie un Traité d’économie politique, qui se réclame de la haute science et deviendra la Bible des libéraux. Opposé à la politique de Napoléon (qui ne favorise pas le libre-échange, notamment à l’égard de l’Angleterre), il trouve à se faire une place sous la Restauration. Il est nommé en 1819 Professeur au Conservatoire des Arts et Métiers et multiplie les publications. Marx le dénomme « le comique petit Prince de la science ».

Son Traité d’Economie Politique est censé introduire en France les théories d’Adam Smith. Say se déclare dans ce Traité en rupture totale avec la conception de l’économie politique, au sens ancien du terme (recherche d’un bien matériel commun dans le cadre d’une nation). Il critique en ce sens les “mercantilistes” et se montre plus nuancé avec les Physiocrates, dont il critique surtout la notion de « produit net » (qui serait issu seulement de la production agricole). Mais il apprécie leur conception de l’économie comme étant réglée par des lois naturelles immuables : « vérités constantes et éternelles » découlant de la « nature des choses ». Les gouvernements n’ont pas, selon lui, à se mêler de l’économie. « Les richesses, dit-il, sont essentiellement indépendantes de l’organisation politique ».

Il limite ainsi le champ de la politique au rapport peuple / gouvernement, et à la protection de l’économie libérale. Il admet cependant que le développement de la richesse puisse nécessiter un gouvernement stable, favorisant le libre développement des échanges, le principe de la concurrence et de la liberté du travail. Ce trait sera développé par des continuateurs de Say.

Ainsi Garnier voit dans la science économique une « science naturelle et morale à laquelle tous doivent être  soumis ». Le véritable lien social est selon lui constitué « par la concurrence », « véritable principe de souveraineté dans la société ». Un autre tenant de ce courant ultra-libéral, Bastiat, établit, jusqu’à l’absurde, le fantasme d’une conformité entre le libre déploiement des intérêts particuliers et la réalisation du bien de tous. Il réduit la logique de la production capitaliste à celle d’un négociant réalisant des profits, pour le plus grand bien des consommateurs, en achetant moins cher à l’étranger des produits qui coûtent plus cher dans le pays (1).

Le  Traité de Jean-Baptiste Say se divise en trois parties : Production – Distribution – Consommation. Mais son schéma de la circulation des richesses est beaucoup plus sommaire que celui de Quesnay, et sur les concepts de valeur, de monnaie, de production, il est en régression par rapport aux théories classiques.

Rompant avec les analyses d’Adam Smith, il pose que la valeur d’une marchandise n’est nullement liée à la quantité de travail qui y est incorporée. Il ne se préoccupe donc pas du caractère double des produits lorsqu’ils prennent la forme de marchandises (valeur d’échange, valeur utile). C’est pourquoi, il préfère user du terme de « produit », plutôt que de marchandise, notion valable dans tous les modes de production, et non spécifiquement dans le mode marchand.

Pour lui, l’utilité est le seul fondement de la valeur, Sans “substance”, la valeur ou prix mesurerait seulement l’utilité que lui reconnaissent les consommateurs. La demande (ou le désir) serait la cause des prix qu’on est prêt à mettre pou se procurer telle ou telle chose. Ceci se poserait en fonction de leur rareté relative sur le marché. S’il y a plus de demande que d’offre pour un produit, son prix serait alors apprécié à un niveau supérieur. Ainsi, pour Say, la valeur des produits ne se définit que dans et par le “commerce”, dans une gigantesque confrontation entre les désirs d’utilités des consommateurs et les offres disponibles.

Puisque l’utilité (subjectivement perçue) est ce qui détermine la valeur, J.B. Say ne cherche pas à rapporter le mobile de la production capitaliste à la recherche de profit (dépendant de la valeur créée par le travail). La production capitaliste paraît gouvernée par un but plus noble : la satisfaction des besoins du consommateur. De plus, comme cette production ne semble avoir pour but que l’utilité, Say considère que la production n’est pas seule productive de valeurs (d’utilités), mais aussi le commerce, et toute autre activité jugée utile  : la finance, les services divers. Il va de soi qu’en supprimant la question de la substance de la valeur, le travail, J.B. Say ne peut poser la contradiction qui se développe entre le capital et le travail, et entre classes sociales. Selon lui, il n’y a que profit réciproque dans l’échange général d’utilités.

Dans ce schéma, la monnaie, ou argent, n’a aucun statut théorique, elle ne sert qu’à faciliter les échanges. Sa valeur n’est pas déterminée par une quantité de travail nécessaire à sa production, mais, ici encore, dépend de sa seule utilité. En conséquence, la valeur de l’argent décline ou s’accroît, en fonction de son utilité, c’est-à-dire de l’importance des produits en circulation.

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Le cycle général production-distribution-consommation est réduit à la portion congrue. Des schémas partiels établissent des rapports entre production et consommation, pour l’entreprise, pour l’entrepreneur, pour le salarié, mais ils se réduisent à un schéma d’ensemble :

Produits ==> <== Produits. « C’est avec des produits que nous achetons ce que d’autres ont produit ». L’ajustement, ou « balance des consommations avec la production », se fait “naturellement”.

Aucun problème pour Jean-Baptiste Say. Tout ce qui est produit trouve nécessairement des consommateurs solvables. Ce qui est produit est acheté et ce qui est acheté est produit. Certes il faut tenir compte des coûts de production, mais si le coût de production est supérieur au prix du produit par rapport à la demande, Say considère que ce n’est plus un produit et que le fabricant renonce à le produire.

De ce schéma simpliste, qui ne tient pas compte des contradictions réelles, Say va tirer ce qu’il considère comme son apport théorique notable, ce qu’il nomme la Loi des débouchés, ou Loi des marchés (Say’s Law of Markets) qui se formule ainsi : « l’offre crée sa propre demande ». Par conséquent les crises de surproduction sont impossibles. On suppose au départ ce que l’on désire trouver dans la conclusion de la démonstration.

La loi des débouchés, on le voit, se réduit à la formule du troc — produit contre produit — c’est-à-dire à la réalisation réciproque immédiate d’un produit contre un autre. La possibilité d’une désadaptation entre production et consommation, que la valeur d’une marchandise ne puisse trouver à se réaliser (être achetée) est évacuée. De plus, en neutralisant le rôle de la monnaie, on élimine aussi la question de la demande solvable, des revenus disponibles des différentes classes dans le capitalisme, permettant ou non qu’il y ait des acquéreurs pour les différentes marchandises produites.

Dans la théorie de Say, c’est le besoin (la demande) qui fournit les capitaux qui vont à la production, qui à son tour s’échange contre la demande, et ainsi de suite. Du point de vue de la science des « lois naturelles de l’économie », il peut y avoir des déséquilibres partiels et temporaires, simples crises d’adaptation à la demande pour une branche particulière, mais cela est compensé par la demande dans une autre. Say raisonne comme si la libre circulation des hommes et des capitaux se portaient sans délai, ni adaptation vers l’industrie la plus rentable. La concurrence permet toujours de réajuster l’équation : Produit s’échange contre produit. Et à ceux qui s’interrogeaient sur le fait qu’il arrive que les produits ne puissent trouver à se vendre, Say répliquait : qu’un bien invendu ne mérite pas le nom de produit.

Puisque les crises de surproduction ne peuvent dans le schéma idéal de Say avoir des causes dans la base économique, il les attribue à des causes politiques : le mouvement ouvrier, les erreurs du gouvernement ou des fabricants, les mauvais calculs, les guerres, etc.

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Sur cette question des crises, un continuateur de Jean-Baptiste Say, encore plus indigent, Joseph Garnier, avance pour sa part que les crises sont dues à l’insuffisance d’esprit libéral, quand le jeu de la concurrence est faussé par de mauvais règlements administratifs. Plus cynique, Courcelle-Seneuil, voit dans les crises, non sans raison, une forme inéluctable de redistribution des capitaux (« l’élimination des canards boiteux », pour reprendre une formule d’un premier ministre : Raymond Barre). Dunoyer, tout aussi cynique, mais meilleur théoricien, élabore pour sa part une théorie du cycle économique, et estime que dans la logique d’enchaînement des investissements, il y a nécessairement un déséquilibre entre production et demande, ce qui aboutit à des crises de surproduction, elles aussi inévitables, jusqu’au rétablissement de l’équilibre. Au contraire de Say, Dunoyer prend en compte le double caractère du travail et la question du travail comme créateur d’une « valeur ajoutée », ou plus-value.

Quelques mots encore sur Dunoyer, partisan d’un libéralisme plus ou moins absolu, qui estime comme les autres libéraux que les lois de l’économie sont des lois naturelles auxquelles on ne doit pas faire obstacle. Toutefois, il n’identifie pas le libre jeu des intérêts particuliers avec un ordre providentiel engendrant une harmonie spontanée pour le bien de la société. La science économique n’est pas posée par lui comme universelle, mais comme simple science de « l’ensemble du domaine marchand », auquel il peut intégrer les services s’ils prennent la forme de marchandises.

Dans la conception de Dunoyer, un point intéressant est à signaler par rapport au marxisme. Dunoyer établit un rapport entre les différents « modes de produire » et l’organisation de la société, y compris son organisation politique, ou, pour le dire comme les marxistes, entre infrastructure et superstructure. Il indique en 1817 : « D’une manière générale […] les moyens que les peuples sont capables d’employer pour se procurer les choses nécessaires à leur existence, déterminent la forme de l’organisation sociale ». Il en déduit qu’en fonction des « modes de produire », on passe d’un mode d’organisation sociale à un autre, chaque type de société étant supérieur au précédent. Pour lui, la politique et l’État ne sont ainsi que des superstructures, ou de simples appendices de la base économique, modelés par elle, et qui ne peuvent infléchir son mouvement. Il en découle que dans la société industrielle marchande, l’État est appelé à dépérir, c’est-à-dire à abaisser sa tutelle sur l’économie, pour être en accord avec la base, le libre jeu des initiatives privées. Les socialistes sont critiqués parce qu’ils s’opposent à cette tendance et veulent à renforcer le pouvoir politique et l’État pour juguler le libre jeu des forces de l’économie.

 

NOTE

 (1) La démonstration repose sur la mise en évidence du bénéfice que le consommateur retire du commerce par l’import-export, sans même qu’on ait à se préoccuper de la production. Ainsi, si l’on exporte des produits d’une valeur de 10, sur lesquels, dans un pays étranger, on fait un bénéfice de 5, avec cette valeur de 15, on achète un produit que l’on importe en France, où on le revend 20. Il y a ainsi profit de 10 pour le consommateur, le négociant et la nation.

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